« Dialogue impossible »
« Bonjour, je voudrais une boîte vide », avait-il dit. Il n’avait rien ajouté d’autre. Il l’avait regardée de ses deux yeux ronds, sans avoir l’air de demander quoi que ce soit d’extraordinaire : « Bonjour, je voudrais une boîte vide ».
Elle, qui ne voulait pas avoir l’air perplexe – elle aurait pu se trouver face à un psychopathe et il ne fallait surtout pas laisser paraître la moindre angoisse car il aurait tout de suite remarqué le changement d’attitude qu’elle adoptait par rapport au client précédent et alors il aurait su qu’on le prenait pour un fou et il n’aurait pas supporté et c’est là qu’il serait devenu dangereux et que sans aucun doute il aurait prononcé la première phrase pas agressive non mais provocatrice à laquelle elle n’aurait su répondre que par un bégaiement inaudible qui n’aurait fait qu’empirer les choses et il aurait sorti un couteau ou peut-être même une arme à feu – lui répondit le plus naturellement du monde : « Vous savez de quel modèle vous avez besoin ? »
Le type fronça un sourcil, eut un infime hochement de tête, ne baissa pas le regard. « Il faut qu’elle soit vide », se contenta-t-il de répliquer.
Là, elle comprit son erreur, mais sut qu’elle ne pouvait plus lutter, qu’à présent, elle était embarquée, il fallait que ce dialogue impossible se poursuive. Et elle poursuivit :
— Oui, mais avez-vous une idée de la taille qu’il vous faudrait ?
— Grande ou petite, ça ne change rien, le vide, c’est toujours aussi vide, quelle que soit la taille.
— Mais selon la taille, ses limites ne se situent pas au même endroit dans l’espace, vous comprenez.
— Je voudrais une boîte vide.
— Monsieur, c’est que… Il me faudrait un peu plus de précisions… Peut-être auriez-vous une ordonnance ?
— Pas cette fois, j’ai juste celle du mois dernier. C’est toujours la même.
— Alors montrez-la moi, peut-être qu’elle précise qu’il fallait renouveler… En tous cas, ça me permettra de vous enregistrer chez nous, ainsi que votre médecin traitant et votre mutuelle.
L’homme fouilla dans une poche de son pantalon puis tendit un papier dont chaque pliure avait effacé l’encre d’une écriture de toutes façons illisible.
— Je suis désolée, je ne peux rien lire là-dessus. Cela vous embêterait de me décrire exactement votre boîte ?
— Je vous l’ai déjà répété, elle doit être vide !
— Écoutez, j’ai bien compris, mais si vous ne me donnez pas plus de détails, je ne vais pas pouvoir vous aider, moi. Et puis je pourrais savoir ce que vous allez mettre dedans ? C’est vrai, quoi ! Vous vous pointez, on sait pas d’où vous débarquez, vous avez l’air con avec vos deux yeux tout ronds complètement inexpressifs, vous me demandez une boîte vide ici alors qu’on passe notre temps à vendre des boîtes pleines de médicaments, vous me donnez une vieille ordonnance pourrie que personne ne peut lire – d’ailleurs personne ne peut jamais lire les ordonnances, c’est une connerie d’affirmer que seuls les pharmaciens le peuvent, on donne n’importe quoi à nos clients, et puis tant mieux si vous restez en vie, sinon tant pis – et vous ne me dites même pas ce que vous allez mettre dedans ! Et je suis censée tout deviner alors que vous racontez n’importe quoi depuis que vous avez franchi cette porte et que vous me posez vos questions débiles ? Faites pas trop le malin, parce que des cinglés, on n’en voit défiler toute la journée, et vous me faites pas peur, mais alors pas du tout ! Alors vos boîtes, vous savez quoi ? Allez les chercher vous-même dans la réserve si ça vous chante et foutez-moi la paix !
Elle se tut. Elle tomba, sa tête s’écrasant sur le comptoir avec un bruit sourd. Il s’approcha, sortit un couteau de sa veste, fit une entaille au niveau de la nuque, puis cisailla tranquillement jusqu’à ce que la tête soit séparée du reste du corps. Il prit une paille, inséra une extrémité dans le corps, porta l’autre extrémité à ses lèvres. Il aspira. Il se saisit d’une bassine, et tout en gardant la paille à la bouche, se posta au-dessus de la bassine. Il souffla. Une masse informe remplit la bassine. Il renouvela l’opération en insérant la paille dans la tête puis en expirant vers la bassine. Il posa la paille. Il prit la tête dans sa main gauche et la base du cou dans sa main droite. Il les approcha l’une de l’autre. Lorsqu’il ne resta plus que quelques centimètres entre elles, elles se collèrent tels deux aimants. L’homme prit ce corps vide sous son bras et partit.
Le mois suivant, une jeune femme se présenta à la pharmacie : « Bonjour, je voudrais une boîte vide ». Elle n’ajouta rien d’autre.
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