Pages

lundi 22 octobre 2012

Interview de Jean-Marc Pelorson (traducteur) par Elise Poullain


1- Elise Poullain. Vous êtes principalement enseignant chercheur, pourquoi et comment êtes-vous devenu traducteur ?
Jean-Marc Pelorson. En toute honnêteté je dois avouer que, dans une première phase de ma vie professionnelle, j’ai traduit pour arrondir les fins de mois (salaire unique, deux enfants), et comme j’avais eu une première formation d’angliciste avant de bifurquer vers l’espagnol j’ai traduit chez Laffont une biographie en américain de Hemingway par son frère, et co-traduit chez le même éditeur un ouvrage intitulé Anatomy of Great Britain. Beaucoup plus tard, moins pressé par la nécessité, je me suis mis, en tant qu’hispaniste, à la traduction proprement littéraire (deux livres de Droguett, puis les poésies du Cubain Eliseo Diego, puis Cervantès). Tout le monde sait que ce n’est pas rentable, je ne sais pas, mieux vaut ne pas savoir, combien d’ heures, de jours, de nuits parfois, j’ai pu engouffrer, mais comme je ne suis pas maso ni sacrificiel, impossible de nier que j’y ai pris plaisir.

2- E.P. Comment voyez-vous le métier de traducteur aujourd’hui ?
J.-M. P. J’ai le plus grand respect pour ceux qui font de la traduction leur métier, tout en me sentant un peu coupable à leur égard, car un prof de fac traduisant aux heures creuses peut leur apparaître comme le fossoyeur de la profession. L’ATLF dont je vous ai parlé regroupe les deux catégories, invite les profs à aider les autres dans leurs luttes pour de meilleurs tarifs. Ce que je m’efforce de faire, mais sans grande efficacité. Il m’est ainsi arrivé, quand je travaillais à co-traduire Cervantès pour la Pléiade, de demander assez timidement à celui (de cuyo nombre no quiero acordarme) que cette maison d’édition avait chargé de suivre les travaux de l’équipe Canavaggio-Moner-Allaigre et Pelorson, si nous ne pouvions être un peu mieux payés. Je regrette de ne pas avoir gardé la réponse de ce monsieur, très lyrique pour défendre les intérêts de sa maison. Un chef d’œuvre du genre, je cite de mémoire : nous dire ça à nous, à Gallimard ! Avez-vous bien mesuré l’honneur que c’est pour vous d’entrer dans cette maison ? Et d’ailleurs la traduction antérieure de Jean Cassou se porte très bien, on pourrait continuer à s’en contenter. Et puis, cher monsieur, avez-vous pensé aux rééditions ? Vos veuves, vos orphelins (là je n’invente pas, je vous le jure) sans fin vous béniront. Et la lettre se terminait : « L’ai-je bien descendu ? » (allusion à un mot célèbre de Sarah Bernardt). Je n’ai pas eu le cran de lui répondre « Monsieur, il ne s’agit pas de descendre un escalier, mais de remonter un tarif ». Nous nous sommes tous écrasés… Quant aux poésies d’Eliseo Diego, je ne suis parvenu à publier qu’une infime partie de leur traduction dans la collection bilingue Orphée, aux défuntes Editions de la Différence. On m’avait promis neuf mille francs pour mon travail, mais je n’ai pas touché un sou. Comme je m’en plaignais auprès d’un jeune réceptionniste à l’accent suisse, « Il y a du retard » m’a-t-il dit placidement, en me faisant comprendre que bien d’autres attendaient avant moi. Et comme je lui demandais pourquoi, dans ces conditions, il ne m’avait pas prévenu « Parce que vous n’auriez pas signé le contrat » m’a-t-il dit dans un grand sourire. Tout cela pour dire que le métier de traducteur et surtout de traducteur littéraire est sous-évalué dans notre belle société. Il faudra apprendre à vous battre, chère Elise Poullain.

3 - E.P. Quels sont les principaux outils que vous utilisez pour traduire ?
J.-M. P. Les outils ? Les dictionnaires, bien sûr, anciens ou actuels selon les cas. Mais on apprend vite que le raisonnement sur le texte à traduire est plus indispensable que leur aide. Consulter autour de soi des amis, d’autres traducteurs, des hispanophones est aussi très fructueux, mais on ne peut décemment les appeler des « outils ».

4 - E.P. Vous êtes écrivain, en français et en espagnol, en quoi cela influence-t-il votre travail de traducteur ?
J.-M. P. Je ne me considère pas comme un écrivain, je n’ai publié ni romans ni poésies. Un simple commentateur, voilà un terme plus exact. Bien entendu, comme tout un chacun, j’ai un style personnel. Est-ce que cela m’aide ou me nuit, en tant que traducteur ? Question sans fin…Pour bien traduire, il faut s’ouvrir à l’autre, cela demande de l’abnégation. Mais comment ne pas mettre beaucoup de soi dans un travail qu’on se prend à respecter et à aimer ? Ce qui aide contre le narcissisme, c’est de passer d’un auteur à un autre, car cela exige de faire peau neuve à chaque fois. J’ai travaillé à une traduction, pour l’instant inédite d’un ouvrage anonyme du XVIème siècle, à l’époque où j’étais en train de traduire aussi Cervantès et cela m’a joué des tours, car le type d’écriture que j’avais adopté pour transposer les Nouvelles exemplaires ou le Persilès ne convenait pas du tout pour l’autre ouvrage, et quand j’en ai pris conscience, j’ai dû tout refaire…
5 – L’activité de traducteur a-t-il fait de vous un lecteur différent ? Et si oui, dans quelle mesure ?
Bien sûr que traduire un auteur donné a fait de moi un lecteur très particulier, ne serait-ce que parce que mon excellente mémoire me rend capable de réciter des pages entières de l’original, ce qui fait que celui-ci m’accompagne en pensée et que je n’ai plus besoin, à la limite, de le lire. Toutefois, avec le temps qui passe, la curiosité me prend de relire l’original, de rêver à d’autres solutions que celles de ma traduction, de relire celle-ci aussi et de m’en sentir assez détaché… C’est sans fin.

6 - E.P. Vous avez co-écrit le Guide de la version espagnole et enseigné la version, quelles sont pour vous les différences principales entre version et traduction littéraire ?
J.-M. P. La version est choisie surtout pour ses vertus pédagogiques (on privilégie les textes portant sur des difficultés de base, tournures syntaxiques, faux-amis, termes-clefs d’une époque ou d’une œuvre etc.). La brièveté du texte retenu favorise la surtraduction (qui devient un danger pour une traduction suivie). Mais il n’y a pas de solution de continuité entre les deux exercices. Ma vocation de traducteur littéraire m’est venue en partie de ma pratique de modeste étudiant faisant du thème avec Molho, puis l’écoutant, quand j’étais devenu son collègue à Bordeaux, me lire chez lui des fragments de sa traduction du Guzman.

7 - E.P. Vous êtes l’un des plus émérites spécialistes de Cervantès, vous avez traduit son œuvre pour La Pléiade, en quoi, pour vous, le travail de retraduction, sur une œuvre aussi emblématique de surcroît, diffère de celui de la traduction ?
J.-M. P. Quand on traduit un auteur déjà abondamment traduit, tel Cervantès, le mieux est de foncer tout seul et de ne regarder qu’en fin de course ce qu’ont fait les autres. C’est en tout cas ainsi que j’ai procédé. Pour découvrir, dans la collation de mon travail avec celui de Molho à propos du Persilès, que sur plus de trois-cents pages, pas une phrase même courte de nos deux traductions n’était identique !

8 - E.P. Je n’ai trouvé aucune traduction de votre livre El desafio del Persiles, avez-vous envisagé de vous auto-traduire ? Ou la technicité du contenu rend-elle la traduction difficile, voire impossible ?
J.-M. P. Je ne me verrais pas retraduisant en français mes commentaires en espagnol. Julien Green, auteur bilingue, a bien expliqué qu’il ne se retraduisait jamais d’une langue à l’autre, mais choisissait l’une ou l’autre pour écrire et écrivait différemment en fonction de ce choix primordial.
- Vous avez traduit El compadre et Pattes de chien de Carlos Droguett, nous sommes en train de traduire certaines de ses nouvelles avec les autres étudiants de ma promotion ainsi que notre professeure, Mme Caroline Lepage, j’en profite donc pour vous questionner à ce propos :

9 - Comment êtes-vous devenu le traducteur de Carlos Droguett?
J.-M. P. Mon collègue poitevin Alain Sicard, peu après le putsch de Pinochet, m’a dit qu’il y avait « une bonne action » à faire : traduire des œuvres de Carlos Droguett, qui venait de s’exiler en Suisse, et lui chercher un éditeur en France. Si Droguett s’était exilé, je ne crois pas que cela ait été dû à un engagement politique personnel qui l’ait rendu suspect au dictateur et l’ait vraiment mis en danger. Mais il avait des fils très engagés à gauche et qui se sont retrouvés détenus dans le sinistre stade où on a tranché les mains de Victor Parra. Ils ont pu en sortir et gagner la Suisse, où l’ainé est devenu médecin à l’hôpital de Berne. Carlos et sa femme les ont rejoints. De Droguett, très connu dans son pays, seule la nouvelle Eloy avait été traduite en France (si je ne me trompe par la compagne qu’avait à l’époque l’éditeur, libraire et traducteur François Maspero). Je me suis lancé un peu à l’étourdie dans la traduction de quelques pages de Patas de perro, ait frappé chez quelques éditeurs parisiens, et, après avoir essuyé plusieurs refus, j’ai fini par convaincre les éditions Denoël.

10 - Avez-vous des conseils à nous donner ? Quelles ont été les difficultés que vous avez rencontrées ?
Très difficile de dire quels conseils donner à qui veut traduire Droguett. Pour moi qui ne suis pas américaniste, la consultation de Chiliens exilés en France a été une précaution indispensable. Jimena Mandakovic (aujourd’hui décédée) et Fernando Moreno, que le département d’espagnol de Poitiers avait accueillis, m’ont offert leur aide chaque fois que je les consultais sur une difficulté, à mes yeux, du texte. Car les dictionnaires ne disent pas tout. Le chilien manié par Droguett passe souvent d’une langue littéraire et soignée à des inflexions gouailleuses de parler familier, voire argotique (par exemple quand il raconte à sa manière un épisode biblique ou évangélique). Il y a aussi des allusions historiques, politiques et culturelles qui demandent des recherches, et exigent parfois une note du traducteur. Le plus difficile est de se rapprocher de la respiration de Droguett, de ces longues phrases qui semblent aller on ne sait où, de leur rythme syncopé, sorte de jazz… Il faut essayer, montrer à d’autres les tentatives, beaucoup travailler… Mais après cela, chacun fait ses choix. Vous ferez les vôtres. Soyez vous-même tout en tentant de respirer comme Droguett. Je l’ai trouvé extrêmement difficile à traduire, même et surtout quand ses phrases ont l’air simples. Je ne dis pas cela pour vous décourager. Mais, je le sais d’expérience, il faut parfois s’accrocher. Cela a été particulièrement mon cas, car mon style spontané est à l’opposé de celui de Droguett. Si ça se trouve, vous aurez avec lui plus d’affinités que moi. Cette écriture d’enfermement (il suffit qu’on saute une ligne de Droguett pour perdre aussitôt le fil), ces pages entières non aérées sont assez éprouvantes pour le lecteur, elles le sont plus encore pour qui les traduit. Mais courage, il en vaut la peine.

11 - E.P. Avez-vous été en contact avec lui ? Si oui, que pouvez-vous nous dire à son sujet ?
J.-M. P. Droguett savait mal le français. Mais il a tenu à suivre mes traductions ligne par ligne. Je lui envoyais des pages en Suisse et il me les retournait peu après annotées minutieusement, avec des commentaires tantôt élogieux et tantôt rageurs, des digressions aussi, des anecdotes, des souvenirs personnels. C’était passionnant, mais aussi épuisant (car j’avais mon travail professionnel à assurer en même temps, et puis des malheurs d’ordre privé). En outre Droguett avait tendance à modifier, à récrire certains passages. Il a ainsi modifié pour ma traduction le découpage de certains chapitres dans El Compadre, et ajouté une page entière dans Patas de perro. Il lui est arrivé plus d’une fois de se planter, comme le jour où il m’avait passé un terrible savon parce que j’avais traduit « Todo, todo, todo… » dans un passage de Patas de perro par « Tout, oui, tout… ». Depuis quand, m’avait écrit en substance Carlos, un traducteur peut-il se permettre de réduire à une simple répétition ce qu’un créateur comme moi tient à dire trois fois ? A quoi j’ai répondu que s’il voulait que le lecteur s’esclaffe au moment même où l’auteur cherchait à l’émouvoir sur le sort d’un enfant-chien, il n’y avait qu’à mettre « Tout, tout, tout… ». Car Droguett ignorait l’existence du mot toutou en français. Mais d’autres fois c’est moi qui me plantais et Droguett qui me donnait au passage une belle leçon, parfois aussi se payait ma tête. Dans un passage de El compadre évoquant l’agonie du Christ, il est question d’un « ruido » sinistre qui se fait entendre non loin de la Croix. J’ai écrit en Suisse une lettre presque angoissée pour vérifier qu’il s’agissait bien des jambes qu’on sciait aux autres suppliciés et que je pouvais donc traduire ruido par craquement. La réponse de Droguett m’est parvenue par lettre immédiate et en recommandé : « No sé, porque no estuve en la ceremonia ». Invité par Sicard, Droguett est venu à Poitiers et j’ai donc eu l’occasion de le rencontrer, de lui parler. J’ai déjeuné une fois avec lui à Paris en compagnie d’une traductrice portugaise de Patas de perro, que Carlos n’arrêtait pas de charrier en vieil enfant terrible qu’il était. Je l’ai accompagné lors d’une visite aux éditions Denoël, qui l’ont réinvité sans moi pour une conférence de presse qui a, m’a-t-on dit, mal tourné, parce que Droguett, au lieu de répondre aux questions portant sur Pattes de chien, s’entêtait à parler en français baragouiné de projets d’avenir.

12 - E.P. Quel souvenir gardez-vous de cet auteur et de sa traduction ?
J.-M. P. Quand j’ai dit à Droguett, après avoir traduit El compadre, que j’arrêtais, il m’en a terriblement voulu, a rompu avec moi en m’envoyant une lettre cinglante où il me reprochait ma froideur. Je lui ai répondu par une lettre dont chaque paragraphe commençait par « friamente ». « Friamente fui a buscarte contratos en Paris… Friamente contesté a todas tus cartas, incluso cuando … etc. ». Quelques années plus tard, Droguett avait alors 83 ans, Sicard l’invite à Poitiers (pour l’inauguration, si je me souviens bien, des archives de ses manuscrits) et me demande de prendre part à la réception. Assis à côté de Carlos, je raconte donc, le moment venu, devant quelque 200 personnes, comment je l’ai connu, ce que j’ai fait pour lui, et (par une allusion que lui seul a pu saisir car je n’avais parlé à personne de la rupture) comment j’estimais avoir été un traducteur loyal et chaleureux. Il y avait dans la salle une bru de Droguett, une Française originaire de Chalons si j’ai bonne mémoire. Elle vient me trouver, me remercie devant Droguett, me dit qu’elle ignorait tout ce que j’avais fait. Du coup Droguett me dit en bougonnant : « Viens me voir en Suisse ». Ce que j’ai fait peu après, mais pas du tout comme je l’imaginais. J’avais donné à la bru mon adresse de Chamonix où je devais passer l’été. A peine y étais-je arrivé que je trouve sur mon téléphone un message : « Jean-Marc, viens nous rejoindre au crématorium de Berne, c’est terrible, Carlos vient de se tuer. » Je m’achète un costume sombre, prends ma voiture, file à Berne, apprends la terrible histoire : Carlos, qui était en pleine forme, avait voulu visiter un musée Conan Doyle construit par les Suisses à proximité des chutes où Sherlock Holmes était censé avoir trouvé la mort en y basculant agrippé à l’infâme Moriarty. Pendant que son fils médecin réglait les billets d’entrée, Carlos se précipite, sur un signe aimable d’un guide, pour entrer dans la grande salle par où commence la visite, fait un pas en arrière pour mieux admirer un grand portrait de Conan Doyle et bascule à la renverse dans un escalier où il se fracasse le crâne. Mort d’écrivain et mort conforme à bien des sombres passages de ce qu’il a écrit.

13 - E.P. Pour conclure, quel(s) conseil(s) donneriez-vous à un(e) apprenti(e) traducteur(trice) ?
J.-M. P. Je ne suis pas un donneur de leçons. Surtout à vide. Il faut toujours discuter sur pièces. Si vous le souhaitez, vous pouvez m’envoyer des pages et je vous ferai alors quelques suggestions. Gardons le contact.

22/10/12

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Les commentaires sont bienvenus. Ils seront modérés par l'auteure de ce blog. Les propos injurieux, racistes, diffamatoires ou hors sujet en seront évidemment exclus.