La grenouille et le bénitier
Je vais vous raconter une histoire, ni drôle ni triste, ni fantastique ni merveilleuse ; une histoire, tout simplement. Peut-être vous fera-t-elle réfléchir aux aléas de la vie, peut-être pas. D’ailleurs, je préfère vous informer dès maintenant, je n’ai aucune intention spécifique, aucune prétention particulière. Il ne s’agit que de discours, rien de plus, je vous raconte une histoire, point. Je dois bien l’avouer, j’appréhende tout de même votre réaction quand vous en connaîtrez la chute. Peut-être me détesterez-vous, sûrement même ! Il est évident que je passerai à vos yeux pour un être dénué de toute sensibilité, ce à quoi je répondrai, pour ma défense, qu’à l’époque, je n’avais aucune connaissance des éléments dont je vais vous faire part. J’aimerais également préciser que je n’étais pas seul et que je ne puis donc être accusé d’une manière aussi catégorique. Bref, je vois que vous vous impatientez ; les nerfs rouges dans vos yeux s’étendent aussi rapidement que le pétrole de l’Erika sur les côtes bretonnes, et votre visage se raidit comme quand vous entendez Johnny Hallyday à la radio. Soit, je n’insiste pas davantage et commence donc mon récit.
Tout a commencé dans un petit village du Doubs. Certaines personnes moqueuses –dont je tairai évidemment le nom– vous diront que c’est une obscure contrée française. Pas du tout, pas plus obscure qu’ailleurs ! Mais ne nous éloignons pas ce qui nous intéresse aujourd’hui. Continuons, voulez-vous. Donc, tout a commencé dans un petit village du Doubs, la nature était chatoyante et envahissait collines et montagnes, champs et forêts. Les rumeurs de la ville n’avaient pas droit de cité, le calme était de mise, le parfum de la résine de sapin, des vertes prairies fleuries, des pommiers en fleurs se diffusaient dans l’air et pénétraient au plus profond de votre être à vous en dérober le cœur. Entendons-nous bien, je plante le décor. Toujours est-il que c’est dans cet environnement naturel que s’est produit ce qui suit. Près d’une petite marre, vivait une communauté de grenouilles. Elles étaient fort bien installées et jouissaient de chaque instant que leur offrait Mère Nature. Parmi elles était une grenouille nommée Aglaé, une jeune batracienne, jolie de sa personne, célibataire de son état. Elle aimait gober les mouches, jouer au cricket, retrouver ses copines au bar de l’Amphibian Pub et plonger dans la marre sous le regard ébahi de ses congénères masculins à la vue de sa splendide silhouette verdâtre.
Un jour qu’elle se baladait, elle s’arrêta devant la porte entre-ouverte de l’église. Piquée par sa nature curieuse, elle entra dans le monument en prenant soin de longer les murs. Son attention fut tout de suite attirée par le bénitier, tout de pierre taillé. Elle ne put contrôler son envie de découvrir ce qui se passait là et, surtout, succomber à la tentation de faire un plongeon dans l’eau bénite.
Malheureusement, elle fut découverte par Eglantine Michaux, une petite septuagénaire acariâtre qui tenta, sans plus attendre, de la faire fuir avec force et énergie, du moins autant que sa frêle silhouette et sa petite taille le lui permettaient. Peut-être la mamie craignait-elle que se reproduise la deuxième plaie d’Egypte, qu’un homme de foi n’apparaisse dans le paysage rural, étende sa main avec son bâton sur les fleuves, les canaux et les marais, et fasse monter les grenouilles sur la terre du Doubs (Exode, 8,1). Cependant, Aglaé ne pouvait se résoudre à rester sur un échec. Voilà pourquoi, chaque jour, elle se rendait discrètement à l’église pour tenter d’atteindre son objectif, de surmonter l’obstacle de la hauteur. Elle sentait que chaque jour elle gagnait quelques centimètres et que, très vite, elle arriverait, d’un bond, à se percher sur le rebord du bénitier. Mais chaque jour elle trouvait mémé Michaux, tapie derrière les colonnes de l’église, étrangement vêtue d’un petit gilet gris et d’un pantalon en treillis. Faire fuir la grenouille, l’esprit impur, c’était SON combat, SA bataille. Je parle d’esprit impur car, pour y mettre autant de zèle, d’ardeur et d’énergie, la mamie devait prendre au pied de la lettre le passage de la Bible qui disait : « Puis, de la gueule du Dragon, et de la gueule de la Bête, et de la gueule du faux prophète, je vis surgir trois esprits impurs, comme des grenouilles » (Apocalypse, 16, 13). Une fois, alors qu’elle poursuivait l’amphibien dans le déambulatoire de l’église, la Michaux eut une crise cardiaque. Elle s’effondra sur le sol dallé et ne se releva plus. Aglaé profita de l’accalmie pour se cacher sous l’autel.
Vous l’ignoriez, n’est-ce pas ? Mais c’est bien dans ces circonstances qu’a disparu Eglantine Michaux. En fait, au village tout le monde avait cru qu’elle avait eu une crise cardiaque en surprenant son époux Edouard au lit avec Zarma Pichard. Le pauvre Edouard a souffert de cette rumeur. Bref, là n’est pas la question. Une fois la mamie disparue, Aglaé avait finalement le champ libre pour s’adonner à son exercice préféré. C’est alors qu’un matin, après des semaines d’efforts intensifs et d’essais plus ou moins probants, Aglaé put sourire, triomphante, sereine et fière, sur le bénitier. Ce jour-là deux bonds lui furent nécessaires pour venir à bout de ses peines. Ce qu’elle découvrit là-haut dépassait de loin ses hypothèses les plus folles. Elle resta interdite, stupéfaite et émue par tant de beauté. Je vois à votre expression que vous n’êtes pas convaincu par cette histoire. N’allez pas croire que c’est son simple reflet qui la mettait dans tous ces états, non. C’était autre chose. Où en étais-je ? Ah, oui, elle resta donc émue par tant de beauté. Elle observa avec patience et admiration se profiler à ses côtés le reflet d’un jeune homme, coloré, lumineux, attendrissant. Il paraissait à la fois si près et si éloigné. Ses traits restaient flous, lointains. C’était une apparition. Finalement, elle était tellement subjuguée par la beauté de l’inconnu et surprise par son inattendue présence qu’elle se refusa à plonger dans l’eau bénite, de peur que l’image du prince ne disparût à jamais. Elle revenait tous les jours, à la même heure, pour se voir aux côtés de son amoureux. Elle n’avait d’yeux que pour lui, elle en oubliait ses amis et sa vie dans la communauté. Le temps passé était tellement précieux qu’elle ne désirait pas quitter son bénitier. Puis, un jour, son cœur fut brisé pour les siècles des siècles. Une imprudente mouche se mit à voler près d’Aglaé. Si vous saviez à quel point vous m’exaspérez à soupirer de la sorte dès que je prononce un mot. Cessez de m’interrompre ! Bon, je disais, une mouche s’approcha dangereusement d’Aglaé, qui n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Il est évident que l’insecte, dont le bourdonnement ne faisait qu’augmenter l’appétit et l’instinct animal d’Aglaé, devait également être amoureux pour prendre autant de risques. Si Eglantine Michaux avait encore été de ce monde, il y a belle lurette qu’elle aurait poursuivi le monstre qui, lui aussi, faisait partie des dix plaies.
Cette petite mouche –nommée Oprah et résidant dans un nid sis quelques mètres plus haut –, voltigeait dans les airs, sereine comme une biche, avec une agilité déconcertante lorsque soudain un problème technique se produisit. En passant au dessus d’un cierge, un des réacteurs de l’appareil prit feu, le bolide perdit de l’altitude : « Oprah, à tour de contrôle, Oprah à tour de contrôle, nous perdons de l’altitude, je répète, nous perdons de l’altitude. Crash imminent ». Aglaé, perchée sur son bénitier comme une panthère sur une branche, regardait passivement, d’un œil étonné et amusé, la dégringolade de l’insecte. Quand elle s’aperçut qu’il s’apprêtait à faire un amerrissage d’urgence entre les deux yeux de son amant, elle fut prise d’une colère noire et bondit tout de go pour gober l’insecte avant qu’il ne vienne souiller le parfait reflet. Elle s’élança dans les airs, ouvrit son goitre et goba la mouche carbonisée, mais, malheureusement, elle ne bondit pas aussi bien qu’elle le voulut. Elle ne put rejoindre le rebord d’en face et tomba, comme un caillou dans une marre, dans l’eau du bénitier. Sa colère laissa très vite place à la déception quand elle s’aperçut que son prince, n’était autre que l’effet du soleil dans un vitrail qui se reflétait dans l’eau.
Se sentant stupide et humiliée, elle voulut fuir, loin, très loin, disparaître, se cacher. Elle sauta hors du bénitier et quitta les lieux, à la vitesse de l’éclair, pour s’enfuir dans la forêt. Mais, en bondissant sur le parvis de l’église, elle fut attrapée par un étrange bonhomme qui, aussitôt, la jeta dans un seau et l’emporta dans sa voiture.
Voilà comment, un dimanche matin dans un village du Doubs, j’ai mangé la grenouille Aglaé, juste grillée à la poêle, avec un peu de sel et un verre de Chardonnay.
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