Adolfo Bioy Casares, Las aventuras del Capitán Morris
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Justine nous propose sa traduction :
Avec Morris, nous nous connaissons depuis toujours ; nous n'avons jamais été amis. J'ai beaucoup aimé son père. C'était un vieil homme d'une grande bonté, au visage pâle, rond, au crâne rasé et aux yeux bleus, il avait un regard excessivement dur et vif ; il éprouvait un incontrôlable patriotisme gallois, il avait l'irrépréssible manie de conter des légendes celtes. Pendant de nombreuses années, (les plus heureuses de ma vie) il a été mon professeur. Tous les après-midis, nous étudiions un peu : lui racontait, et moi, j'écoutais les aventures des Mabinogion et ensuite nous reprenions des forces en buvant des matés au caramel. Ireneo marchait à travers champs ; il chassait des oiseaux et des souris et avec un canif, un fil et une aiguille, il formait des cadavres hétérogènes ; le vieux Morris disait qu'Ireneo allait devenir médecin. J'allais devenir inventeur, parce que j'abhorrais les expériences de Ireneo et parce qu'une fois, j'avais dessiné un ballon à ressorts, qui permettrait les voyages interplanétaires les plus longs, et un moteur hydraulique, qui une fois en marche, ne s'arrêterait jamais. Ireneo et moi étions distants, à cause d'une antipathie mutuelle et constante. Désormais, lorsque nous nous rencontrons, nous ressentons un grand bonheur, la nostalgie et l'affection fleurissent, nous répétons un bref dialogue – parsemé d'allusions enthousiastes à une amitié et à un passé imaginaires –, et après ça, nous ne savons pas quoi nous dire.
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Nathalie nous propose sa traduction :
Morris et moi sommes de vieilles connaissances, pourtant nous n’avons jamais été amis. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour son père. C’était un vieil homme merveilleux, il avait le visage rond et pâle, la tête rasée, et des yeux bleus extrêmement durs et vifs. Patriote gallois incontrôlable, il ne pouvait s’empêcher de raconter des légendes celtes. Pendant de nombreuses années (les plus heureuses de ma vie) il avait été mon professeur. Chaque après-midi nous étudiions un peu, il racontait les aventures des Mabinogion et moi j’écoutais, et tout de suite après nous reprenions des forces en buvant du maté avec du sucre brulé. Ireneo se promenait sous les préaux , il chassait des oiseaux et des rats, et à l’aide d’un canif, d’un fil et d’une aiguille, il assemblait des cadavres hétéroclites. Morris, le père, disait qu’Ireneo deviendrait médecin et moi je deviendrais inventeur, parce que j’avais horreur des expériences d’ Ireneo et parce qu’une fois j’avais dessiné une balle munie de ressorts -qui rendrait possible les plus grands voyages interplanétaires capables d’accélérer le temps- et un moteur hydraulique, lequel, une fois en marche, ne s’arrêterait jamais. L’antipathie que, sciemment, nous avions l’un pour l’autre nous rendait distants. Maintenant, lorsque nous nous retrouvons, nous éprouvons un grand bonheur, les moments nostalgiques et les amabilités fleurissent, nous rejouons un court dialogue émaillé d’allusions enflammées à propos d’une amitié et d’ un passé imaginaires, et l’instant d’après nous n’avons plus rien à nous dire.
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