« Réincarnation »
1915. Détroit des Dardanelles. Le cuirassé venait d'être touché et commençait à sombrer. Affolé, je plongeai avec l'espoir d'atteindre l'un des canots de sauvetage déjà détachés. Je n'avais jamais appris à nager. Je parvins toutefois à me déplacer jusqu'au plus proche et à m'y accrocher. Rassuré mais affaibli, j'attendis l'aide de mes camarades afin de grimper à bord. Or, je ne reçus que deux coups de hache insoupçonnés qui me séparèrent mains et poignets. Mon cœur ne souffrit pas moins que mes moignons ensanglantés. À la guerre comme à la guerre. Les canots étaient surchargés. Une personne supplémentaire aurait suffit à mettre en péril la survie de l'ensemble des passagers. En proie à la panique, je me débattais. Et mes mouvements désespérés ne faisaient qu'accentuer la douleur.
Je souffrais, j'étouffais, submergé par les flots impérieux ; les cris que je poussais malgré moi m'emplissaient davantage de ce liquide salé à outrance. Les stridulations de mes maudits compagnons, eux aussi amputés et condamnés s'amenuisaient ; je ne parvenais ni à respirer, ni à lutter ; je m'engloutis.
Ce ne fut qu'après une décennie que je réapparus, répondant au prénom d'Ana. L'eau me terrorisait, je me sentais en danger dans cet élément. Je ne supportais pas les bains, craignais de fermer les yeux sous la douche et les vagues m'effrayaient outre mesure. J'ignorais la cause de ma phobie avant cette journée à la piscine. Par amusement sadique, comme le font la plupart des enfants, on m'enfonçait la tête sous l'eau et on m'y maintenait. Promptement, ce jeu éveilla une réminiscence en mon for intérieur. Je sortis en pleurs. Flash-back. Tout revenait : les soldats, le navire, le bombardement, le saut, le sang, le choc et l'agonie. Ce fut terrible, je me trouvai bouleversée. Néanmoins, ses souvenirs finirent par me rasséréner : ils révélaient que j'avais eu une autre chance. Il aurait été facile d'interpréter cela comme un rêve ou une fabulation mais la puissance et la précision de ma vision ne me permirent guère de douter. Il s'agissait d'une évidence irréfutable.
Puis, comme si cet événement avait déclenché une avalanche, je me rappelai le reste. La libération, l'absence de souffrance, la disparition de la peine, la déambulation, la légèreté, cette délicieuse sensation divine. Je ne saurais vous dire où, ni comment, ni combien de temps. J'avais perdu toute notion.
Ensuite, il fallut affronter ce traumatisme archaïque, vraisemblablement gravé dans mon âme : la hantise de l'eau. Cela m'a coûté mais j'y suis parvenu.
Et figurez-vous que je suis devenue championne de natation.
Aujourd'hui, j'ai quatre-vingt-huit ans et attends la mort, je dirais presque, avec impatience. Non pas que mon quotidien soit pesant, au contraire, inutile de vous préciser à quel point mon existence se transforma à partir de cette prise de conscience, mais parce que cette délectation intense et pérenne post mortem ne m'est pas inconnue. Reviendrai-je sous une nouvelle forme ? Quoi qu'il en soit, je sais que mon âme survivra, l'énergie n'expire pas. Bien que le passage de vie à trépas soit l'instant le plus douloureux, il ne représente qu'un infime détail.
Ne redoutez donc point le grand voyage.
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