Je remercie Frédérique Pingault, de La librairie du tramway, à Lyon, d’avoir pris le temps (qu’elle n’avait pas) de répondre à mes questions.
Manon
Tressol : Comment êtes-vous devenue libraire ?
Frédérique Pingault :
Un peu par hasard. J’ai toujours aimé le commerce, en dehors de
mes études. J’aimais lire, mais je n’ai pas fait d’études
pour être libraire. Au départ, j’ai une maîtrise de géographie.
Ensuite, j’ai eu un parcours personnel un peu particulier, et puis
j’ai travaillé à la fnac : je n’ai pas tout de suite
travaillé en librairie, mais par la suite, j’y ai travaillé. Cela
alliait les deux choses que j’aimais, le commerce et la
littérature. J’ai alors suivi une formation professionnalisante
pour adultes, Gestionnaire d’unité commerciale en librairie,
dispensée par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon, en
neuf mois, avec 15 jours de stage au début de la formation et deux
mois à la fin, qui m’a permis de devenir libraire.
C’est vrai qu’il y a de
nombreux libraires qui le sont devenus par hasard, mais nous avons
tous au moins une formation professionnelle.
M.T. :
Pouvez-vous me présenter brièvement la Librairie du tramway ?
F.P. : Elle a été créée
il y a un peu plus de douze ans, par Anne Castinel. Elle avait suivi
la même formation que moi, mais l’avait arrêtée en cours d’année
parce qu’elle avait eu l’opportunité de louer ce local, situé
juste en face de ce qui allait devenir le nouveau palais de justice
de Lyon. Elle a eu du flair, et elle a eu raison, car c’est
aujourd’hui un petit quartier d’affaires avec de nombreux
fonctionnaires.
Au départ, il y avait une
employée, puis deux, avec Romain, qui est copropriétaire de la
librairie aujourd’hui.
C’était déjà une librairie
généraliste de quartier d’un peu plus de 100m², avec de
gros rayons littérature et jeunesse, mais où on y trouvait aussi de
la philosophie, des essais économiques, des livres de Beaux-arts,
etc.
Anne Castinel a eu de gros
problèmes de santé, et sa famille a décidé de vendre la
librairie. Romain voulait la racheter, mais pas seul, car c’était
déjà une assez grande librairie. Il m’a donc fait cette
proposition, et nous l’avons rachetée à deux, il y a deux ans et
demi.
Nous avons conservé la
librairie telle quelle, c’est-à-dire généraliste, mais nous
avons tout de même fait quelques changements. On s’est rendu compte que nos clients étaient les personnes qui travaillaient dans
le quartier, mais que ceux qui y habitaient étaient un peu délaissés
et achetaient leurs livres ailleurs, donc nous avons augmenté le
rayon jeunesse de manière significative.
Nous avons également augmenté
le rayon Beaux-arts, car il y a beaucoup de fonctionnaires et
d’avocats, par exemple, dans le quartier, c’est-à-dire une
clientèle avec un pouvoir d’achat assez élevé, qui peut se
permettre d’acheter des livres assez chers. Dans les deux cas, on
ne s’est pas trompés.
Enfin, nous avons également
développé une politique d’animation, avec des rencontres
d’auteurs, des débats, des signatures, etc. pour faire vivre
davantage la librairie.
M.T. :
Comment choisissez-vous les livres que vous vendez ?
F.P. : On pourrait dire
« Nous choisissons nos livres » : ce serait vrai et
faux. Nous voyons chaque mois les représentants commerciaux des
maisons d’édition pour qu’ils nous présentent ce qui sortira
deux mois plus tard. S’il s’agit d’auteurs déjà connus et
publiés, le représentant nous aiguille en fonction de ce que l’on
a déjà acheté, il nous connaît bien.
Si c’est un nouvel auteur, de
nouveaux ouvrages, le représentant nous guide. On souhaite choisir
nos ouvrages en fonction de ce que l’on aime.
Cependant, il y a quand-même
une logique commerciale, on suit la loi des 20/80, qui veut que 20 %
des livres vendus fassent 80 % de notre chiffre d’affaires.
Comme on souhaite être une librairie généraliste, non élitiste,
on vend parfois des livres qui ne nous plaisent pas, mais qui se
vendent beaucoup. Cela étant, la trésorerie que l’on constitue
avec ces ventes nous permet de mettre en avant des coups de cœur,
des livres que l’on a beaucoup aimés et qui sont moins connus.
Donc, oui, on fait en fonction
de ce qu’on aime, mais on ne peut pas se passer de ces
best-sellers. La réalité financière est là, et n’est pas facile
à gérer. C’est donc un savant dosage entre nos goûts et ce qui
se vend.
Et enfin, on ne peut pas
refuser de commander un livre. Si un client nous appelait pour
commander Mein Kampf,
on n’aurait pas le droit de refuser de le lui commander.
M.T. :
Quelle place a la littérature étrangère dans la librairie ?
Et la littérature hispanophone en particulier ?
F.P. : Nous avons un
problème avec notre logiciel informatique, donc je n’ai pas de
statistiques précises à vous fournir, mais à vue d’œil, nous
avons environ 50 % de notre rayon littérature (qui constitue
lui-même environ un tiers de la librairie) qui est composé de
littérature étrangère. En revanche, pour le domaine hispanophone,
c’est beaucoup plus réduit… Je dirais qu’il constitue 6 à 7 %
de notre rayon. En tous cas, cela se vend, il y a d’excellents
auteurs, c’est une littérature porteuse que l’on a envie de
défendre. Nous avons aussi décidé d’avoir un petit rayon de
livres en langue originale, mais nous n’avons que de l’anglais,
pas d’espagnol.
M.T. :
Quels
sont les défis et les difficultés du métier de libraire ?
F.P. : La
première grosse difficulté que je vois est le très faible taux de
rentabilité que nous avons. La loi Lang, faite par Jack Lang, alors
ministre de la culture, a encadré le prix du livre pour protéger
les libraires indépendants. Par exemple, une grande surface,
Leclerc, la Fnac, ou même Amazon ne peuvent pas vendre les livres à
un prix moins élevé que nous. La remise maximum que l’on peut
faire est de 5 %, par carte de fidélité, qui chez nous est
gratuite. Ce prix unique a permis aux libraires indépendants de
survivre, mais il y a aussi une contrepartie. On ne peut pas vendre
plus cher certains livres, nous avons donc un taux de rentabilité
faible, qui est d’environ 0,3 %. Voilà donc le premier défi
et la première difficulté : maintenir sa structure en vie en
prenant en compte le loyer, la masse salariale et nos propres
salaires. Ce n’est pas notre cas, mais il y a beaucoup de
directeurs de librairies qui ne se donnent pas de salaire.
Le deuxième défi est de faire
face au commerce sur Internet, tout d’abord pour les livres
papiers, mais aussi pour les livres numériques. Pour l’instant, le
livre numérique ne prend pas en France. Les liseuses ne marchent pas
encore très bien, les tablettes un peu plus. Il y a cinq ans, tous
les libraires indépendants pensaient qu’ils allaient couler,
aujourd’hui ils pensent tous que ça ira. Je pense qu’il faut
être prudent dans les deux cas : on est encore protégés, mais
ça prendra petit à petit, et en tant qu’indépendants, on ne
pourra pas lutter.
Par ailleurs, il y a aussi de
nombreux blogs qui fournissent de très bons conseils sur les livres
qu’ils ont lus. Ce sont des avis très justes, pointus, et ces
bloggeurs peuvent clairement nous remplacer, et cela me fait parfois
très peur, c’est sûr, parce que ça rend l’achat sur Internet
encore plus facile pour n’importe qui.
M.T. :
Quels sont vos rapports avec les éditeurs ?
F.P. : Notre
principal interlocuteur est le représentant commercial, comme nous
l’avons déjà dit. Nous rencontrons aussi les éditeurs à
plusieurs époques de l’année, par exemple au moment des réunions
qui préparent la rentrée littéraire, où les éditeurs se
déplacent en province (puisqu’ils sont la plupart du temps à
Paris). D’autre part, comme nous organisons des rencontres
d’auteurs, on contacte systématiquement leurs éditeurs, et en
général, il se déplace avec eux. Nos rapports sont plutôt
cordiaux avec les éditeurs.
Il faut cependant différencier
éditeurs et distributeurs. Les éditeurs se groupent pour distribuer
leurs livres, ce ne sont pas eux qui nous fournissent, donc nos
interlocuteurs sont surtout les distributeurs, qui eux sont dans une
logique économique capitaliste, et cela prend le pas sur nos
relations avec les éditeurs. Avec un éditeur, on parle de
littérature, avec un distributeur, de logique commerciale. Cela
étant, les éditeurs ne sont plus les grands défenseurs des
libraires indépendants et les libraires indépendants ne sont plus
les grands défenseurs des éditeurs. La sonnette d’alarme a été
tirée il y a quelques années, donc les rapports se sont assouplis,
mais dans tous les cas, ce ne sont pas eux qui ont le pouvoir… Ils
sont donc eux aussi coincés dans cette logique économique.
M.T. :
Quels sont vos rapports avec les auteurs et / ou les
traducteurs ?
F.P. : Nous avons très
peu de rapports avec les auteurs. Si on ne décidait pas de faire de
rencontres, on n’en n’aurait pas du tout ! Mais quand cela
arrive, tout se passe très bien, ils sont contents que l’on
défende leur livre, qu’on l’ait aimé, et nous sommes contents
qu’ils viennent, puisque c’est grâce à eux que l’on existe.
Personnellement, je n’ai jamais été déçue de ces rencontres. On
rencontre parfois aussi des auteurs sur les salons, comme
prochainement Quai du
polar à Lyon, mais
si on ne fait pas la démarche, on n’en rencontre pas.
Quant aux traducteurs, il nous est arrivé seulement deux fois d’en faire venir pour des rencontres (sur trente ou quarante), et c’étaient dans des cas particuliers. Sophie Benech, qui a une maison d’éditions, Interférences, est aussi traductrice du russe, et travaille notamment pour Gallimard. Elle est venue parler de son métier d’éditrice, mais aussi et surtout de son métier de traductrice.
Quant aux traducteurs, il nous est arrivé seulement deux fois d’en faire venir pour des rencontres (sur trente ou quarante), et c’étaient dans des cas particuliers. Sophie Benech, qui a une maison d’éditions, Interférences, est aussi traductrice du russe, et travaille notamment pour Gallimard. Elle est venue parler de son métier d’éditrice, mais aussi et surtout de son métier de traductrice.
Nous avons aussi fait venir
Christophe Claro, auteur, mais aussi traducteur de l’américain et
également directeur de la collection Lot 49 aux éditions Le
Cherche-midi, c’était très intéressant. Mais sur trente ou
quarante rencontres, nous n’avons donc reçu que deux traducteurs.
Cependant, nous travaillons
beaucoup avec L’atelier du tilde, maison d’édition lyonnaise
fondée par des traducteurs de l’espagnol. Ils s’attachent
surtout à faire découvrir de petits auteurs peu connus, et ont
également misé sur un important travail graphique. Leurs livres
sont beaux, parfois cartonnés, c’est très imaginatif, et nous
aimons beaucoup mettre leur travail en avant.
M.T. :
Comment
faites-vous « connaître » les livres que vous aimez auprès des
clients ?
F.P. : Il faut partir du
principe suivant : quand quelqu’un entre dans une librairie
indépendante, ce n’est pas vraiment par hasard, c’est qu’il
recherche des conseils plus pertinents que dans un grand magasin
comme la fnac ou un supermarché. À ce moment-là, nous défendons
les livres que nous aimons. On a aussi un système de bandeaux « coup
de cœur » que l’on accroche sur certains livres avec
quelques phrases d’accroche.
Nous avons également mis en
place, comme nous l’avons dit plus haut, le système de rencontres,
et on ne fait venir que des auteurs que nous avons aimés ; ces
rencontres ne nous rapportent rien financièrement, mais elles
permettent de faire connaître et vivre la librairie, que les gens du
quartier viennent nous voir. Enfin, on a une newsletter où l’on
annonce ces rencontres et où l’on annonce trois coups de cœur :
nous sommes trois à travailler, donc nous donnons chacun notre coup
de cœur, qui peut être de la littérature comme un essai
historique, ou même jeunesse, on ne se donne pas de limites.
M.T. :
Vous
avez déjà un peu répondu à ma question, mais que pensez-vous des
sites de vente en ligne ?
Mais je trouve ça très bien !
Je pense vraiment que ça donne un accès à la culture au plus grand
nombre, je pense par exemple aux gens qui n’habitent pas en ville
et n’ont pas forcément de librairie facile d’accès et ne
peuvent pas facilement se procurer de livres. La présence des ventes
en ligne ne me dérange pas en soi, ce que je reproche à des sites
comme Amazon, par exemple, c’est d’avoir des frais de port
gratuits, car cela, nous, nous ne pourrions pas nous le permettre ;
c’est donc une baisse déguisée du prix et une concurrence
déloyale.
M.T. :
Quelles
sont vos perspectives pour l'avenir ?
Un an après le rachat avec
Romain, nous avons recruté une apprentie, que l’on va embaucher
après ses deux ans d’apprentissage, et on espère de nouveau
recruter un apprenti au mois de septembre, et continuer voire
augmenter le rythme des rencontres, que l’on accompagne en général
avec un petit concert.
En fait, je souhaite que cela
continue comme maintenant, tout va bien à la librairie. Le contexte
de crise économique est là, c’est certain, et il faut le prendre
en compte, et vous m’auriez demandé il y a quelques années mes
perspectives, je vous aurais sûrement répondu « peut-être un
agrandissement de la librairie », ce qui est impossible
aujourd’hui. Cela dit, je pense qu’il ne faut pas sombrer dans le
pessimisme.
Donc, en clair, les
perspectives sont de recruter quelqu’un d’autre pour mieux faire
notre travail, de continuer cette politique d’animation et
d’attendre que ces années noires passent le mieux possible.

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