« Réincarnation »
Vicky travaille dans l’immobilier, sur la côte ouest des États-Unis, et ça marche plutôt bien. Elle fait partie de ces nouveaux riches qui peuplent les beaux quartiers résidentiels de Los Angeles. Sa vie est assez prévisible, son quotidien toujours le même : travail, plage, sport, travail. Elle a de bons amis et un chien qui s’appelle Lovely.
Un jour, Mel, anthropologue de son état, lui propose de venir avec elle au Sénégal pour un voyage à la fois professionnel et touristique. Vicky hésite, elle n’a jamais envisagé de se rendre sur ce continent et qui plus est, dans un pays non-anglophone. Il faut dire que ses idées en termes d’égalité entre les êtres humains sont plutôt conservatrices ; ses opinions, héritées de celles de ses parents, sont principalement basées sur des préjugés tenaces. Malgré ses réticences, elle finit par accepter la proposition de son amie, parce qu’elle a besoin de vacances et surtout parce qu’elle ne peut pas être mieux accompagnée.
Après plus de quinze heures de vols, les voilà arrivées à Dakar. Les formalités douanières remplies, les deux jeunes femmes prennent un taxi en direction d’un hôtel situé dans le quartier touristique de Saly. Epuisées par le long périple qu’elles viennent d’effectuer, elles n’ont qu’une envie : se doucher et se jeter dans un bon lit équipe d’une moustiquaire. Le lendemain, elles se retrouvent pour prendre le petit-déjeuner ensemble avant de débuter leur première journée en terre africaine. Au programme : visite de l’île de Gorée. Mel est tout excitée, elle attend ce moment depuis plusieurs années déjà. Pour s’y rendre, nos deux touristes prennent un bateau, et une demi-heure plus tard, elles débarquent sur l’île.
En descendant du bateau, Vic a une drôle de sensation, une impression de déjà-vu. D’un point de vue esthétique, le lieu lui plaît, les rues sont propres et bordées de maisons coloniales, les gens sont sympathiques et accueillants. Finalement, ce n’est pas si mal l’Afrique. En empruntant les ruelles sablonneuses au charme certain, Vic et Mel arrivent enfin devant la fameuse maison des esclaves.
En pénétrant dans ce lieu historique, le cœur de Vic s’accélère soudain. L’ambiance dans cet endroit lui semble étouffante. Au fur et à mesure qu’elle avance, ses poignets et ses chevilles se mettent à la brûler, sa respiration se fait haletante, sa tête commence à tourner. Puis en entrant dans la cellule des femmes, Vic n’entend plus rien, juste le bourdonnement croissant de ses oreilles, ses jambes flageolent, elle s’évanouit. À son réveil, elle est toujours à l’intérieur de cette prison négrière, on lui tend une bouteille d’eau, on lui conseille de rester assise et de se reposer quelques instants. Mais comment le pourrait-elle dans ce lieu sinistre, elle est paniquée, elle a envie de s’enfuir en courant. Elle insiste pour se lever et convainc Mel de reprendre le bateau au plus vite pour rejoindre leur hôtel. Le reste du séjour se passe sans encombre mais est imprégné d’une grande mélancolie, même les bâtisses colorées de Saint-Louis ne réussissent pas à égayer le visage de Vic. Mais qu’est-ce qui se passe donc ? En montant dans l’avion qui la ramène chez elle, Vic a presque envie de pleurer. Mel ne reconnait pas son amie :
— Tu devrais aller voir quelqu’un pour en parler.
—Aller voir quelqu’un ? Un psy tu veux dire ? Mais pourquoi ? Je vais très bien. C’est juste le climat qui m’a rendue malade mais maintenant ça va.
—Quand même… j’ai un ami, ce n’est pas un psy, qui peut t’aider à comprendre… J’ai son numéro. Je te le passerai quand on arrivera L.A.
[…] Vic est encore sous le choc, elle marche lentement sur la plage. Comment cela peut-il être possible ? Elle ne peut pas y croire. Elle avait fini par accepter d’aller voir l’ami de Mel, un hypnothérapeute. Résultat de cette expérience : elle aurait été noire dans une vie antérieure. Noire et esclave. Pendant son état de semi-conscience, elle aurait décrit sa captivité dans une cellule moite au milieu d’autres femmes, sa séparation d’avec sa famille, les maladies, les cris, les accouplements forcés, les entraves aux pieds, les corps jetés dans une mer infestée requins. Et enfin le voyage, le long, l’interminable voyage dans les cales d’un navire venu d’Europe, la soif, la transpiration, l’entassement des corps, la peur et puis plus rien. Son récit s’était terminé là, elle était revenue à la réalité actuelle, une larme sur la joue. Elle était sortie de sa séance complètement bouleversée. Qui était-elle donc ? Jamais elle n’avait eu d’affinités avec les Noirs.
« Il est impossible que je fasse partie de leurs ancêtres, comment une âme de Noire peut-elle se retrouver dans un corps de Blanche ? Et comment avoir aussi peu d’intérêt pour les afro-américains ? Je n’ai même pas voté pour Obama aux dernières élections », dit-elle à voix haute sans s’en rendre compte. Vic ne comprend pas, elle ne nie pas non plus car ce qu’elle avait ressenti dans son corps, cette grande souffrance et cette douleur profonde, était tellement intense que cela relevait forcément du domaine métaphysique.
Désormais, Vic a un regard différent sur ce qui l’entoure, elle lit beaucoup surtout des livres d’histoire, Mel l’a initiée à l’anthropologie et elles prévoient, toutes les deux, de repartir en Afrique d’ici peu.
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