mardi 5 mars 2013

Entretien avec Frédérique Pingault – librairie du Tramway, à Lyon ; réalisé par Manon Tressol


Je remercie Frédérique Pingault, de La librairie du tramway, à Lyon, d’avoir pris le temps (qu’elle n’avait pas) de répondre à mes questions.



Manon Tressol : Comment êtes-vous devenue libraire ?
Frédérique Pingault : Un peu par hasard. J’ai toujours aimé le commerce, en dehors de mes études. J’aimais lire, mais je n’ai pas fait d’études pour être libraire. Au départ, j’ai une maîtrise de géographie. Ensuite, j’ai eu un parcours personnel un peu particulier, et puis j’ai travaillé à la fnac : je n’ai pas tout de suite travaillé en librairie, mais par la suite, j’y ai travaillé. Cela alliait les deux choses que j’aimais, le commerce et la littérature. J’ai alors suivi une formation professionnalisante pour adultes, Gestionnaire d’unité commerciale en librairie, dispensée par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon, en neuf mois, avec 15 jours de stage au début de la formation et deux mois à la fin, qui m’a permis de devenir libraire.
C’est vrai qu’il y a de nombreux libraires qui le sont devenus par hasard, mais nous avons tous au moins une formation professionnelle.

M.T. : Pouvez-vous me présenter brièvement la Librairie du tramway ?
F.P. : Elle a été créée il y a un peu plus de douze ans, par Anne Castinel. Elle avait suivi la même formation que moi, mais l’avait arrêtée en cours d’année parce qu’elle avait eu l’opportunité de louer ce local, situé juste en face de ce qui allait devenir le nouveau palais de justice de Lyon. Elle a eu du flair, et elle a eu raison, car c’est aujourd’hui un petit quartier d’affaires avec de nombreux fonctionnaires.
Au départ, il y avait une employée, puis deux, avec Romain, qui est copropriétaire de la librairie aujourd’hui.
C’était déjà une librairie généraliste de quartier d’un peu plus de 100m², avec de gros rayons littérature et jeunesse, mais où on y trouvait aussi de la philosophie, des essais économiques, des livres de Beaux-arts, etc.
Anne Castinel a eu de gros problèmes de santé, et sa famille a décidé de vendre la librairie. Romain voulait la racheter, mais pas seul, car c’était déjà une assez grande librairie. Il m’a donc fait cette proposition, et nous l’avons rachetée à deux, il y a deux ans et demi.
Nous avons conservé la librairie telle quelle, c’est-à-dire généraliste, mais nous avons tout de même fait quelques changements. On s’est rendu compte que nos clients étaient les personnes qui travaillaient dans le quartier, mais que ceux qui y habitaient étaient un peu délaissés et achetaient leurs livres ailleurs, donc nous avons augmenté le rayon jeunesse de manière significative.
Nous avons également augmenté le rayon Beaux-arts, car il y a beaucoup de fonctionnaires et d’avocats, par exemple, dans le quartier, c’est-à-dire une clientèle avec un pouvoir d’achat assez élevé, qui peut se permettre d’acheter des livres assez chers. Dans les deux cas, on ne s’est pas trompés.
Enfin, nous avons également développé une politique d’animation, avec des rencontres d’auteurs, des débats, des signatures, etc. pour faire vivre davantage la librairie.

M.T. : Comment choisissez-vous les livres que vous vendez ?
F.P. : On pourrait dire « Nous choisissons nos livres » : ce serait vrai et faux. Nous voyons chaque mois les représentants commerciaux des maisons d’édition pour qu’ils nous présentent ce qui sortira deux mois plus tard. S’il s’agit d’auteurs déjà connus et publiés, le représentant nous aiguille en fonction de ce que l’on a déjà acheté, il nous connaît bien.
Si c’est un nouvel auteur, de nouveaux ouvrages, le représentant nous guide. On souhaite choisir nos ouvrages en fonction de ce que l’on aime.
Cependant, il y a quand-même une logique commerciale, on suit la loi des 20/80, qui veut que 20 % des livres vendus fassent 80 % de notre chiffre d’affaires. Comme on souhaite être une librairie généraliste, non élitiste, on vend parfois des livres qui ne nous plaisent pas, mais qui se vendent beaucoup. Cela étant, la trésorerie que l’on constitue avec ces ventes nous permet de mettre en avant des coups de cœur, des livres que l’on a beaucoup aimés et qui sont moins connus.
Donc, oui, on fait en fonction de ce qu’on aime, mais on ne peut pas se passer de ces best-sellers. La réalité financière est là, et n’est pas facile à gérer. C’est donc un savant dosage entre nos goûts et ce qui se vend.
Et enfin, on ne peut pas refuser de commander un livre. Si un client nous appelait pour commander Mein Kampf, on n’aurait pas le droit de refuser de le lui commander.

M.T. : Quelle place a la littérature étrangère dans la librairie ? Et la littérature hispanophone en particulier ?
F.P. : Nous avons un problème avec notre logiciel informatique, donc je n’ai pas de statistiques précises à vous fournir, mais à vue d’œil, nous avons environ 50 % de notre rayon littérature (qui constitue lui-même environ un tiers de la librairie) qui est composé de littérature étrangère. En revanche, pour le domaine hispanophone, c’est beaucoup plus réduit… Je dirais qu’il constitue 6 à 7 % de notre rayon. En tous cas, cela se vend, il y a d’excellents auteurs, c’est une littérature porteuse que l’on a envie de défendre. Nous avons aussi décidé d’avoir un petit rayon de livres en langue originale, mais nous n’avons que de l’anglais, pas d’espagnol.

M.T. : Quels sont les défis et les difficultés du métier de libraire ?
F.P. : La première grosse difficulté que je vois est le très faible taux de rentabilité que nous avons. La loi Lang, faite par Jack Lang, alors ministre de la culture, a encadré le prix du livre pour protéger les libraires indépendants. Par exemple, une grande surface, Leclerc, la Fnac, ou même Amazon ne peuvent pas vendre les livres à un prix moins élevé que nous. La remise maximum que l’on peut faire est de 5 %, par carte de fidélité, qui chez nous est gratuite. Ce prix unique a permis aux libraires indépendants de survivre, mais il y a aussi une contrepartie. On ne peut pas vendre plus cher certains livres, nous avons donc un taux de rentabilité faible, qui est d’environ 0,3 %. Voilà donc le premier défi et la première difficulté : maintenir sa structure en vie en prenant en compte le loyer, la masse salariale et nos propres salaires. Ce n’est pas notre cas, mais il y a beaucoup de directeurs de librairies qui ne se donnent pas de salaire.
Le deuxième défi est de faire face au commerce sur Internet, tout d’abord pour les livres papiers, mais aussi pour les livres numériques. Pour l’instant, le livre numérique ne prend pas en France. Les liseuses ne marchent pas encore très bien, les tablettes un peu plus. Il y a cinq ans, tous les libraires indépendants pensaient qu’ils allaient couler, aujourd’hui ils pensent tous que ça ira. Je pense qu’il faut être prudent dans les deux cas : on est encore protégés, mais ça prendra petit à petit, et en tant qu’indépendants, on ne pourra pas lutter.
Par ailleurs, il y a aussi de nombreux blogs qui fournissent de très bons conseils sur les livres qu’ils ont lus. Ce sont des avis très justes, pointus, et ces bloggeurs peuvent clairement nous remplacer, et cela me fait parfois très peur, c’est sûr, parce que ça rend l’achat sur Internet encore plus facile pour n’importe qui.

M.T. : Quels sont vos rapports avec les éditeurs ?
F.P. : Notre principal interlocuteur est le représentant commercial, comme nous l’avons déjà dit. Nous rencontrons aussi les éditeurs à plusieurs époques de l’année, par exemple au moment des réunions qui préparent la rentrée littéraire, où les éditeurs se déplacent en province (puisqu’ils sont la plupart du temps à Paris). D’autre part, comme nous organisons des rencontres d’auteurs, on contacte systématiquement leurs éditeurs, et en général, il se déplace avec eux. Nos rapports sont plutôt cordiaux avec les éditeurs.
Il faut cependant différencier éditeurs et distributeurs. Les éditeurs se groupent pour distribuer leurs livres, ce ne sont pas eux qui nous fournissent, donc nos interlocuteurs sont surtout les distributeurs, qui eux sont dans une logique économique capitaliste, et cela prend le pas sur nos relations avec les éditeurs. Avec un éditeur, on parle de littérature, avec un distributeur, de logique commerciale. Cela étant, les éditeurs ne sont plus les grands défenseurs des libraires indépendants et les libraires indépendants ne sont plus les grands défenseurs des éditeurs. La sonnette d’alarme a été tirée il y a quelques années, donc les rapports se sont assouplis, mais dans tous les cas, ce ne sont pas eux qui ont le pouvoir… Ils sont donc eux aussi coincés dans cette logique économique.

M.T. : Quels sont vos rapports avec les auteurs et / ou les traducteurs ?
F.P. : Nous avons très peu de rapports avec les auteurs. Si on ne décidait pas de faire de rencontres, on n’en n’aurait pas du tout ! Mais quand cela arrive, tout se passe très bien, ils sont contents que l’on défende leur livre, qu’on l’ait aimé, et nous sommes contents qu’ils viennent, puisque c’est grâce à eux que l’on existe. Personnellement, je n’ai jamais été déçue de ces rencontres. On rencontre parfois aussi des auteurs sur les salons, comme prochainement Quai du polar à Lyon, mais si on ne fait pas la démarche, on n’en rencontre pas.
Quant aux traducteurs, il nous est arrivé seulement deux fois d’en faire venir pour des rencontres (sur trente ou quarante), et c’étaient dans des cas particuliers. Sophie Benech, qui a une maison d’éditions, Interférences, est aussi traductrice du russe, et travaille notamment pour Gallimard. Elle est venue parler de son métier d’éditrice, mais aussi et surtout de son métier de traductrice.
Nous avons aussi fait venir Christophe Claro, auteur, mais aussi traducteur de l’américain et également directeur de la collection Lot 49 aux éditions Le Cherche-midi, c’était très intéressant. Mais sur trente ou quarante rencontres, nous n’avons donc reçu que deux traducteurs.
Cependant, nous travaillons beaucoup avec L’atelier du tilde, maison d’édition lyonnaise fondée par des traducteurs de l’espagnol. Ils s’attachent surtout à faire découvrir de petits auteurs peu connus, et ont également misé sur un important travail graphique. Leurs livres sont beaux, parfois cartonnés, c’est très imaginatif, et nous aimons beaucoup mettre leur travail en avant.

M.T. : Comment faites-vous « connaître » les livres que vous aimez auprès des clients ?
F.P. : Il faut partir du principe suivant : quand quelqu’un entre dans une librairie indépendante, ce n’est pas vraiment par hasard, c’est qu’il recherche des conseils plus pertinents que dans un grand magasin comme la fnac ou un supermarché. À ce moment-là, nous défendons les livres que nous aimons. On a aussi un système de bandeaux « coup de cœur » que l’on accroche sur certains livres avec quelques phrases d’accroche.
Nous avons également mis en place, comme nous l’avons dit plus haut, le système de rencontres, et on ne fait venir que des auteurs que nous avons aimés ; ces rencontres ne nous rapportent rien financièrement, mais elles permettent de faire connaître et vivre la librairie, que les gens du quartier viennent nous voir. Enfin, on a une newsletter où l’on annonce ces rencontres et où l’on annonce trois coups de cœur : nous sommes trois à travailler, donc nous donnons chacun notre coup de cœur, qui peut être de la littérature comme un essai historique, ou même jeunesse, on ne se donne pas de limites.

M.T. : Vous avez déjà un peu répondu à ma question, mais que pensez-vous des sites de vente en ligne ?
Mais je trouve ça très bien ! Je pense vraiment que ça donne un accès à la culture au plus grand nombre, je pense par exemple aux gens qui n’habitent pas en ville et n’ont pas forcément de librairie facile d’accès et ne peuvent pas facilement se procurer de livres. La présence des ventes en ligne ne me dérange pas en soi, ce que je reproche à des sites comme Amazon, par exemple, c’est d’avoir des frais de port gratuits, car cela, nous, nous ne pourrions pas nous le permettre ; c’est donc une baisse déguisée du prix et une concurrence déloyale.

M.T. : Quelles sont vos perspectives pour l'avenir ?
Un an après le rachat avec Romain, nous avons recruté une apprentie, que l’on va embaucher après ses deux ans d’apprentissage, et on espère de nouveau recruter un apprenti au mois de septembre, et continuer voire augmenter le rythme des rencontres, que l’on accompagne en général avec un petit concert.
En fait, je souhaite que cela continue comme maintenant, tout va bien à la librairie. Le contexte de crise économique est là, c’est certain, et il faut le prendre en compte, et vous m’auriez demandé il y a quelques années mes perspectives, je vous aurais sûrement répondu « peut-être un agrandissement de la librairie », ce qui est impossible aujourd’hui. Cela dit, je pense qu’il ne faut pas sombrer dans le pessimisme.
Donc, en clair, les perspectives sont de recruter quelqu’un d’autre pour mieux faire notre travail, de continuer cette politique d’animation et d’attendre que ces années noires passent le mieux possible.

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