« Réincarnation »
C’était donc vrai : notre âme s’élève au-dessus de ce qui, désormais, était notre enveloppe charnelle, on reste un instant en suspension, à contempler cette scène surréaliste, puis on est attiré de force vers le haut, dans ce fameux tunnel sombre au bout duquel une puissante lumière nous aveugle. Je jette un dernier regard à mon ancien corps, mais sans éprouver de regret. C’est comme si en le quittant, tous mes problèmes avaient préféré rester avec lui plutôt que de partir avec moi vers l’inconnu. Au fur et à mesure que je me rapproche de la sortie, je ressens une grande félicité, et plus m’importe ce qui m’attend : je suis heureux.
À l’arrivée, je tombe sur un être entouré d’un halo lumineux qui semble m’attendre. À moitié opaque, il a un corps nu, mais dépourvu de sexe, ainsi qu’un visage d’enfant, mais ni de garçon, ni de fille : un ange. J’ignore pourquoi, mais il a l’air enchanté de me voir, comme si j’étais une vieille connaissance. Et là, je découvre une bien curieuse caractéristique de notre condition d’immortel. Sans remuer les lèvres, sans émettre le moindre son, je comprends immédiatement le message psychique de mon vis-à-vis. Je dois me rendre vers cette plateforme nuageuse à ma gauche, la deuxième pour être précis. En la voyant, une réminiscence me vient à l’esprit : je suis déjà venu ici. Plusieurs fois. Ce genre de souvenir n’appartient qu’à ceux qui sont présents en cette immensité céleste, les âmes libérées de leurs prisons charnelle sur Terre. Pour la première fois, un sentiment négatif s’insinue en moi. L’anxiété de savoir si, cette fois, ce sera la bonne. J’espère que la gaité de mon compagnon est de bon augure, car il est hors de question de retourner en bas.
Une fois au sommet, je découvre avec surprise quelques cadavres humains et animaux, mais sans nulle trace de blessures ou de souffrance. Avec surprise, car ce sont d’autres madeleines de Proust. C’était moi. Là, c’est moi, Lucretia, femme comblée mais malheureuse à l’époque de l’antiquité romaine. J’avais un époux aimant, mais mes sentiments n’étaient pas réciproques. Je ne supportais pas sa maladresse, sa naïveté, son manque d’autorité et de confiance en lui. Nos enfants étaient terribles, car dès que je mettais le holà, ils se tournaient vers leur père qui ne pouvait rien refuser à ses petits chéris. D’où mes envies de partenaires autoritaires dans mes vies à venir. Cet autre corps peut témoigner : Rajesh, architecte indien au cours du VIIème siècle. Ma femme avait du caractère, pour mon plus grand bonheur. Moi aussi, j’en avais. Elle voulait fonder une grande famille, moi pas, étant donné ma mauvaise expérience romaine. Nous avons eu une très violente dispute, et je l’ai tué involontairement, sa tête ayant heurté le rebord du mur. Rongé par le remord et noyé dans le chagrin, jamais je n’ai pu m’en remettre. De cette expérience, j’ai appris la maitrise de soi, et je n’ai plus jamais levé la main sur qui que ce soit.
Un peu plus loin, je vois mon corps quand j’étais Myriam. Un corps de petite fille. J’avais réussi à échapper à la vigilance de mes parents pour m’approcher trop près de l’eau. Dès lors, impossible de ne pas me méfier de l’eau dans mes vies ultérieures. Puis, je m’étais réincarné en âne. Rien de particulier à dire, si ce n’est que je suis resté une tête de mule. Par la suite, je suis devenu un chat angora. La condescendance n’a plus eu de secret pour moi. Mais un jour, j’ai alerté mes maitres d’une fuite de gaz dans la maison par les miaulements les plus agaçants que j’ai pu pousser. Par conséquent, j’ai pu avoir de nouveau un humain comme réincarnation. Henry, soldat des troupes napoléoniennes. J’avais survécu à la guerre, mais estropié. Au lieu de s’apitoyer sur mon sort, j’avais trouvé le courage de plaisanter sur ma piètre condition physique, au point de développer un sens de l’humour efficace, quoiqu’un peu trop noir. Des occasions de rire, j’allais en manquer avec Shinta, samouraï à la fin de l’ère Edo et aux balbutiements de l’ère Meiji. Je m’étais battu pour la fin du shogunat, pour un monde meilleur, avant de découvrir que le nouveau gouvernement que nous avons créé au prix de nombreuses vies était loin d’être idyllique. Les promesses politiques, c’était fini pour moi.
C’est étonnant de constater que malgré toutes ces vies, on en conserve des traces. Je viens de mourir au milieu du XXème siècle sous le nom de Felipe, un vulgaire rojo comme ils disaient dans mon pays. Ma famille s’était opposée à Franco pendant la guerre civile, et par conséquent, je n’ai pas eu la belle vie. Peu m’importait quelque part, parce que je me tenais à l’écart de tout courant politique. Contraint néanmoins de faire semblant, j’ai épousé une femme de famille nationaliste, avec qui j’ai eu un enfant, pas plus. Redoutant le courant dangereux du Guadalquivir, j’ai pris la décision d’éloigner ma famille et nous avons emménagé à Madrid, où j’ai pu faire mes preuves d’artiste comique au cirque de Ramper. Pas très longtemps malheureusement, à cause de la jalousie de certains compagnons qui me provoquaient parfois. Je n’avais jamais su comment je pouvais résister à l’envie de leur coller une bonne mandale. Ils s’en prenaient à moi parce que j’étais un provincial, moi, je leur rétorquais que la capitale ne faisait pas le talent et qu’ils ne valaient rien, tout en les regardant de haut. Notre directeur, Ramper, a voulu mettre les points sur les i, mais c’est que je ne me laissais pas faire. J’ai fini à la porte, ce qui ne m’a pas empêché de chercher, en vain, un autre endroit où proposer mes talents. Ma femme s’exaspérait de me voir obstiné à ne pas me mettre en quête d’un travail différent, mais c’était plus fort que moi. En fin de compte, j’ai été dénoncé comme étant un rojo puis exécuté à la caserne de Conde Duque. Et me voici dans l’attente du jugement de cette vie, afin de savoir si je mérite de rester, ou bien si on me redonne une chance d’avoir une vie réussie. Si seulement je savais ce que cela voulait dire, je ne serais pas là, je ne me tournerais pas vers mon juge céleste que je viens d’apercevoir un peu plus loin, prêt à procéder avec mon ange et moi-même à l’examen de ma dernière vie.
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