dimanche 9 octobre 2011

Version de CAPES, 15 (à rendre pour le 9 octobre)

Durante ese tiempo no hizo otra cosa que pensar en la muchacha desconocida y cada tarde se sentaba en aquel banco, con la misma mezcla de temor y de esperanza.
Hasta que un día, pensando que todo había sido un disparate, decidió ir a la Boca, en lugar de acudir una vez más, ridículamente, al banco del parque Lezama. Y estaba ya en la calle Almirante Brown cuando empezó a caminar de vuelta hacia el lugar habitual; primero con lentitud y como vacilando, con timidez; luego, con creciente apuro, hasta terminar corriendo, como si pudiese llegar tarde a una cita convenida de antemano.
Sí, allá estaba. Desde lejos la vio caminando hacia él.
Martín se detuvo, mientras sentía cómo golpeaba su corazón.
La muchacha avanzó hacia él y cuando estuvo a su lado le dijo:
Te estaba esperando.
Martín sintió que sus piernas se aflojaban.
¿A mí? —preguntó enrojeciendo.
No se atrevía a mirarla, pero pudo advertir que estaba vestida con un sweater negro de cuello alto y una falda tam­bién negra, o tal vez azul muy oscuro (eso no lo podía pre­cisar, y en realidad no tenía ninguna importancia). Le pare­ció que sus ojos eran negros.
¿Los ojos negros? —comentó Bruno.
No, claro está: le había parecido. Y cuando la vio por segunda vez advirtió con sorpresa que sus ojos eran de un verde oscuro. Acaso aquella primera impresión se debió a la poca luz, o a la timidez que le impedía mirarla de frente, o, más probablemente, a las dos causas juntas. También pudo observar, en ese segundo encuentro, que aquel pelo largo y lacio que creyó tan renegrido tenía, en realidad, reflejos ro­jizos. Más adelante fue completando su retrato: sus labios eran gruesos y su boca grande, quizá muy grande, con unos pliegues hacia abajo en las comisuras, que daban sensación de amargura y de desdén.
"Explicarme a mí cómo es Alejandra, se dijo Bruno, cómo es su cara, cómo son los pliegues de su boca." Y pensó que eran precisamente aquellos pliegues desdeñosos y cier­to tenebroso brillo de sus ojos lo que sobre todo distinguía el rostro de Alejandra del rostro de Georgina, a quien de verdad él había amado. Porque ahora lo comprendía, había sido a ella a quien verdaderamente quiso, pues cuando creyó enamorarse de Alejandra era a la madre de Alejandra a quien buscaba, como esos monjes medievales que intentaban des­cifrar el texto primitivo debajo de las restauraciones, debajo de las palabras borradas y sustituidas. Y esa insensatez había sido la causa de tristes desencuentros con Alejandra, experimentando a veces la misma sensación que podría sen­tirse al llegar, después de muchísimos años de ausencia, a la casa de la infancia y, al intentar abrir una puerta en la noche, encontrarse con una pared. Claro que su cara era casi la misma que la de Georgina: su mismo pelo negro con reflejos rojizos, sus ojos grisverdosos, su misma boca grande, sus mismos pómulos mongólicos, su misma piel mate y pálida. Pero aquel "casi" era atroz, y tanto más cuanto más sutil e imperceptible porque de ese modo el engaño era más pro­fundo y doloroso. Ya que no bastan —pensaba— los huesos y la carne para construir un rostro, y es por eso que es infinitamente menos físico que el cuerpo: está calificado por la mirada, por el rictus de la boca, por las arrugas, por todo ese conjunto de sutiles atributos con que el alma se revela a través de la carne. Razón por la cual, en el instante mismo en que alguien muere, su cuerpo se transforma bruscamente en algo distinto, tan distinto como para que podamos decir "no parece la misma persona", no obstante tener los mis­mos huesos y la misma materia que un segundo antes, un segundo antes de ese misterioso momento en que el alma se retira del cuerpo y en que éste queda tan muerto como queda una casa cuando se retiran para siempre los seres que la habitan y, sobre todo, que sufrieron y se amaron en ella. Pues no son las paredes, ni el techo, ni el piso lo que individualiza la casa sino esos seres que la viven con sus conversaciones, sus risas, con sus amores y odios; seres que impregnan la casa de algo inmaterial pero profundo, de algo tan poco material como es la sonrisa en un rostro, aunque sea mediante objetos físicos como alfombras, libros o colores. Pues los cuadros que vemos sobre las paredes, los colores con que han sido pintadas las puertas y ventanas, el diseño de las alfombras, las flores que encontramos en los cuartos, los discos y libros, aunque objetos materiales (como también pertenecen a la carne los labios y las cejas), son, sin embargo, manifestaciones del alma; ya que el alma no puede manifestarse a nuestros ojos materiales sino por medio de la materia, y eso es una precariedad del alma pero también una curiosa sutileza.

Ernesto Sábato, Sobre héroes y tumbas

Annabelle nous propose sa traduction :

Pendant ce temps, il ne fit pas autre chose que penser à la fille inconnue et chaque après-midi il s 'asseyait sur ce banc, avec le même mélange de peur et d'espoir.
Jusqu'à ce qu'un jour, pensant que tout n'avait été qu'une absurdité, il décida d'aller à la Boca, au lieu de se rendre une fois de plus, ridiculement, au banc du parc Lezama. Et il était déjà dans la Calle Almirante Brown quand il commença à rebrousser chemin vers le lieu habituel ; d'abord avec lenteur et comme hésitant, avec timidité ; puis, avec une hâte croissante, jusqu'à finir en courant, comme si on pouvait arriver en retard à un rendez-vous arrangé d'avance.
Oui, elle y était. Il la vit de loin marcher vers lui.
Martín s'arrêta, tandis qu'il sentait comme son cœur battait.
La jeune fille avança vers lui et quand elle fut à sa hauteur elle lui dit :
– Je t'attendais.
Martín sentit que ses jambes faiblissaient.
– Moi ? – demanda-t-il en rougissant.
Il n'osait pas la regarder, mais il put remarquer qu'elle était vêtue d'un pull noir à col roulé et d'une jupe également noire, ou peut-être d'un bleu très sombre (il ne pouvait pas le préciser, et en réalité cela n'avait aucune importance). Il lui sembla que ses yeux étaient noirs.
– Les yeux noirs ? – demanda Bruno.
Non, c'est clair : il le lui avait semblé. Et quand il la vit pour la deuxième fois, il se rendit compte avec surprise que ses yeux étaient d'un vert sombre. Peut-être que cette première impression était due à la faible lumière, ou à la timidité qui l'empêchait de la regarder en face, ou, plus probablement, aux deux causes réunies. Il put aussi observer, à cette deuxième rencontre, que ces cheveux longs et raides qu'il avait crus si noirs avaient, en réalité, des reflets roux. Plus tard, il continua à compléter son portrait : ses lèvres étaient épaisses et sa bouche grande, peut-être très grande, avec des plis vers le bas aux commissures, qui donnaient une sensation d'amertume et de dédain.
« M'expliquer, à moi, comment est Alejandra, se dit Bruno, comment est sa tête, comment sont les plis de sa bouche. » Et il pensa que c'étaient précisément ces plis dédaigneux et un certain éclat ténébreux de ses yeux ce qui, par dessus tout, distinguait le visage d'Alejandra du visage de Georgina, qu'il avait aimée en réalité. Car à présent il le comprenait, c'était elle qu'il avait vraiment aimée, alors quand il avait cru tomber amoureux d'Alejandra, c'était la mère d'Alejandra qu'il cherchait, comme ces moines médiévaux qui essayaient de déchiffrer le texte primitif sous les restaurations, sous les mots effacés et remplacés. Et cette méprise avait été la cause de tristes discordances avec Alejandra, éprouvant parfois la même sensation qui pourrait être ressentie en arrivant, après de très nombreuses années d'absence, à la maison de son enfance et, en essayant d'ouvrir une porte de nuit, se retrouver face à un mur. Bien sûr que sa tête était presque la même que celle de Georgina : ses mêmes cheveux noirs avec des reflets roux, ses yeux gris-vert, sa même grande bouche, ses mêmes pommettes mongoles, sa même peau mate et pâle. Mais ce « presque » était atroce, et d'autant plus qu'il était subtil et imperceptible, parce qu'ainsi la supercherie était plus profonde et douloureuse. Car – pensait-il – les os et la chair ne suffisent pas à construire un visage, et c'est pour cela qu'il est infiniment moins physique que le corps : il est qualifié par le regard, par le rictus de la bouche, par les rides, par tout cet ensemble de subtils attributs par lesquels l'âme se révèle à travers la chair. Raison pour laquelle, à l'instant même où quelqu'un meurt, son corps se transforme brusquement en une chose différente, si différente, comme pour que nous puissions affirmer « on ne dirait pas la même personne », bien qu'ayant les mêmes os et la même matière qu'une seconde avant, une seconde avant ce mystérieux moment où l'âme se retire du corps et où celui-ci est aussi mort que l'est une maison quand se retirent pour toujours les êtres qui l'habitent et, surtout, qui y souffrirent et s'y aimèrent. Car ce ne sont pas les murs, ni le toit, ni le sol qui individualisent la maison mais ces êtres qui l'animent avec leurs conversations, leurs rires, avec leurs amours et leurs haines ; êtres qui imprègnent la maison de quelque chose d'immatériel mais de profond, quelque chose d'aussi peu matériel que le sourire sur un visage, bien que ce soit grâce à des objets physiques comme des tapis, des livres ou des couleurs. Car les tableaux que nous voyons sur les murs, les couleurs dont on a peint les portes et les fenêtres, le style des tapis, les fleurs que nous trouvons dans les pièces, les disques et les livres, bien qu'objets matériels (comme font aussi partie de la chair les lèvres et les sourcils), sont, cependant, des manifestations de l'âme ; puisque l'âme ne peut se manifester à nos yeux matériels autrement que par le biais de la matière, et ceci est une précarité de l'âme mais aussi une curieuse subtilité.

***

Hélène nous propose sa traduction :

Durant cette période, il ne fit rien d’autre que penser à la jeune inconnue et chaque après-midi il s’asseyait sur ce banc, avec le même sentiment mêlé de peur et d’angoisse.
Jusqu’au jour où, en pensant que tout cela était absurde, il décida d’aller à La Boca au lieu de se rendre, ridiculement, une fois encore, au banc du parc Lezama. Il était déjà dans la rue Almirante Brown lorsqu’il se mit à rebrousser chemin en direction du lieu habituel ; d’abord lentement et timidement comme s’il hésitait ; ensuite en pressant chaque fois plus le pas jusqu’à finir par courir comme s’il arrivait en retard à un rendez-vous fixé à l’avance.
Oui, elle était là-bas. De loin, il la vit qui marchait vers lui.
Martín s’arrêta tandis qu’il sentait son cœur battre la chamade.
La jeune fille avança vers lui et lorsqu’elle fut à côté de lui, elle lui dit :
–Je t’attendais.
Martín sentit que ses jambes flageolaient.
–Moi ? – demanda-t-il en rougissant.
Il n’osait pas la regarder, mais il put remarquer qu’elle était habillée avec un pull noir à col roulé et une jupe noire également, ou bleu marine peut-être (il ne pouvait pas être plus précis et à vrai dire ça n’avait pas beaucoup d’importance). Il lui sembla que ses yeux étaient noirs.
-Les yeux noirs ? – commenta Bruno.
Non, bien sûr : il lui avait semblé. Quand il la vit la seconde fois, il remarqua avec surprise que ses yeux étaient d’un vert foncé. Cette première impression venait peut-être du manque de lumière, ou bien de la timidité qui l’empêchait de la regarder en face, ou bien, plus probablement, des deux à la fois. Il put également observer, lors de cette deuxième rencontre, que ces longs cheveux raides qu’il croyait si sombres avaient en réalité des reflets roux. Il compléta ensuite son portrait : ses lèvres étaient grosses et sa bouche grande, peut-être très grande, avec des plis descendants aux commissures qui donnaient une impression d’amertume et de dédain.
“M’expliquer à moi comment est Alejandra, se dit Bruno, comment est son visage, comment sont les plis de sa bouche.” Il pensa que c’étaient précisément ces plis dédaigneux et une certaine brillance ténébreuse dans son regard qui distinguaient le visage d’Alejandra du visage de Georgina, laquelle il avait vraiment aimé. Il comprenait tout maintenant, ce fut elle qu’il aima véritablement car quand il crut tomber amoureux d’Alejandra c’était la mère d’Alejandra qu’il cherchait, tels ces moines du Moyen-âge qui essayaient de déchiffrer le texte original en dessous des restaurations, des mots effacés et remplacés. Cette ineptie avait été la cause des rendez-vous manqués avec Alejandra et j’éprouvais parfois le même sentiment que l’on pourrait ressentir en arrivant, après beaucoup d’années d’absence, dans sa maison d’enfance quand on ouvre une porte la nuit et que l’on se retrouve face à un mur. C’est sûr, son visage était presque le même que celui de Georgina : les mêmes cheveux noirs aux reflets roux, les yeux gris-vert, la même grande bouche, les mêmes pommettes mongoliennes, la même peau matte et pâle. Mais ce « presque » était atroce et d’autant plus subtil et imperceptible que la supercherie était grande et douloureuse. Les os et la chair ne suffisent pas – pensait-il – à construire un visage et c’est pour cela que celui-ci est infiniment moins physique que le corps : il est qualifié par le regard, le rictus de la bouche, les rides, par tout cet ensemble d’attributs subtils par lesquels l’âme se révèle à travers la chair. C’est la raison pour laquelle au moment même où quelqu’un meurt, son corps se transforme brusquement en quelque chose de différent, de si différent qu’il est possible de dire « il n’est pas la même personne », même s’il a les mêmes os et la même matière qu’une seconde auparavant, un seconde avant ce mystérieux moment où l’âme se retire du corps dans lequel il n’est que mort, de la même manière qu’une maison lorsque les êtres qui l’habitent, et surtout qui y ont souffert et qui s’y sont aimés, se retirent pour toujours. Ce ne sont donc pas les murs, ni le toit, ni le sol qui individualisent la maison mais ces êtres qui la vivent avec leurs conversations, leurs rires, leurs amours et leurs haines ; des êtres qui imprègnent la maison de quelque chose d’immatériel mais profond, de quelque chose d’aussi peu matériel qu’un sourire sur un visage, même si c’est au moyen d’objets physiques tels que des tapis, des livres ou des couleurs. De sorte que les tableaux que l’on voit accrochés aux murs, les couleurs des portes et des fenêtres, l’aspect des tapis, les fleurs que l’on trouve dans les chambres, les disques, les livres, bien qu’ils soient des objets matériels (de la même manière que les lèvres et les sourcils appartiennent à la chair), sont malgré tout des manifestations de l’âme. Cela parce que l’âme ne peut ne manifester à nos yeux matériels sinon au moyen de la matière, ce qui constitue une précarité de l’âme mais aussi une étrange subtilité.

***

Laurie nous propose sa traduction :

Durant cette période, il ne fit rien d’autre que penser à cette jeune femme inconnue et, chaque après-midi, il s’asseyait sur ce banc, avec le même mélange de peur et d’espoir.
Jusqu’à ce qu’un jour, pensant que tout ceci n’avait été qu’une bêtise, il décida d’aller à la Bouche, au lieu de se rendre bêtement, une fois de plus, au banc du parc de Lezama. Et il se trouvait déjà dans la rue de l’Amiral Brown quand il fit demi-tour et commença à marcher vers sa destination habituelle; d’abord avec lenteur et timidité, comme s’il hésitait ; ensuite en se dépêchant de plus en plus, jusqu’à finir par courir comme s’il pouvait arriver en retard à un rendez-vous convenu à l’avance.
Oui, elle était là-bas. De loin, il la vit marcher vers lui.
Martin s’arrêta, alors qu’il sentait à quel point son cœur battait la chamade.
La jeune femme vint vers lui et quand elle se fut à côté de lui, elle lui dit :
_ Je t’attendais.
Martin sentit que ses jambes tremblaient.
_ Moi ?_ demanda-t-il en rougissant.
Il n’osait pas la regarder, mais il put remarquer qu’elle portait un sweat-shirt noir à col roulé et une jupe, noire aussi, ou peut-être bleu nuit (ça, il ne pouvait pas le préciser et, en réalité, cela n’avait aucune importance). Il lui sembla que ses yeux étaient noirs.
_ Les yeux noirs ? _ releva Bruno.
Non, bien sûr: il lui avait semblé. Quand il la vit pour la deuxième fois, il remarqua, avec surprise, que ses yeux étaient d’un vert foncé. Cette première impression fut sûrement due au peu de lumière qu’il y avait, ou à sa timidité qui l’empêchait de la regarder, ou plus probablement, aux deux réunies. Il put également observer, lors de ce deuxième rendez-vous, que ces longs cheveux raides qu’il vit si noirs avaient, en réalité, des reflets rougeoyants. Par la suite, il compléta son portrait : elle avait de grosses lèvres et une grande bouche, peut-être très grande, avec de petits plis au bas des commissures, qui lui donnaient un air amer et dédaigneux.
« M’expliquer à moi comment était Alexandra, se dit Bruno, comment était son visage, comment étaient les plis de sa bouche ». Il pensa alors que c’étaient précisément ces plis dédaigneux et surtout une sorte d’éclat ténébreux qu’elle avait dans le regard, qui différenciait le visage d’Alexandra de celui de Georgina, dont il avait réellement été amoureux. Parce que, maintenant, il le comprenait, c’était elle qu’il avait vraiment aimée, et quand il crut tomber amoureux d’Alexandra, c’était la mère d’Alexandra qu’il cherchait, comme ces moines médiévaux qui essayaient de déchiffrer le texte original caché sous les rénovations, sous les mots effacés ou substitués. Cette lubie avait été la cause de tristes rendez-vous manqués avec Alexandra. Cette dernière avait parfois la même sensation que celle que l’on pourrait ressentir quand on arrive, après de très nombreuses années d’absence, dans la maison de son enfance et qu’en essayant d’ouvrir une porte en pleine nuit, on se retrouve face à un mur. Bien sûr que son visage était presque le même que celui de Georgina : les mêmes cheveux noirs aux reflets rougeoyants, ses yeux gris-verts, la même grande bouche, les mêmes pommettes mongoliques, la même peau mate et pâle. Mais, ce « presque »-là était d’autant plus atroce qu’il était très subtil et imperceptible et rendait, de cette façon, la tromperie encore plus profonde et douloureuse. Puisque _ pensait-il_ les os et la chair ne suffisent pas pour faire un visage, et c’est pour cela qu’il est infiniment moins physique que le corps : il est défini par le regard, par le rictus de la bouche, par les rides, par tout cet ensemble de petits détails grâce auxquels l’âme se révèle au travers de la chair. C’est la raison pour laquelle, au moment même où quelqu’un meurt, son corps se transforme brusquement en quelque chose de différent, si différent que l’on en vienne à dire « on ne dirait pas la même personne », ils ont pourtant les mêmes os et la même chair qu’à la seconde d’avant, une seconde avant ce mystérieux moment où l’âme quitte le corps et que celui-ci est aussi mort qu’une maison abandonnée par ceux qui l’ont toujours habitée, ceux qui y ont souffert et surtout s’y sont aimés. Eh bien, ce ne sont pas les murs ni les plafonds ni le plancher qui rendent la maison particulière, mais bien les êtres qui la font vivre avec leurs conversations et leurs rires, leurs amours et leurs haines ; des être qui imprègnent la maison de quelque chose d’impalpable mais de profond, de quelque chose d’aussi peu matériel qu’un sourire sur un visage, même si cela passe par des objets concrets comme des tapis, des livres et des couleurs. Il se trouve que les tableaux que l’on voit aux murs, les couleurs avec lesquelles ont été peintes les portes et les fenêtres, le style des tapis, les fleurs mises dans les chambres, les disques et les livres, même si ce sont des objets matériels (tout comme les lèvres et les arcades appartiennent à la peau), sont, cependant, des manifestations de l’âme. Parce que l’âme ne peut pas apparaître à nos yeux matériels si ce n’est au travers de la matière, et ceci est une précarité de l’âme mais aussi une curieuse subtilité.

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Justine nous propose sa traduction :

Durant cette période il ne fit rien d’autre que de penser à la jeune fille inconnue et chaque après-midi il s’asseyait sur ce banc, avec le même mélange de crainte et d’espoir. Jusqu’au jour où, pensant que tout cela n’avait été qu’une absurdité, il décida d’aller à la Boca, au lieu de se rendre une fois de plus, bêtement, sur le banc du parc Lezama. Et il était déjà rue de l’Amiral Brown, quand il commença à faire demi-tour en direction du lieu habituel, d’abord lentement, comme s’il hésitait, timidement ; puis avec une hâte croissante, pour terminer en courant, comme s’il risquait d’arriver en retard à un rendez-vous fixé d’avance. Oui, elle était là-bas. Il la vit de loin qui marchait vers lui. Martín s’arrêta, alors qu’il sentait son cœur s’emballer. La jeune fille avança vers lui et quand elle fut a ses côtés, lui dit :
- Je t’attendais.
Martín sentit ses jambes se dérober.
- Moi ? – demanda-t-il en rougissant.
Il n’osait pas la regarder, mais il put remarquer qu’elle portait un sweat noir à col roulé et une jupe noire elle aussi, ou peut-être bleu très foncé (ça il ne pouvait le préciser, et en réalité cela n’avait aucune importance). Il lui sembla que ses yeux étaient noirs.
-Les yeux noirs ? – releva Bruno.
Non, évidemment : il lui avait semblé. Et quand il la vit pour la seconde fois il remarqua non sans surprise que ses yeux étaient d’un vert foncé. Peut-être que cette première impression qu’il avait eu était due au faible éclairage, ou à la timidité qui l’empêchait de la regarder en face, ou plus probablement à ces deux causes réunies. Il put aussi observer, lors de cette seconde rencontre, que les cheveux longs et raides qu’il croyait si noirs avaient, en réalité, des reflets roux. Par la suite il compléta son portrait : elle avait des lèvres épaisses et une grande bouche, peut-être très grande, avec des plis vers le bas aux commissures, qui donnaient une sensation d’amertume et de dédain.
« Me décrire Alexandra à moi, se dit Bruno, son visage, les plis de sa bouche. » Et il pensa que c’était précisément ces plis de dédain, et un certain éclat ténébreux dans ses yeux, ce qui différenciait surtout le visage d’Alexandra de celui de Georgina, qu’il avait vraiment aimée. Parce qu’il le comprenait désormais, c’était elle celle qu’il avait véritablement aimée, ainsi lorsqu’il se crut épris d’Alexandra, c’était la mère de cette dernière qu’il cherchait, comme ses moines médiévaux qui essayaient de déchiffrer le texte d’origine sous les réécritures, les mots effacés et remplacés. Et cette bêtise avait été la cause de malheureux désenchantements avec Alexandra, en ayant parfois la même sensation que celle que l’on pourrait avoir en arrivant , après de nombreuses années d’absence, dans la maison de notre enfance, et lorsque on essaierait d’ouvrir une porte dans la nuit, on se heurterait à un mur. Bien sûr son visage était presque le même que celui de Georgina, on retrouvait les cheveux noirs aux reflets roux, les yeux gris-verts, la même grande bouche, les mêmes pommettes saillantes, la même peau mate et pâle. Mais ce « presque » était atroce, d’autant plus que c’était subtil et imperceptible, parce que de cette façon, l’erreur était plus profonde, plus douloureuse. Car –pensait-il-, les os et la chair ne suffisent pas à construire un visage, et c’est pour cette raison que c’est infiniment moins physique que le corps : on décrypte un visage grâce au regard, au rictus de la bouche, aux rides, à tout cet ensemble d’attributs subtils qui révèle l’âme à travers la chair. C’est la raison pour laquelle, à l’instant même où quelqu’un meurt, son corps se transforme brusquement en quelque chose de différent, tellement différent, que cela nous permet de dire « ça n’a pas l’air d’être la même personne », toutefois il a les mêmes os et est fait de la même matière qu’une seconde auparavant, une seconde avant ce mystérieux moment où l’âme se retire du corps, et où celui-ci est aussi mort qu’une maison le jour où elle est abandonnée pour toujours par ses occupants, qui ont souffert et se sont aimés sous son toit. Ainsi ce ne sont ni les murs, ni le toit, ni l’étage qui rendent une maison unique, mais ces êtres qui la peuplent et la font vivre, avec des conversations, des rires, de l’amour et de la haine ; ces êtres qui imprègnent une maison de quelque chose d’immatériel, mais de profond, de quelque chose d’aussi peu matériel qu’un sourire sur un visage, même si c’est au travers d’objets palpables comme des tapis, des livres ou des couleurs. Ainsi les cadres que nous voyons sur les murs, les couleurs qui ont servi à peindre les portes et les fenêtres, les motifs des tapis, les fleurs que l’on trouve dans les pièces, les disques et les livres, bien que ce soient des objets matériels ( comme les lèvres et les sourcils appartiennent aussi à la chair), sont cependant des manifestations de l’âme, car l’âme ne peut se manifester à notre regard matériel, qu’au travers de la matière, c’est une précarité de l’âme, mais également une curieuse subtilité.


***

Florian nous propose sa traduction :

Durant tout ce temps-là, il n'avait rien fait d'autre que de penser à cette jeune femme inconnue et, chaque après-midi, il s'asseyait sur son banc, avec ce même mélange de crainte et d'espérance. Jusqu'à ce qu'un jour, pensant que tout cela n'avait été que stupidité, il décida d'aller à La Boca, au lieu de s'installer une fois de plus, ridiculement, sur son banc du parc Lezama. Et alors qu'il était déjà dans la rue Almirante Brown, il entreprit une marche arrière vers l'endroit habituel.; d'abord lentement et presque hésitant, un brin timide, puis d'une promptitude croissante, au point de finir par courir, comme s'il allait arriver en retard à un rendez-vous prévu à l'avance. Oui, elle était là. Il la vit de loin marcher dans sa direction. Martín s'arrêta, tendis qu'il sentait à quel point son cœur battait. La jeune femme s'avança vers lui et, une fois à ses côtés, elle lui dit :
- Je t'attendais.
Martín sentait ses jambes se ramollir .
- Qui ça? Moi? -demanda-t-il, tout en rougissant.
Il n'osait pas la regarder, toutefois, il put remarquer qu'elle portait un pull noir en col roulé, et une jupe noire également, ou peut-être était-elle bleu foncé (ça, il ne pouvait pas le préciser, et à vrai dire, cela n'avait pas la moindre importance). Ses yeux lui semblèrent être noirs.
- Les yeux noirs? -commenta Bruno.
Non, bien évidemment: ce n'était qu'une impression. De fait, lorsqu'il la vit pour la deuxième fois, il s'aperçut, surpris, que ses yeux étaient d'un vert sibyllin. Sa première idée avait certainement pu s'expliquer par le manque de luminosité, ou par sa timidité qui l'empêchait de la regarder en face, ou plus probablement, par ces deux raisons à la fois. En outre, il pu observer, lors de cette seconde rencontre, que ces cheveux, longs et raides, qu'il croyait tellement noirâtre avaient, en réalité, des reflets rougeâtres. plus tard, il compléta peu à peu son portrait: ses lèvres étaient pulpeuses et sa bouche, grande, même très grandes, avec des plissures vers le bas au niveau des commissures, qui dégageaient une sensation d'amertume ou de dédain.
"M'expliquer à moi, à quoi ressemble Alejandra, pensa Bruno, à quoi ressemble son visage, à quoi ressemble les traits de sa bouches." D'ailleurs, il considéra que c'était précisément ces traits dédaigneux et cette sorte d'éclat ténébreux dans ses yeux, qui différenciaient le visage d'Alejandra du visage de Georgina, qu'il avait sincèrement aimée. Parce qu'aujourd'hui, il le comprenait enfin, c'était elle qu'il avait vraiment aimée, et donc, quand il avait cru tomber amoureux d'Alejandra, c'était en fait, la mère de celle-ci qu'il recherchait, tels ces moines du moyen-âge qui tentaient de déchiffrer le texte primitif durant les périodes de restaurations, de censures et de substitutions des mots. Ce manque de discernement avait été la cause de regrettables discordes avec Alejandra, éprouvant parfois, la même sensation que l'on peut ressentir en retournant, de nombreuses années plus tard dans la maison de son enfance, ou, en faisant face à un mûr lorsqu'on tente d'ouvrir une porte en pleine nuit. Son visage était presque le même que celui de Georgina, cela s'entend : les mêmes cheveux noirs aux reflets rougeâtres, les yeux gris-vert, la même bouche charnue, les mêmes pommettes pareilles à celles des Mongols, la même peau mate et pâle. Sauf que ce "presque" était atroce, et qui plus est, subtil et imperceptible, rendant la tromperie davantage profonde et douloureuse. Dans la mesure où -songea-t-il- les os et la chaire ne suffisent pas pour faire un visage, cela le rend infiniment moins physique que le corps: il est constitué du regard, du rictus de la bouche, des rides, de tout cet ensemble de délicats attributs par lesquels l'âme se révèle à travers la chaire.Raison pour laquelle, à l'instant ou une personne meurt, son corps se transforme subitement en quelque chose bien distinct, tellement distinct qu'on pourrait lancer :" on dirait quelqu’un d'autre", bien qu'elle ait les même os et la même matière qu'une seconde avant, une seconde avant ce mystérieux instant où l'âme se retire du corps et où celui-ci se retrouve aussi mort qu'une maison dont partent les êtres qui y habitaient et, surtout, qui y souffrirent et qui s'y aimèrent.
Car se ne sont pas les murs, ni le toit, ni le sol qui particularisent la maison, mais plutôt ces êtres qui la font vivre avec leurs conversations, leurs rires, avec leurs amours et leurs haines; des êtres qui imprègnent la maison de quelque chose d'immatériel mais néanmoins profond, de quelque chose de si peu matériel comme un sourire sur un visage, même si ce sont des objets physiques: tapis, livres ou couleurs, qui l'ont occasionné. Ainsi les cadres que l'on voit sur les murs, les couleurs peintes sur les portes et les fenêtres, les dessins sur les tapis, les fleurs que l'on trouve dans les pièces, les disques et les livres, quoiqu'objets matériels ( tout comme la chaire, les lèvres et les sourcils) , sont, cependant, des manifestations de l'âme, puisque l'âme ne peut se déclarer par le biais de nos yeux matériels, mais par celui de la matière, ce qui constitue une précarité de l'âme ainsi qu'une curieuse subtilité.

***

Jean-Nicolas nous propose sa traduction :

Pendant ce temps, il ne fit autre chose que penser à la jeune fille inconnue et chaque après-midi, il s’asseyait sur ce banc, en proie au même mélange de peur et d’espoir. Jusqu’au jour où, pensant que tout cela avait été ridicule, il décida d’aller à la Boca au lieu de se rendre une fois de plus, bêtement, au banc du parc Lezama. Et il se trouvait rue Almirante Brown quand il commença à faire demi-tour en direction du lieu habituel ; d’abord lentement et, comme s’il hésitait, avec timidité ; ensuite, avec une hâte croissante jusqu’à finir par courir comme s’il pouvait être en retard à un rendez vous convenu à l’avance. Oui, elle était là-bas. De loin, il la vit marcher vers lui. Martin s’arrêta pendant qu’il sentait son cœur battre. La jeune fille s’avança vers lui et, quand elle fut à ses côtés, lui dit :
-Je t’attendais.
Martin sentit ses jambes trembler.
-Moi ? demanda-t-il en rougissant.
Il n’osait pas la regarder mais il put remarquer qu’elle était vêtue d’un pull noir à col roulé et d’une jupe également noire ou peut-être bleu marine (ça, il ne pouvait pas le préciser et, en réalité, c’était sans importance). Il lui avait semblé que ses yeux étaient noirs.
-Les yeux noirs ? interrogea Bruno.
Non, évidemment : il le lui avait semblé.
Et quand il la vit pour la seconde fois, il nota avec surprise que ses yeux étaient d’un vert foncé. Peut-être que cette première impression était due à la faible luminosité ou à la timidité qui l’empêchait de la regarder en face ou, plus probablement, aux deux causes réunies. Il put aussi observer, lors de cette deuxième rencontre que ses cheveux longs et raides qu’il avait crus si sombres, avaient en réalité des reflets roux. Il compléta ensuite son portrait par touches successives : ses lèvres étaient grosses et sa bouche, grande ; sans doute très grande avec des plis descendant jusqu’aux commissures et qui donnaient une sensation d’amertume et de mépris. «M’expliquer à moi comment est Alexandra, se dit Bruno, comment est son visage, comment sont les plis de sa bouche. » Et il pensa que c’étaient précisément ces plis méprisants et surtout un éclat ténébreux contenu dans ses yeux qui distinguaient le visage d’Alexandra de celui de Georgina, qu’il avait véritablement aimé. Parce qu’il le comprenait à présent, c’était elle qu’il avait vraiment aimé car, alors qu’il avait cru être amoureux d’ Alexandra, c’était la mère d’Alexandra qu’il cherchait, tels ces moines médiévaux essayant de déchiffrer le texte original sous les modifications, sous les mots effacés ou substitués. Et cette méprise avait été la cause de rendez vous manqués avec Alexandra, ressentant parfois la même sensation que l’on pourrait éprouver en arrivant après plusieurs années d’absence dans la maison de l’enfance et, qu’en tentant d’ouvrir une porte en pleine nuit, on se retrouve face à un mur. Il est évident que son visage était presque le même que Georgina : les mêmes cheveux noirs aux reflets roux, les yeux gris vert, la même grande bouche, les mêmes pommettes mongoliques, la même peau mate et pâle. Mais ce « presque » était terrible et d’autant plus subtil et imperceptible que cette tromperie était plus grande et douloureuse. Puisque les os et la chair ne suffisent pas à construire un visage -pensait-il-, et c’est pour cela qu’il est infiniment moins physique que le corps : il est qualifié par le regard, par le rictus de la bouche, par les rides, par tout cet ensemble de subtils attributs avec lesquels l’âme se révèle à travers la chair. Raison pour laquelle, au moment même où quelqu’un meurt, son corps se transforme rapidement en quelque chose de différent, assez différent pour que nous puissions dire « on ne dirait pas la même personne » ; cependant, avoir les mêmes os et la même matière qu’une seconde avant, une seconde avant ce mystérieux moment où l’âme se retire du corps et que celui-ci est aussi mort qu’une maison l’est quand les êtres qui l’habitent se retirent pour toujours et surtout, y ont soufferts et s’y sont aimés. Car, ce ne sont ni les murs, ni le toit, ni le sol qui individualise la maison mais ces êtres qui la font vivre avec leurs conversations, leurs rires, leurs amours et leurs haines ; ces êtres qui imprègnent la maison avec quelque chose d’immatériel mais de profond, quelque chose d’aussi peu matériel comme l’est le sourire sur un visage, même si c’est à travers d’objets physiques comme les tapis, les livres ou les couleurs. Car les cadres que nous voyons accrochés au mur, les couleurs avec lesquelles ont été peintes les portes et les fenêtres, le motif des tapis, les fleurs que nous trouvons dans les pièces, les disques et les livres, quoiqu’ objets matériels (comme les lèvres et les sourcils appartiennent à la chair), sont cependant manifestations de l’âme ; puisque l’âme ne peut se manifester à nos yeux matériels qu’au moyen de la matière et ceci est une précarité de l’âme mais également une curieuse subtilité.

***

Elena nous propose sa traduction :

Durant ce temps, il ne fit autre chose que penser à la jeune inconnue et chaque après-midi, il s’asseyait sur ce banc avec le même mélange de peur et d’espoir.

Jusqu’au jour où, pensant que tout cela avait été une absurdité, il décida d’aller à la Boca, au lieu de se rendre, une fois de plus, de manière ridicule, sur le banc du parc Lezama. Et il était déjà sur la rue Almirante Brown lorsqu’il commença à revenir sur ses pas de retour à l’endroit habituel ; d’abord lentement et comme s’il hésitait, avec timidité ; puis, de plus en plus vite, jusqu’à finir par courir, comme s’il allait arriver en retard à un rendez-vous convenu à l’avance.

Oui, elle était là. De loin, il la vit marcher vers lui.

Martín s’arrêta, sentant les battements de son cœur.

La jeune femme s’avança vers lui et quand elle fut à ses côtés, elle lui dit :

Je t’attendais.

Martín sentit ses jambes flageoler.

― Moi ? ― demanda-t-il en rougissant.

Il n’osait pas la regarder, mais il put remarquer qu’elle était habillée d’un pull noir à col roulé et d’une jupe noire aussi, ou peut-être d’un bleu très foncé (il ne pouvait le préciser, et en réalité cela n’avait aucune importance). Il lui semblât que ses yeux étaient noirs.

― Les yeux noirs ? ― commenta Bruno.

Non, bien sûr : il lui avait semblé. Et lorsqu’il la vit la deuxième fois, il remarqua surpris que ses yeux étaient d’un vert foncé. Peut-être cette première impression était-elle dû au manque de lumière, ou à la timidité qui l’empêchait de la regarder en face, ou vraisemblablement, plutôt à ces deux causes réunies. Il put en outre observer, lors de cette deuxième rencontre, que ses cheveux longs et raides qu’il avait crû si noirs, avaient en réalité des reflets cuivrés. Plus tard, il compléta peu à peu son portrait : ses lèvres étaient grosses et sa bouche grande, voire très grande, avec des commissures pliées vers le bas, qui lui conféraient une impression d’amertume et de dédain.

« M’expliquer à moi comment est Alejandra, se dit Bruno, comment est son visage, comment sont les plies de sa bouche. » Et il pensa que c’était précisément ces plies dédaigneux et certain éclat ténébreux de ses yeux, ce qui distinguait par-dessus tout le visage d’Alejandra du visage de Georgina, celle qu’il avait en vérité aimé. Parce que maintenant, il le comprenait bien, c’était elle qu’il avait vraiment aimé, car quand il avait cru tomber amoureux d’Alejandra, c’était la mère d’Alejandra qu’il cherchait, comme ces moines médiévaux qui essayaient de déchiffrer le texte primitif sous les restaurations, sous les mots effacés et substitués. Et cette déraison avait été la cause de tristes mésententes avec Alejandra, ressentant parfois la même sensation que l’on pouvait avoir en arrivant, après beaucoup d’années d’absence, à la maison d’enfance et en essayant d’ouvrir une porte dans la nuit, se retrouver face à un mur. Bien sûr, son visage était presque le même que celui de Georgina : ses mêmes cheveux avec des reflets cuivrés, ses yeux gris-verts, sa même buche grande, ses mêmes pommettes mongoliques, sa même peau mate et pâle. Mais ce « presque » était d’autant plus atroce que subtil et imperceptible, puisque de cette façon la confusion était plus profonde et douloureuse. Étant donné qu’il ne suffit pas ― pensait-il ― des os et de la chair pour construire un visage, et c’est bien pour cela qu’il est infiniment moins physique que le corps : il est caractérisé par le regard, par le rictus de la bouche, par les rides, par tout cet ensemble d’attributs quintessenciés avec lesquels l’âme se révèle à travers la chair. Raison pour laquelle, à l’instant même où quelqu’un meurt, son corps se transforme brusquement en une chose différente, suffisamment différente pour que l’on puisse affirmer : « on ne dirait pas la même personne », nonobstant avoir les mêmes os et la même matière qu’une seconde auparavant, une seconde avant ce mystérieux moment où l’âme quitte le corps et où celui-ci reste aussi mort qu’une maison quand s’en vont à jamais les êtres qui l’habitent et, notamment, y ayant souffert et aimé. Car ce ne sont pas les murs ni le toit ni le sol, ce qui individualise une maison, mais ces êtres qui lui donnent vie avec leurs conversations, leurs rires, leurs amours et leurs haines ; des êtres qui empreignent la maison de quelque chose d’immatérielle mais profonde, de quelque chose d’aussi peu matérielle que le sourire d’un visage, bien que ce fut au moyen d’objets physiques tels que les moquettes, les livres ou les couleurs. Car les tableaux que nous voyons aux murs, les couleurs avec lesquelles furent peintes portes et fenêtres, les motifs des moquettes, les fleurs que l’on trouve dans les pièces, les disques et les livres, même si ce ne sont que des objets matériels (tout comme appartiennent à la chair les lèvres et les sourcils), ce sont, toutefois, des manifestations de l’âme parce que l’âme ne peut se manifester à nos yeux de matière que par l’intermédiaire de la matière, et cela est une précarité de l’âme, mais aussi une curieuse subtilité.


***


Irène nous propose sa traduction :


Pendant ce temps-là, il ne fit que penser à la jeune inconnue et tous les après-midi, il s'asseyait sur ce banc avec le même mélange de crainte et d'espoir. Jusqu'à ce qu'un jour, pensant que tout cela était une déraison, il décida d'aller à la Boca au lieu de se rendre une fois de plus, bêtement, sur le banc du parc Lezama. Et il se trouvait déjà rue Almirante Brown, lorsqu'il commença à revenir sur ses pas pour se rendre sur le lieu habituel ; tout d'abord lentement et comme s'il hésitait, avec timidité ; ensuite avec une certaine presse qui se termina en course, comme s'il eut pu arriver en retard à un rendez-vous convenu d'avance. Oui, elle était bien là. De loin, il vit qu'elle marchait vers lui.
Martín s'arrêta, sentant battre son cœur.
La jeune femme alla vers lui et lorsqu'elle fut à ses côtés, elle lui dit : - Je t'attendais.
Martín sentit que ses jambes flageolaient -Moi ? Demanda t-il en rougissant.
Il n'osait pas la regarder, mais il put remarquer qu'elle portait un sweat-shirt noir à col roulé ainsi qu'une jupe noire, ou bien d'un bleu très foncé (il ne pouvait pas le préciser et en réalité, cela n'avait aucune espèce d'importance). Il lui sembla qu'elle avait les yeux noirs. -Les yeux noirs ? - commenta Bruno.
Non, c'est évident : il lui avait semblé. Et quand il la vit pour la deuxième fois, il remarqua surpris que ses yeux étaient d'un vert foncé. Peut-être cette première impression était-elle dûe au manque de lumière ou à la timidité qui l'empêchait de la regarder en face, ou vraisemblablement pour les deux raisons à la fois. Il put également observer lors de cette deuxième rencontre, que ces cheveux longs et raides qu'il avait cru si noirs, avaient en réalité des reflets cuivrés. Plus tard, il compléta peu à peu son portrait : elle avait des lèvres charnues et une grande bouche, peut-être même très grande avec des commissures plissées vers le bas qui conféraient une sensation d'amertume et de dédain.
M'expliquer à moi comment est Alejandra, se dit Bruno, comment est son visage, comment sont les plis de sa bouche. “Et il pensa que c'étaient précisément ces plis dédaigneux et un certain éclat ténébreux de ses yeux qui distinguaient surtout le visage d'Alejandra de celui de Georgina, celle qu'il avait tant aimée. Parce que maintenant il le comprenait, c'est elle qu'il avait vraiment aimé, et en fait quand il crut s'éprendre d'Alejandra, c'est la mère d'Alejandra qu'il recherchait, comme ces moines du Moyen-Age qui essayaient de déchiffrer le texte primitif sous les restaurations, sous les mots effacés et remplacés. Et cette folie avait été la cause de tristes désaccords avec Alejandra, où il ressentit parfois la même sensation que quelqu'un qui reviendrait dans la maison de son enfance – après de nombreuses années d'absence – pourrait avoir en essayant d'ouvrir une porte dans la nuit et en se trouvant face à un mur. Bien sûr, son visage était presque le même que celui de Georgina : les mêmes cheveux noirs aux reflets cuivrés, les yeux gris-verts, la même grande bouche, les mêmes pommettes saillantes, la même peau pale et mate. Mais ce “presque” était atroce et ce d'autant plus qu'il était subtil et imperceptible, parce qu'ainsi la confusion était plus profonde et douloureuse. Etant donné qu'il ne suffit pas -pensait-il- d'avoir des os et de la chair pour construire un visage et c'est pour cela même qu'il est infiniment moins physique que le corps : il est imprégné par le regard, par le rictus de la bouche, par les rides, par tout cet ensemble d'attributs subtils par lesquels l'âme se révèle à travers la chair. Raison pour laquelle, à l'instant même où une personne meurt, son corps se transforme brusquement en une chose différente, tellement différente qu'on peut dire “on a l'impression que ce n'est la même personne”, cependant, avoir les mêmes os et la même matière qu'une seconde auparavant, une seconde avant ce mystérieux moment où l'âme quitte le corps et où celui-ci reste aussi mort qu'une maison lorsque s'en vont pour toujours les êtres qui l'habitent et surtout qui y ont souffert et s'y sont aimés. Et bien, ce ne sont ni les murs, ni le plafond, ni le sol qui personnalisent la maison mais ces êtres qui l'habitent, avec leurs conversations, leurs rires, leurs amours et leurs haines ; des êtres qui imprègnent la maison de quelque chose d'immatériel mais profond, de quelque chose d'aussi peu matériel que le sourire sur un visage et même si c'est à partir d'objets physiques comme des tapis, des livres ou des couleurs. Et bien, les tableaux que nous voyons accrochés aux murs, les couleurs qui ont été appliquées sur les portes et les fenêtres, les motifs des tapis, les fleurs que nous trouvons dans les chambres, les disques et les livres, même s'il s'agit d'objets matériels (tout comme les lèvres et les sourcils sont faits de chair ), ce sont néanmoins des manifestations de l'âme ; étant donné que l'âme ne peut se manifester à nos yeux de matière qu'à travers la matière, et c'est là une précarité de l'âme mais également une étrange subtilité.

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