1- Elise Poullain. Vous êtes principalement enseignant chercheur, pourquoi et
comment êtes-vous devenu traducteur ?
Jean-Marc Pelorson. En
toute honnêteté je dois avouer que, dans une première phase de ma
vie professionnelle, j’ai traduit pour arrondir les fins de mois
(salaire unique, deux enfants), et comme j’avais eu une première
formation d’angliciste avant de bifurquer vers l’espagnol j’ai
traduit chez Laffont une biographie en américain de Hemingway par
son frère, et co-traduit chez le même éditeur un ouvrage intitulé
Anatomy of Great Britain. Beaucoup plus tard, moins pressé par la
nécessité, je me suis mis, en tant qu’hispaniste, à la
traduction proprement littéraire (deux livres de Droguett, puis les
poésies du Cubain Eliseo Diego, puis Cervantès). Tout le monde sait
que ce n’est pas rentable, je ne sais pas, mieux vaut ne pas
savoir, combien d’ heures, de jours, de nuits parfois, j’ai pu
engouffrer, mais comme je ne suis pas maso ni sacrificiel, impossible
de nier que j’y ai pris plaisir.
2- E.P. Comment voyez-vous le métier de traducteur aujourd’hui ?
J.-M. P. J’ai
le plus grand respect pour ceux qui font de la traduction leur
métier, tout en me sentant un peu coupable à leur égard, car un
prof de fac traduisant aux heures creuses peut leur apparaître comme
le fossoyeur de la profession. L’ATLF dont je vous ai parlé
regroupe les deux catégories, invite les profs à aider les autres
dans leurs luttes pour de meilleurs tarifs. Ce que je m’efforce de
faire, mais sans grande efficacité. Il m’est ainsi arrivé, quand
je travaillais à co-traduire Cervantès pour la Pléiade, de
demander assez timidement à celui (de cuyo nombre no quiero
acordarme) que cette maison d’édition avait chargé de suivre les
travaux de l’équipe Canavaggio-Moner-Allaigre et Pelorson, si nous
ne pouvions être un peu mieux payés. Je regrette de ne pas avoir
gardé la réponse de ce monsieur, très lyrique pour défendre les
intérêts de sa maison. Un chef d’œuvre du genre, je cite de
mémoire : nous dire ça à nous, à Gallimard ! Avez-vous bien
mesuré l’honneur que c’est pour vous d’entrer dans cette
maison ? Et d’ailleurs la traduction antérieure de Jean Cassou se
porte très bien, on pourrait continuer à s’en contenter. Et puis,
cher monsieur, avez-vous pensé aux rééditions ? Vos veuves, vos
orphelins (là je n’invente pas, je vous le jure) sans fin vous
béniront. Et la lettre se terminait : « L’ai-je bien descendu ? »
(allusion à un mot célèbre de Sarah Bernardt). Je n’ai pas eu le
cran de lui répondre « Monsieur, il ne s’agit pas de descendre un
escalier, mais de remonter un tarif ». Nous nous sommes tous
écrasés… Quant aux poésies d’Eliseo Diego, je ne suis parvenu
à publier qu’une infime partie de leur traduction dans la
collection bilingue Orphée, aux défuntes Editions de la Différence.
On m’avait promis neuf mille francs pour mon travail, mais je n’ai
pas touché un sou. Comme je m’en plaignais auprès d’un jeune
réceptionniste à l’accent suisse, « Il y a du retard » m’a-t-il
dit placidement, en me faisant comprendre que bien d’autres
attendaient avant moi. Et comme je lui demandais pourquoi, dans ces
conditions, il ne m’avait pas prévenu « Parce que vous n’auriez
pas signé le contrat » m’a-t-il dit dans un grand sourire. Tout
cela pour dire que le métier de traducteur et surtout de traducteur
littéraire est sous-évalué dans notre belle société. Il faudra
apprendre à vous battre, chère Elise Poullain.
3
- E.P. Quels sont les principaux outils que vous utilisez pour traduire ?
J.-M. P. Les
outils ? Les dictionnaires, bien sûr, anciens ou actuels selon les
cas. Mais on apprend vite que le raisonnement sur le texte à
traduire est plus indispensable que leur aide. Consulter autour de
soi des amis, d’autres traducteurs, des hispanophones est aussi
très fructueux, mais on ne peut décemment les appeler des « outils
».
4
- E.P. Vous êtes écrivain, en français et en espagnol, en quoi cela
influence-t-il votre travail de traducteur ?
J.-M. P. Je
ne me considère pas comme un écrivain, je n’ai publié ni romans
ni poésies. Un simple commentateur, voilà un terme plus exact. Bien
entendu, comme tout un chacun, j’ai un style personnel. Est-ce que
cela m’aide ou me nuit, en tant que traducteur ? Question sans
fin…Pour bien traduire, il faut s’ouvrir à l’autre, cela
demande de l’abnégation. Mais comment ne pas mettre beaucoup de
soi dans un travail qu’on se prend à respecter et à aimer ? Ce
qui aide contre le narcissisme, c’est de passer d’un auteur à un
autre, car cela exige de faire peau neuve à chaque fois. J’ai
travaillé à une traduction, pour l’instant inédite d’un
ouvrage anonyme du XVIème siècle, à l’époque où j’étais en
train de traduire aussi Cervantès et cela m’a joué des tours, car
le type d’écriture que j’avais adopté pour transposer les
Nouvelles exemplaires ou le Persilès ne convenait pas du tout pour
l’autre ouvrage, et quand j’en ai pris conscience, j’ai dû
tout refaire…
5
– L’activité de traducteur a-t-il fait de vous un lecteur
différent ? Et si oui, dans quelle mesure ?
Bien
sûr que traduire un auteur donné a fait de moi un lecteur très
particulier, ne serait-ce que parce que mon excellente mémoire me
rend capable de réciter des pages entières de l’original, ce qui
fait que celui-ci m’accompagne en pensée et que je n’ai plus
besoin, à la limite, de le lire. Toutefois, avec le temps qui passe,
la curiosité me prend de relire l’original, de rêver à d’autres
solutions que celles de ma traduction, de relire celle-ci aussi et de
m’en sentir assez détaché… C’est sans fin.
6
- E.P. Vous avez co-écrit le Guide
de la version espagnole
et enseigné la version,
quelles sont pour vous les différences principales entre version et
traduction littéraire ?
J.-M. P. La
version est choisie surtout pour ses vertus pédagogiques (on
privilégie les textes portant sur des difficultés de base,
tournures syntaxiques, faux-amis, termes-clefs d’une époque ou
d’une œuvre etc.). La brièveté du texte retenu favorise la
surtraduction (qui devient un danger pour une traduction suivie).
Mais il n’y a pas de solution de continuité entre les deux
exercices. Ma vocation de traducteur littéraire m’est venue en
partie de ma pratique de modeste étudiant faisant du thème avec
Molho, puis l’écoutant, quand j’étais devenu son collègue à
Bordeaux, me lire chez lui des fragments de sa traduction du Guzman.
7
- E.P. Vous êtes l’un des plus émérites spécialistes de Cervantès,
vous avez traduit son œuvre pour La Pléiade, en quoi, pour vous, le
travail de retraduction, sur une œuvre aussi emblématique de
surcroît, diffère de celui de la traduction ?
J.-M. P. Quand
on traduit un auteur déjà abondamment traduit, tel Cervantès, le
mieux est de foncer tout seul et de ne regarder qu’en fin de course
ce qu’ont fait les autres. C’est en tout cas ainsi que j’ai
procédé. Pour découvrir, dans la collation de mon travail avec
celui de Molho à propos du Persilès, que sur plus de trois-cents
pages, pas une phrase même courte de nos deux traductions n’était
identique !
8
- E.P. Je n’ai trouvé aucune traduction de votre livre El
desafio del Persiles,
avez-vous envisagé de vous auto-traduire ? Ou la technicité du
contenu rend-elle la traduction difficile, voire impossible ?
J.-M. P. Je
ne me verrais pas retraduisant en français mes commentaires en
espagnol. Julien Green, auteur bilingue, a bien expliqué qu’il ne
se retraduisait jamais d’une langue à l’autre, mais choisissait
l’une ou l’autre pour écrire et écrivait différemment en
fonction de ce choix primordial.
-
Vous avez traduit El
compadre
et Pattes
de chien de
Carlos Droguett, nous sommes en train de traduire certaines de ses
nouvelles avec les autres étudiants de ma promotion ainsi que notre
professeure, Mme Caroline Lepage, j’en profite donc pour vous
questionner à ce propos :
9
- Comment êtes-vous devenu le traducteur de Carlos Droguett?
J.-M. P. Mon
collègue poitevin Alain Sicard, peu après le putsch de Pinochet,
m’a dit qu’il y avait « une bonne action » à faire : traduire
des œuvres de Carlos Droguett, qui venait de s’exiler en Suisse,
et lui chercher un éditeur en France. Si Droguett s’était exilé,
je ne crois pas que cela ait été dû à un engagement politique
personnel qui l’ait rendu suspect au dictateur et l’ait vraiment
mis en danger. Mais il avait des fils très engagés à gauche et qui
se sont retrouvés détenus dans le sinistre stade où on a tranché
les mains de Victor Parra. Ils ont pu en sortir et gagner la Suisse,
où l’ainé est devenu médecin à l’hôpital de Berne. Carlos et
sa femme les ont rejoints. De Droguett, très connu dans son pays,
seule la nouvelle Eloy avait été traduite en France (si je ne me
trompe par la compagne qu’avait à l’époque l’éditeur,
libraire et traducteur François Maspero). Je me suis lancé un peu
à l’étourdie dans la traduction de quelques pages de Patas de
perro, ait frappé chez quelques éditeurs parisiens, et, après
avoir essuyé plusieurs refus, j’ai fini par convaincre les
éditions Denoël.
10
- Avez-vous des conseils à nous donner ? Quelles ont été les
difficultés que vous avez rencontrées ?
Très
difficile de dire quels conseils donner à qui veut traduire
Droguett. Pour moi qui ne suis pas américaniste, la consultation de
Chiliens exilés en France a été une précaution indispensable.
Jimena Mandakovic (aujourd’hui décédée) et Fernando Moreno, que
le département d’espagnol de Poitiers avait accueillis, m’ont
offert leur aide chaque fois que je les consultais sur une
difficulté, à mes yeux, du texte. Car les dictionnaires ne disent
pas tout. Le chilien manié par Droguett passe souvent d’une langue
littéraire et soignée à des inflexions gouailleuses de parler
familier, voire argotique (par exemple quand il raconte à sa manière
un épisode biblique ou évangélique). Il y a aussi des allusions
historiques, politiques et culturelles qui demandent des recherches,
et exigent parfois une note du traducteur. Le plus difficile est de
se rapprocher de la respiration de Droguett, de ces longues phrases
qui semblent aller on ne sait où, de leur rythme syncopé, sorte de
jazz… Il faut essayer, montrer à d’autres les tentatives,
beaucoup travailler… Mais après cela, chacun fait ses choix. Vous
ferez les vôtres. Soyez vous-même tout en tentant de respirer comme
Droguett. Je l’ai trouvé extrêmement difficile à traduire, même
et surtout quand ses phrases ont l’air simples. Je ne dis pas cela
pour vous décourager. Mais, je le sais d’expérience, il faut
parfois s’accrocher. Cela a été particulièrement mon cas, car
mon style spontané est à l’opposé de celui de Droguett. Si ça
se trouve, vous aurez avec lui plus d’affinités que moi. Cette
écriture d’enfermement (il suffit qu’on saute une ligne de
Droguett pour perdre aussitôt le fil), ces pages entières non
aérées sont assez éprouvantes pour le lecteur, elles le sont plus
encore pour qui les traduit. Mais courage, il en vaut la peine.
11
- E.P. Avez-vous été en contact avec lui ? Si oui, que pouvez-vous
nous dire à son sujet ?
J.-M. P. Droguett
savait mal le français. Mais il a tenu à suivre mes traductions
ligne par ligne. Je lui envoyais des pages en Suisse et il me les
retournait peu après annotées minutieusement, avec des commentaires
tantôt élogieux et tantôt rageurs, des digressions aussi, des
anecdotes, des souvenirs personnels. C’était passionnant, mais
aussi épuisant (car j’avais mon travail professionnel à assurer
en même temps, et puis des malheurs d’ordre privé). En outre
Droguett avait tendance à modifier, à récrire certains passages.
Il a ainsi modifié pour ma traduction le découpage de certains
chapitres dans El Compadre, et ajouté une page entière dans Patas
de perro. Il lui est arrivé plus d’une fois de se planter, comme
le jour où il m’avait passé un terrible savon parce que j’avais
traduit « Todo, todo, todo… » dans un passage de Patas de perro
par « Tout, oui, tout… ». Depuis quand, m’avait écrit en
substance Carlos, un traducteur peut-il se permettre de réduire à
une simple répétition ce qu’un créateur comme moi tient à dire
trois fois ? A quoi j’ai répondu que s’il voulait que le
lecteur s’esclaffe au moment même où l’auteur cherchait à
l’émouvoir sur le sort d’un enfant-chien, il n’y avait qu’à
mettre « Tout, tout, tout… ». Car Droguett ignorait l’existence
du mot toutou en français. Mais d’autres fois c’est moi qui me
plantais et Droguett qui me donnait au passage une belle leçon,
parfois aussi se payait ma tête. Dans un passage de El compadre
évoquant l’agonie du Christ, il est question d’un « ruido »
sinistre qui se fait entendre non loin de la Croix. J’ai écrit en
Suisse une lettre presque angoissée pour vérifier qu’il
s’agissait bien des jambes qu’on sciait aux autres suppliciés et
que je pouvais donc traduire ruido par craquement. La réponse de
Droguett m’est parvenue par lettre immédiate et en recommandé :
« No sé, porque no estuve en la ceremonia ». Invité par Sicard,
Droguett est venu à Poitiers et j’ai donc eu l’occasion de le
rencontrer, de lui parler. J’ai déjeuné une fois avec lui à
Paris en compagnie d’une traductrice portugaise de Patas de perro,
que Carlos n’arrêtait pas de charrier en vieil enfant terrible
qu’il était. Je l’ai accompagné lors d’une visite aux
éditions Denoël, qui l’ont réinvité sans moi pour une
conférence de presse qui a, m’a-t-on dit, mal tourné, parce que
Droguett, au lieu de répondre aux questions portant sur Pattes de
chien, s’entêtait à parler en français baragouiné de projets
d’avenir.
12
- E.P. Quel souvenir gardez-vous de cet auteur et de sa traduction ?
J.-M. P. Quand
j’ai dit à Droguett, après avoir traduit El compadre, que
j’arrêtais, il m’en a terriblement voulu, a rompu avec moi en
m’envoyant une lettre cinglante où il me reprochait ma froideur.
Je lui ai répondu par une lettre dont chaque paragraphe commençait
par « friamente ». «
Friamente fui a buscarte contratos en Paris… Friamente contesté a
todas tus cartas, incluso cuando … etc. ». Quelques
années plus tard, Droguett avait alors 83 ans, Sicard l’invite à
Poitiers (pour l’inauguration, si je me souviens bien, des archives
de ses manuscrits) et me demande de prendre part à la réception.
Assis à côté de Carlos, je raconte donc, le moment venu, devant
quelque 200 personnes, comment je l’ai connu, ce que j’ai fait
pour lui, et (par une allusion que lui seul a pu saisir car je
n’avais parlé à personne de la rupture) comment j’estimais
avoir été un traducteur loyal et chaleureux. Il y avait dans la
salle une bru de Droguett, une Française originaire de Chalons si
j’ai bonne mémoire. Elle vient me trouver, me remercie devant
Droguett, me dit qu’elle ignorait tout ce que j’avais fait. Du
coup Droguett me dit en bougonnant : « Viens me voir en Suisse ».
Ce que j’ai fait peu après, mais pas du tout comme je l’imaginais.
J’avais donné à la bru mon adresse de Chamonix où je devais
passer l’été. A peine y étais-je arrivé que je trouve sur mon
téléphone un message : « Jean-Marc, viens nous rejoindre au
crématorium de Berne, c’est terrible, Carlos vient de se tuer. »
Je m’achète un costume sombre, prends ma voiture, file à Berne,
apprends la terrible histoire : Carlos, qui était en pleine forme,
avait voulu visiter un musée Conan Doyle construit par les Suisses à
proximité des chutes où Sherlock Holmes était censé avoir trouvé
la mort en y basculant agrippé à l’infâme Moriarty. Pendant que
son fils médecin réglait les billets d’entrée, Carlos se
précipite, sur un signe aimable d’un guide, pour entrer dans la
grande salle par où commence la visite, fait un pas en arrière pour
mieux admirer un grand portrait de Conan Doyle et bascule à la
renverse dans un escalier où il se fracasse le crâne. Mort
d’écrivain et mort conforme à bien des sombres passages de ce
qu’il a écrit.
13
- E.P. Pour conclure, quel(s) conseil(s) donneriez-vous à un(e)
apprenti(e) traducteur(trice) ?
J.-M. P. Je
ne suis pas un donneur de leçons. Surtout à vide. Il faut toujours
discuter sur pièces. Si vous le souhaitez, vous pouvez m’envoyer
des pages et je vous ferai alors quelques suggestions. Gardons le
contact.
22/10/12
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