http://www.milanespablo.com
Plateforme communautaire et participative de traduction espagnol / français ; français / espagnol – Université Paris Nanterre
samedi 31 octobre 2009
Bientôt un mois de cours…
En photo : Paysage vert / Green landscape, par Jerome Mercier
… Eh oui, le temps passe. Je voudrais que vous commenciez à penser à votre petit texte bilan. Vous savez combien j'aime les démarches réflexives ! Je pense en effet qu'il ne peut être que bénéfique de suivre son apprentissage en même temps qu'on se regarde suivre son apprentissage… Un curieux dédoublement ? Peut-être, mais le traducteur ne doit-il pas sans cesse se soumettre à cet exercice ? Alors oui, je vais vous demander vos impressions après un petit mois de cours. Il s'agit surtout de voir où vous en êtes par rapport au point de départ… Comment est le paysage après quelques kilomètres de route ensemble ?
Petite revue de presse
« Vers une sortie de crise au Honduras ? », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101600267-vers-une-sortie-de-crise-au-honduras
« Comment profiter de l'embargo sur Cuba », Libération
http://washington.blogs.liberation.fr/great_america/2009/10/comment-tirer-profit-de-lembargo-sur-cuba.html
« Uruguay : Mujica vire en tête », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599506-uruguay-mujica-vire-en-tete
« espionnage familial Chez les Castro », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599505-espionnage-familial-chez-les-castro
« Aló, presidente? Votre budget est en hausse de 638% », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599466-al-presidente-votre-budget-est-en-hausse-de-638
« Michael Moore, Hugo Chavez et la tequila », Libération
http://washington.blogs.liberation.fr/great_america/2009/10/michael-moore-hugo-chavez-et-la-tequila.html
« Uruguay: l'ex-guérillero Mujica en tête au premier tour de la présidentielle », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599408-uruguay-l-ex-guerillero-mujica-en-tete-au-premier-tour-de-la-presidentielle
« Les Etats-Unis poussent à un accord au Honduras », Le Monde
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/10/30/les-etats-unis-poussent-a-un-accord-au-honduras_1260582_3222.html#ens_id=1211761
« Juanita Castro, soeur de Fidel et agent "Donna" de la CIA », Le Monde
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/10/29/juanita-castro-soeur-de-fidel-et-agent-donna-de-la-cia_1260204_3222.html#ens_id=1259955
« Washington impose une sortie de crise au Honduras », Le Figaro
http://www.lefigaro.fr/international/2009/10/31/01003-20091031ARTFIG00333-washington-impose-une-sortie-de-crise-au-honduras-.php
http://www.liberation.fr/monde/0101600267-vers-une-sortie-de-crise-au-honduras
« Comment profiter de l'embargo sur Cuba », Libération
http://washington.blogs.liberation.fr/great_america/2009/10/comment-tirer-profit-de-lembargo-sur-cuba.html
« Uruguay : Mujica vire en tête », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599506-uruguay-mujica-vire-en-tete
« espionnage familial Chez les Castro », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599505-espionnage-familial-chez-les-castro
« Aló, presidente? Votre budget est en hausse de 638% », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599466-al-presidente-votre-budget-est-en-hausse-de-638
« Michael Moore, Hugo Chavez et la tequila », Libération
http://washington.blogs.liberation.fr/great_america/2009/10/michael-moore-hugo-chavez-et-la-tequila.html
« Uruguay: l'ex-guérillero Mujica en tête au premier tour de la présidentielle », Libération
http://www.liberation.fr/monde/0101599408-uruguay-l-ex-guerillero-mujica-en-tete-au-premier-tour-de-la-presidentielle
« Les Etats-Unis poussent à un accord au Honduras », Le Monde
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/10/30/les-etats-unis-poussent-a-un-accord-au-honduras_1260582_3222.html#ens_id=1211761
« Juanita Castro, soeur de Fidel et agent "Donna" de la CIA », Le Monde
http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/10/29/juanita-castro-soeur-de-fidel-et-agent-donna-de-la-cia_1260204_3222.html#ens_id=1259955
« Washington impose une sortie de crise au Honduras », Le Figaro
http://www.lefigaro.fr/international/2009/10/31/01003-20091031ARTFIG00333-washington-impose-une-sortie-de-crise-au-honduras-.php
Résultats du sondage 2008-2009, version 2 : « Le traducteur doit-il corriger les erreurs de l'auteur ? »
Sur 23 votants, nous obtenons les résultats suivants :
Oui = 13 voix (56%)
Non = 10 voix (43%)
En 2008-2009, sur 10 votants, nous obtenions les réponses suivantes :
oui = 5
oui en le signalant = 4
non = 1
Et nous avions tiré les conclusions suivantes : à l'évidence nous sommes d'accord pour corriger… Attention tout de même à laisser ces erreurs qui ont un sens (souvenez-vous du titre de la chanson des Beatles « Strawberry field » traduit dans un roman cubain par « champ de framboises »… Cette erreur n'est-elle pas très intéressante, en soi, et riche à commenter ? Concernant l'option « Oui en le signalant », cela pose tout de même un problème de taille : est-il habile d'établir une "complicité" avec le lecteur par-dessus et même contre l'auteur, en l'occurrence pour signaler que ce dernier se trompe… Pourquoi ne pas carrément suggérer qu'il est ignare ?
Oui = 13 voix (56%)
Non = 10 voix (43%)
En 2008-2009, sur 10 votants, nous obtenions les réponses suivantes :
oui = 5
oui en le signalant = 4
non = 1
Et nous avions tiré les conclusions suivantes : à l'évidence nous sommes d'accord pour corriger… Attention tout de même à laisser ces erreurs qui ont un sens (souvenez-vous du titre de la chanson des Beatles « Strawberry field » traduit dans un roman cubain par « champ de framboises »… Cette erreur n'est-elle pas très intéressante, en soi, et riche à commenter ? Concernant l'option « Oui en le signalant », cela pose tout de même un problème de taille : est-il habile d'établir une "complicité" avec le lecteur par-dessus et même contre l'auteur, en l'occurrence pour signaler que ce dernier se trompe… Pourquoi ne pas carrément suggérer qu'il est ignare ?
Résultats du sondage : « Que lisez-vous le plus souvent ? »
Sur 25 votants, nous obtenons les résultats suivants :
Romans = 23 voix (92%)
Nouvelles = 1 voix (4%)
Pièces de théâtre = 0 voix
Poésie = 0 voix
Essais = 1 voix (4%)
Des résultats peu surprenants, évidemment, mais qui confirme le conseil donné lors d'un atelier de traduction collective aux apprenties de choisir un roman (plutôt que des nouvelles, par exemple) pour leurs traductions longues si elles souhaitent satisfaire les exigences universitaires pour la validation de leur diplôme et si, parallèlement, elles veulent avoir une chance de trouver ensuite un éditeur pour donner à connaître l'œuvre qu'elle auront travaillée pendant plusieurs mois ; rien que de très légitime, en somme. S'il ne faut pas tout sacrifier à la loi du marché, il convient tout de même de prendre en compte ces questions pratiques… la vie hors de la douillette tour d'ivoire dans laquelle le traducteur aime tant s'enfermer, avec ses dictionnaires, son ordinateur, son animal domestique, etc.
Romans = 23 voix (92%)
Nouvelles = 1 voix (4%)
Pièces de théâtre = 0 voix
Poésie = 0 voix
Essais = 1 voix (4%)
Des résultats peu surprenants, évidemment, mais qui confirme le conseil donné lors d'un atelier de traduction collective aux apprenties de choisir un roman (plutôt que des nouvelles, par exemple) pour leurs traductions longues si elles souhaitent satisfaire les exigences universitaires pour la validation de leur diplôme et si, parallèlement, elles veulent avoir une chance de trouver ensuite un éditeur pour donner à connaître l'œuvre qu'elle auront travaillée pendant plusieurs mois ; rien que de très légitime, en somme. S'il ne faut pas tout sacrifier à la loi du marché, il convient tout de même de prendre en compte ces questions pratiques… la vie hors de la douillette tour d'ivoire dans laquelle le traducteur aime tant s'enfermer, avec ses dictionnaires, son ordinateur, son animal domestique, etc.
vendredi 30 octobre 2009
Pour information
Je viens de publier les propositions de traduction pour le texte de Volpi d'Amélie, Auréba, Laëtitia So, Laëtitia Sw, Coralie, Chloé, Sonita, Brigitte, Louise et Mirentxu.
Pour information
Je viens de publier les exercices d'écriture d'Amélie, Laëtitia So, Chloé et Coralie.
Atelier tutoré de Caroline Lepage
La H 118 étant prise le mercredi après-midi, nous nous retrouverons dans la salle de conférence de la Maison des Pays Ibériques :
Mercredi 18 novembre : 11h00 - 14h00
Mercredi 2 décembre : 11h00 - 14h00
Mercredi 16 décembre : 11h00 - 14h00
Pour la première séance, je verrai uniquement "mes" trois apprenties… car nous consacrerons une bonne partie du temps à discuter de la manière de faire le bon choix pour le texte de la traduction longue, pour commencer à travailler son premier jet, pour préparer les futures relectures, etc. Ce sera le grand déballage d'idées et de méthodes. Et ensuite, les apprenties de Jean-Marie Saint-Lu pourront se joindre à nous quand elles le souhaiteront. Je l'ai dit, nous nous pencherons activement sur Los confines de l'espagnol Andrés Trapiello ; à la fois sur des passages que j'aurais déjà traduits (au moins en premier jet, car d'ici le 18 novembre et même le 2 décembre, je n'aurai sans doute pas beaucoup avancé… Vous en serez à peu près au même niveau que moi, le dégré 0+1 de la découverte du texte, quand il est encore un étranger et qu'on ignore à peu près par quelle petite porte dérobée on va pouvoir l'aborder) et sur des passages complètement "neufs", que, donc, nous ferons ensemble.
Mercredi 18 novembre : 11h00 - 14h00
Mercredi 2 décembre : 11h00 - 14h00
Mercredi 16 décembre : 11h00 - 14h00
Pour la première séance, je verrai uniquement "mes" trois apprenties… car nous consacrerons une bonne partie du temps à discuter de la manière de faire le bon choix pour le texte de la traduction longue, pour commencer à travailler son premier jet, pour préparer les futures relectures, etc. Ce sera le grand déballage d'idées et de méthodes. Et ensuite, les apprenties de Jean-Marie Saint-Lu pourront se joindre à nous quand elles le souhaiteront. Je l'ai dit, nous nous pencherons activement sur Los confines de l'espagnol Andrés Trapiello ; à la fois sur des passages que j'aurais déjà traduits (au moins en premier jet, car d'ici le 18 novembre et même le 2 décembre, je n'aurai sans doute pas beaucoup avancé… Vous en serez à peu près au même niveau que moi, le dégré 0+1 de la découverte du texte, quand il est encore un étranger et qu'on ignore à peu près par quelle petite porte dérobée on va pouvoir l'aborder) et sur des passages complètement "neufs", que, donc, nous ferons ensemble.
Atelier tutorés
Personne ne m'a encore répondu à propos de la nécessité pour l'une d'entre vous de passer de l'atelier du mercredi (avec moi) à l'atelier du vendredi (avec Jean-Marie Saint-Lu) ; je vous rappelle qu'il y a le problème Laëtitia So encore en suspens. J'attends un peu et après, malheureusement, il nous faudra procéder par tirage au sort… car il n'est pas possible que nous soyons 4 d'un côté et 2 de l'autre. N'oubliez pas que Jean-Marie Saint-Lu ne vient qu'à quelques dates dans l'année, que vous ne serez donc pas occupées toutes les semaines.
Résultats du sondage : « Parvenez-vous à vous empêcher de retraduire quand vous lisez une traduction ? »
Sur 22 votants, nous obtenons les résultats suivants :
Oui = 7 voix (31%)
Non = 15 voix (68%)
Bien ennuyeux tout de même… Espérons, au moins, que cela ne gâte pas le plaisir de la lecture.
Oui = 7 voix (31%)
Non = 15 voix (68%)
Bien ennuyeux tout de même… Espérons, au moins, que cela ne gâte pas le plaisir de la lecture.
Exercice d'écriture pour le vendredi 6 novembre
Votre version de la semaine, Laforet (pour le 6 novembre)
En photo : Carmen Laforet, par JWL0105
Era como viajar hacia el centro mismo del sol. Pasaban pitas, chumberas, pueblos como muertos. A veces, naranjeros, huertos grises, filas de palmeras quemadas. Todo el color lo comía la luz.
A veces se detenían en un poblado para repostar agua y entonces acudían chiquillos medio desnudos, morenos, desgreñados. Brotaban de pronto entre una calle vacía. Moscas, infinitas moscas asaltaban el vehículo. Aparecían guardias civiles. En otros sitios, falangistas, soldados también. Saludaban al padre de Martín. Luego, la carretera.
Martín se durmió al salir de Alicante con el fresco de la mañana y cuando se despertó con la boca seca, raspándole la garganta, doliéndole los ojos, se encontró con aquella luz y aquella polvareda de los caminos.
Cambió de postura en el asiento sintiendo hormigueo en una pierna. El sudor le pegaba la camisa a las costillas, pero el sudor era un alivio al fin y al cabo. El padre de Martín, Eugenio Soto, iba delante junto al chófer y el chico pudo ver su nuca poderosa y curtida y sus espaldas anchas dentro de la camisa caqui. La sahariana colgaba del asiento.
Junto a Martín y separada de él por dos bolsas de lona, iba Adela, la mujer del padre. Los ojos le relucían como espantados sobre el pañuelo que tapaba su cara al estilo de las moras, para defenderla del calor y del polvo. En el suelo estaba la maleta de Martín, preparada apresuradamente por la abuela María.
Todo había sucedido muy de prisa, sin tiempo de pensarlo siquiera. La mañana anterior, Martín era un chico aburrido del mundo. Casi un niño con sus pantalones cortos; casi un hombre con sus largas piernas renegridas, iba metido en sus pensamientos por las calles. Se había escapado con la esperanza de encontrar a algún compañero del curso anterior y marcharse con él a una playa. Y sobre todo se había escapado para huir del paseo cotidiano con el abuelo. No encontró a ningún conocido y estuvo vagando al azar, demasiado tímido para presentarse en la casa de un amigo. A él no solían venir a buscarle nunca. Y estaba ofendido. Se ofendía silenciosamente y con facilidad aquella temporada. Había echado una ojeada aprensiva al café donde el abuelo solía sentarse antes de la hora de comer. El abuelo no estaba. Al llegar a su casa el tendero de la esquina le llamó para darle la noticia:
-Martín, corre. Ha llegado tu padre.
Le dio un vuelco el corazón. Así había sucedido. Desde el final de la guerra -y ya había pasado más de un año-, el padre de Martín había anunciado su llegada en dos o tres cartas. Pero hacía meses que el padre no escribía.
En la puerta de la casa, la criada de don Narciso el médico -el vecino del piso de abajo-, volvió a darle la noticia. Martín subió las escaleras de dos en dos, encontró entornada la puerta del piso y en seguida oyó voces en el despacho del abuelo.
No vio a nadie más hasta que su padre abrió los brazos y él se encontró sacudido por aquella fuerza, metido en aquel olor viril. Luego le miró la cara ansiosamente y vio que Eugenio sonreía. Tenía los dientes blancos, fuertes y la misma sonrisa que Martín. En eso se parecían. El chico lo sabía desde siempre, aunque no se lo había dicho nadie.
La abuela María estaba en un rincón. El abuelo, con sus ojos hundidos llenos de picardía, con el guardapolvo de color crudo que se ponía en casa colgando a sus costados y con sus «¡ejem, ejem!» y «Jozú, Jozú», intentaba liar un cigarrillo con sus hermosas y largas manos de viejo. Y además, estaba Adela, la desconocida con quien el padre se había casado al terminar la guerra. Adela estaba sentada en el sillón del abuelo, tan familiar en cambio el sillón, con su tapicería descolorida. Nunca le pareció tan viejo el sillón del abuelo a Martín, como en aquel momento.
Adela era joven, blanda y blanca, con los ojos verdes y el pelo negro, con una boca húmeda y cierta expresión de estupidez. Martín fue hacia ella decidido a admirarla y Adela le sonrió en seguida aunque los ojos seguían como parados.
-¿Este es el nene?...
Hablaba muy despacio, como con un mayido.
-A ver, Martín.
El padre lo apartó para mirarle. La criada -vieja también como todo en casa de los abuelos- apareció en la puerta haciendo señas expresivas y la abuela la siguió al pasillo después de mirar a Martín. Como si ella y Martín tuviesen algún secreto. No lo tenían. El chico se volvió de espaldas dispuesto a atender al padre. Sólo al padre.
Durante la comida -una pobre comida por más señas, indigna de los huéspedes-, Martín dijo claramente que quería vivir con su padre. Lo dijo delante del abuelo, delante de la abuela, sin temor alguno.
-Jozú, Jozú... La ingratitud es una cosa muy fea...
-Don Martín, no se ponga así. El chaval es mi hijo al fin y al cabo. Tenía ganas de verme, coño. ¿Cuánto hace?... Cinco años casi. Martín no levantaba un palmo del suelo.
-Yo creía que el nene era ya un hombrecito...
-Martín va a cumplir quince años en octubre.
-No lo parece, parece un nene más pequeño.
Martín sintió vergüenza de su flacura, de su pecho hundido, de su cara afilada con la piel lisa de niño.
-Bueno, venimos a llevarte con nosotros, Martín.
-¡Ejem, ejem!... Ya era hora de que te acordases, hombre. Ya era hora de que te acordases de tu hijo. Jozú, hasta las gatas se acuerdan de sus crías.
La abuela estaba pálida, con la cara fina sobre su eterno traje negro, el cabello abundante, rizoso, todo gris, recogido en un rodete en la nuca. Y tan marchita junto a Adela, que daba pena mirarla. Tenía los ojos como muertos en aquel momento.
-¿Qué piensas hacer con el chico, Eugenio? Aquí está estudiando el bachillerato. Es buen estudiante.
Era el sistema de la abuela. Nunca atacaba, nunca suplicaba. Hablaba siempre con aquella voz suave. En su mano bailaban dos anillos de boda. El suyo y el de la hija muerta.
La cara de Eugenio Soto parecía muy roja sobre la camisa. Dos manchas de sudor alrededor de sus sobacos y gotitas de sudor en la frente. Era un hombre sano, de aspecto agradable, un poco basto quizá, muy curtido. Tenía unas fuertes manos cuadradas de dedos cortos.
«No sabes lo que te odian. Tú no sabes lo que han tratado de hacer en esta casa para que yo no te quiera.»
-A mí no me interesa estudiar -declaró Martín-. Yo, si España entra en guerra me presento como voluntario.
A veces se detenían en un poblado para repostar agua y entonces acudían chiquillos medio desnudos, morenos, desgreñados. Brotaban de pronto entre una calle vacía. Moscas, infinitas moscas asaltaban el vehículo. Aparecían guardias civiles. En otros sitios, falangistas, soldados también. Saludaban al padre de Martín. Luego, la carretera.
Martín se durmió al salir de Alicante con el fresco de la mañana y cuando se despertó con la boca seca, raspándole la garganta, doliéndole los ojos, se encontró con aquella luz y aquella polvareda de los caminos.
Cambió de postura en el asiento sintiendo hormigueo en una pierna. El sudor le pegaba la camisa a las costillas, pero el sudor era un alivio al fin y al cabo. El padre de Martín, Eugenio Soto, iba delante junto al chófer y el chico pudo ver su nuca poderosa y curtida y sus espaldas anchas dentro de la camisa caqui. La sahariana colgaba del asiento.
Junto a Martín y separada de él por dos bolsas de lona, iba Adela, la mujer del padre. Los ojos le relucían como espantados sobre el pañuelo que tapaba su cara al estilo de las moras, para defenderla del calor y del polvo. En el suelo estaba la maleta de Martín, preparada apresuradamente por la abuela María.
Todo había sucedido muy de prisa, sin tiempo de pensarlo siquiera. La mañana anterior, Martín era un chico aburrido del mundo. Casi un niño con sus pantalones cortos; casi un hombre con sus largas piernas renegridas, iba metido en sus pensamientos por las calles. Se había escapado con la esperanza de encontrar a algún compañero del curso anterior y marcharse con él a una playa. Y sobre todo se había escapado para huir del paseo cotidiano con el abuelo. No encontró a ningún conocido y estuvo vagando al azar, demasiado tímido para presentarse en la casa de un amigo. A él no solían venir a buscarle nunca. Y estaba ofendido. Se ofendía silenciosamente y con facilidad aquella temporada. Había echado una ojeada aprensiva al café donde el abuelo solía sentarse antes de la hora de comer. El abuelo no estaba. Al llegar a su casa el tendero de la esquina le llamó para darle la noticia:
-Martín, corre. Ha llegado tu padre.
Le dio un vuelco el corazón. Así había sucedido. Desde el final de la guerra -y ya había pasado más de un año-, el padre de Martín había anunciado su llegada en dos o tres cartas. Pero hacía meses que el padre no escribía.
En la puerta de la casa, la criada de don Narciso el médico -el vecino del piso de abajo-, volvió a darle la noticia. Martín subió las escaleras de dos en dos, encontró entornada la puerta del piso y en seguida oyó voces en el despacho del abuelo.
No vio a nadie más hasta que su padre abrió los brazos y él se encontró sacudido por aquella fuerza, metido en aquel olor viril. Luego le miró la cara ansiosamente y vio que Eugenio sonreía. Tenía los dientes blancos, fuertes y la misma sonrisa que Martín. En eso se parecían. El chico lo sabía desde siempre, aunque no se lo había dicho nadie.
La abuela María estaba en un rincón. El abuelo, con sus ojos hundidos llenos de picardía, con el guardapolvo de color crudo que se ponía en casa colgando a sus costados y con sus «¡ejem, ejem!» y «Jozú, Jozú», intentaba liar un cigarrillo con sus hermosas y largas manos de viejo. Y además, estaba Adela, la desconocida con quien el padre se había casado al terminar la guerra. Adela estaba sentada en el sillón del abuelo, tan familiar en cambio el sillón, con su tapicería descolorida. Nunca le pareció tan viejo el sillón del abuelo a Martín, como en aquel momento.
Adela era joven, blanda y blanca, con los ojos verdes y el pelo negro, con una boca húmeda y cierta expresión de estupidez. Martín fue hacia ella decidido a admirarla y Adela le sonrió en seguida aunque los ojos seguían como parados.
-¿Este es el nene?...
Hablaba muy despacio, como con un mayido.
-A ver, Martín.
El padre lo apartó para mirarle. La criada -vieja también como todo en casa de los abuelos- apareció en la puerta haciendo señas expresivas y la abuela la siguió al pasillo después de mirar a Martín. Como si ella y Martín tuviesen algún secreto. No lo tenían. El chico se volvió de espaldas dispuesto a atender al padre. Sólo al padre.
Durante la comida -una pobre comida por más señas, indigna de los huéspedes-, Martín dijo claramente que quería vivir con su padre. Lo dijo delante del abuelo, delante de la abuela, sin temor alguno.
-Jozú, Jozú... La ingratitud es una cosa muy fea...
-Don Martín, no se ponga así. El chaval es mi hijo al fin y al cabo. Tenía ganas de verme, coño. ¿Cuánto hace?... Cinco años casi. Martín no levantaba un palmo del suelo.
-Yo creía que el nene era ya un hombrecito...
-Martín va a cumplir quince años en octubre.
-No lo parece, parece un nene más pequeño.
Martín sintió vergüenza de su flacura, de su pecho hundido, de su cara afilada con la piel lisa de niño.
-Bueno, venimos a llevarte con nosotros, Martín.
-¡Ejem, ejem!... Ya era hora de que te acordases, hombre. Ya era hora de que te acordases de tu hijo. Jozú, hasta las gatas se acuerdan de sus crías.
La abuela estaba pálida, con la cara fina sobre su eterno traje negro, el cabello abundante, rizoso, todo gris, recogido en un rodete en la nuca. Y tan marchita junto a Adela, que daba pena mirarla. Tenía los ojos como muertos en aquel momento.
-¿Qué piensas hacer con el chico, Eugenio? Aquí está estudiando el bachillerato. Es buen estudiante.
Era el sistema de la abuela. Nunca atacaba, nunca suplicaba. Hablaba siempre con aquella voz suave. En su mano bailaban dos anillos de boda. El suyo y el de la hija muerta.
La cara de Eugenio Soto parecía muy roja sobre la camisa. Dos manchas de sudor alrededor de sus sobacos y gotitas de sudor en la frente. Era un hombre sano, de aspecto agradable, un poco basto quizá, muy curtido. Tenía unas fuertes manos cuadradas de dedos cortos.
«No sabes lo que te odian. Tú no sabes lo que han tratado de hacer en esta casa para que yo no te quiera.»
-A mí no me interesa estudiar -declaró Martín-. Yo, si España entra en guerra me presento como voluntario.
Carmen Laforet, La insolación, 1963
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C’était comme voyager vers le centre même du soleil. On voyait passer des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages qui semblaient morts. Parfois, des marchands d’oranges, des potagers gris, des files de palmiers brûlés. La lumière avalait toutes les couleurs. Parfois ils s’arrêtaient dans un village pour se ravitailler en eau, surgissaient alors des gamins à moitié nus, bronzés, ébouriffés. Ils jaillissaient tout à coup d’une rue déserte. Des mouches, une infinité de mouches prenaient d’assaut le véhicule. Les gardes civils apparaissaient. À d’autres endroits, apparaissaient aussi des phalangistes, des soldats. Ils saluaient le père de Martín. Puis, la route. Martín s’endormit en sortant d’Alicante avec la fraîcheur du matin et quand il s’est réveillé avec la bouche sèche, la gorge irritée, mal aux yeux, il rencontra cette lumière et ce nuage de poussière des chemins. Il changea de position sur le siège et sentit l’une de ses jambes endormies. La sueur lui collait la chemise au dos mais la sueur était un soulagement tout compte fait. Le père de Martín, Eugenio Soto, allait devant à côté du conducteur, et le garçon put voir sa nuque puissante et tannée, le dos large dans la chemise kaki. La saharienne se pendait au siège. À côté de Martín et séparée de lui par deux sacs en tissu, allait Adela, la femme du père. Ses yeux brillaient, comme épouvantés, sous le pan qui cachait son visage, à la manière des maures, pour se protéger de la chaleur et de la poussière. Parterre se trouvait la valise de Martín préparée à la hâte par la grand-mère María. Tout était arrivé très vite, sans même avoir le temps d’y réfléchir. La veille au matin, Martín était un garçon que le monde ennuyait. Presqu’un enfant avec ses pantalons courts, presqu’un homme avec ses longues jambes noirâtres, il était tout à ses pensées le long des rues. Il s’était échappé dans l’espoir de trouver un quelconque camarade du cours précédent et de s’en aller avec lui à la plage. Et surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne tomba sur aucune connaissance et erra dans les rues au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. On ne venait jamais le chercher. Et il en était offensé. Il s’offensait en silence et facilement en ce temps-là. Il avait jeté un coup d’œil craintif vers le café où son grand-père avait l’habitude d’aller s’asseoir avant l’heure du déjeuner. Son grand-père n’y était pas. En arrivant chez lui, l’épicier du coin de la rue l’appela pour lui donner la nouvelle :
– Martín, cours ! Ton père est arrivé.
Ça lui fit un coup au cœur. C’était donc arrivé. Depuis la fin de la guerre – et une année s’était déjà écoulée – le père de Martín avait annoncé son arrivée dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que le père ne donnait pas de nouvelles. Devant la porte de sa maison, la domestique de monsieur Narciso, le médecin – le voisin d’en dessous – lui donna à nouveau la nouvelle. Martín monta les escaliers deux par deux, trouva la porte de l’appartement entrouverte et aussitôt il écouta des voix venant du bureau du grand-père. Il ne vit personne d’autre jusqu’à ce que son père ouvre les bras et il se trouva secoué par cette force, fourré dans cette odeur virile. Puis il regarda, anxieux, son visage et il vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, fortes et le même sourire que Martín. Sur ça ils se ressemblaient. Le garçon le savait depuis toujours, même s’il ne l’avait jamais dit à personne. La grand-mère María était dans un coin. Le grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins d’espièglerie, dans sa blouse de couleur écrue qu’il mettait à la maison et qui pendait des côtés et ses éternels « hum hum » et « jozú, jozú » essayait de rouler une cigarette avec ses belles et longues mains de vieux. De plus, il y avait là Adela, l’inconnue avec qui le père s’était marié après la guerre. Adela était assise sur le fauteuil du grand-père, en revanche si familier avec son tapissé décoloré. Le fauteuil du grand-père ne lui avait jamais semblé aussi vieux, comme à cet instant-là. Adela était jeune, molle et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, avec une bouche humide et une certaine expression de niaiserie. Martín s’avança vers elle décidé à l’admirer et Adela lui sourit aussitôt, bien que ses yeux gardassent une expression vide.
– C’est lui le petit ?
Elle parlait très doucement comme dans un miaulement.
– Voyons voir, Martín. Le père s’écarta pour le regarder. La domestique – vieille aussi, comme tout ce qui était dans la maison des grands-parents – apparut dans l’embrasure de la porte en gesticulant, et la grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si Martín et elle avaient un quelconque secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon tourna le dos prêt à s’occuper du père. Exclusivement du père. Pendant le repas – un pauvre repas pour être plus précis, indigne des visiteurs – Martín dit clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il le dit devant le grand-père, devant la grand-mère, sans aucune crainte.
– Jozú, Jozú, l’ingratitude est quelque chose de très moche…
– Monsieur Martín, ne vous mettez pas dans cet état-là. Ce jeune homme est mon fils après tout. Il avait envie de me voir, bon sang. Ça fait combien de temps déjà ?... Presque cinq ans. Martín était haut comme trois pommes à l’époque.
– Je croyais que le petit était déjà un jeune homme…
– Martín aura quinze ans en octobre.
– Eh bien, on ne le dirait pas, il paraît bien plus jeune.
Martín eût honte de sa maigreur, de son torse aplati, de son visage en lame de couteau avec sa peau de bébé toute lisse.
– Bon, nous sommes venus pour t’emmener avec nous, Martín.
– Hum, hum !... Il était temps que tu t’en souviennes. Il était temps que tu te souviennes de ton fils. Jozú, même les chattes se souviennent de leurs petits.
La grand-mère était pâle, avec son visage fin sur l’éternel habit noir, la chevelure abondante, bouclée, toute grise, retenue dans un chignon posé sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela qu’elle faisait peine à voir. En cet instant ses yeux s’étaient éteints.
– Que penses-tu faire de ce garçon Eugenio ? Ici il prépare le baccalauréat. C’est un bon étudiant. C’était le système de la grand-mère, elle n’attaquait jamais, elle ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix douce. Dans ses mains dansaient deux bagues de mariage. La sienne et celle de sa fille décédée. Le visage d’Eugenio Soto semblait très rouge sur la chemise, deux taches autour de ses aisselles et des gouttelettes sur le front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, un peu grossier peut-être, à la peau très tannée. Il avait de fortes mains carrées aux doigts courts. « Tu ne sais pas combien il te haïssent. Tu ne sais pas ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
– Étudier ne m’intéresse pas – déclara Martín – Moi, si l’Espagne entre en guerre je m’engage comme volontaire.
Émeline nous propose sa traduction :
C’était comme voyager vers le cœur même du soleil. Des agaves, des figuiers de barbarie, des villages sans vie défilaient. Parfois, des orangers, des vergers gris, des rangées de palmiers brûlés. Toute la couleur était absorbée par la lumière. De temps à autres, ils s’arrêtaient dans un petit village pour se ravitailler en eau, et des enfants bronzés, échevelés et à moitié nus accouraient alors. Ils jaillissaient tout à coup d’une rue déserte. Des mouches, des nuées de mouches assaillaient le véhicule. Des gardes civils apparaissaient. Ailleurs, des phalangistes, des soldats aussi. Ils saluaient le père de Martín. Ensuite, la route.
Martín s’endormit à la sortie d’Alicante, à la fraîcheur du matin, et, quand il se réveilla, la bouche sèche, la gorge irritée, les yeux douloureux, il découvrit cette lumière et cette poussière des chemins.
Il changea de position sur le siège parce qu’il avait des fourmis dans la jambe. La sueur faisait collait la chemise sur ses côtes, mais cette sueur était un soulagement finalement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était devant, à côté du chauffeur et le garçon put voir sa nuque puissante et bronzée, et son dos large sous la chemise kaki. Sa saharienne pendait sur le siège.
A côté de Martín, et séparée de lui par deux sacs de toile, il y avait Adela, la femme de son père. Ses yeux brillaient, effrayés, par-dessus le foulard qui cachait son visage à la façon des femmes arabes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le sol était posée la valise de Martín, préparée en hâte par la grand-mère María.
Tout s’était passé très vite, sans même le temps d’y penser. Le matin précédent, Martín était un garçon que le monde ennuyait. Presque encore un enfant en culottes courtes, presque déjà un homme avec ses longues jambes noirâtres, il était perdu dans ses pensées, au milieu des rues. Il s’était échappé, dans l’espoir de croiser un camarade de l’année précédente et de s’en aller avec lui à la plage. Et surtout, il s’était échappé pour éviter la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne croisa personne qu’il connaissait et erra donc au hasard, trop timide pour se rendre chez un ami. Lui, personne n’avait jamais l’habitude de venir le chercher. Et il en était vexé. Il se vexait en silence et facilement ces derniers temps. Il avait jeté un coup d’œil craintif au café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure du déjeuner. Son grand-père n’y était pas. En arrivant chez lui, l’épicier du coin de la rue l’appela pour lui annoncer la nouvelle.
-Martín, cours, ton père est arrivé.
Son cœur bondit. C’était enfin arrivé. Depuis la fin de la guerre –et cela faisait déjà plus d’un an–, le père de Martín avait annoncé sa venue dans deux ou trois lettres. Mais son père n’écrivait plus depuis des mois.
Sur le seuil de l’immeuble, la servante de don Narciso, le médecin –et voisin du dessous–, lui annonça elle aussi la nouvelle. Martín monta les marches quatre à quatre, trouva la porte de l’appartement entrouverte et, entendit immédiatement des voix dans le bureau de son grand-père.
Il ne vit personne d’autre que son père qui lui ouvrait les bras, et il se retrouva secoué par cette force, pris dans cette odeur virile. Puis il regarda son visage avec anxiété et vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, larges, et le même sourire que Martín. En cela, ils se ressemblaient. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui ait jamais dit.
Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, sa blouse de couleur écru qu’il mettait à la maison et qui flottait sur ses flancs et ses « hem, hem ! » et ses « punaise, punaise », essayait de rouler une cigarette avec ses belles et longues mains de vieux. Et, en plus, il y avait Adela, l’inconnue avec qui son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise sur le fauteuil du grand-père, ce fauteuil si familier au contraire, avec sa tapisserie délavée. Jamais le fauteuil du grand-père de Martín ne lui avait semblé aussi vieux qu’à ce moment-là.
Adela était jeune, douce et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, une bouche humide et un certain air de stupidité. Martín alla jusqu’à elle, décidé à l’admirer et Adela lui sourit tout de suite même si ses yeux paraissaient immobiles.
-C’est lui le gamin ?
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
-Voyons ça, Martín.
Le père l’écarta pour le regarder. La servante –vieille, elle aussi, de même que tout ce qu’il y avait dans la maison des grands-parents– apparût à la porte en faisant de grands signes et la grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si Martín et elle avaient un secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon lui tourna le dos disposé à prêter attention à son père. Et rien qu’à son père.
Pendant le repas –un bien pauvre repas, pour être précis, indigne des hôtes–, Martín annonça clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il le dit devant son grand-père, devant sa grand-mère, sans aucune peur.
-Punaise, punaise… L’ingratitude est une chose bien laide…
-Don Martín, ne vous mettez pas dans cet état. Ce gosse est mon fils à la fin. Il avait envie de me voir, merde. Cela fait combien ?... Cinq ans presque. Martín ne levait pas encore une main du sol.
-Je croyais que le gamin était presque un homme…
-Martín va avoir quinze ans en octobre.
-On ne dirait pas, on dirait un gamin plus petit.
Martín eut honte de sa maigreur, de son torse creux, de son visage affilé avec sa peau lisse d’enfant.
-Bon, nous sommes venus te chercher, Martín.
-Hem, hem !... Il était temps que t’en souviennes, dis donc. Punaise, il était enfin temps que tu t’en souviennes de ton fils. Même les chattes se souviennent de leurs portées.
La grand-mère était pâle, avec un visage fin sur son éternel tailleur noir, les cheveux épais, frisés, entièrement gris, ramassés en chignon sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir. Elle avait les yeux éteints à ce moment-là.
-Tu penses en faire quoi du garçon, Eugenio ? Ici, il étudie le baccalauréat. C’est un bon élève.
C’était la stratégie de la grand-mère. Elle n’attaquait jamais, ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix douce. Sur sa main deux alliances dansaient. La sienne et celle de sa fille décédée.
Le visage d’Eugenio Soto paraissait plus rouge sur sa chemise. Deux tâches de sueur autour des aisselles et des petites gouttes de sueur sur le front. C’était un homme robuste, à l’aspect agréable, un peu rustre peut-être, très bronzé. Il avait de fortes mains carrées et des doigts courts.
« Tu ne sais pas à quel point ils te détestent. Tu ne sais pas ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
-Ça ne m’intéresse pas d’étudier –déclara Martín. Moi, si l’Espagne entre en guerre, je me porte volontaire.
C’était comme voyager vers le cœur même du soleil. Des agaves, des figuiers de barbarie, des villages sans vie défilaient. Parfois, des orangers, des vergers gris, des rangées de palmiers brûlés. Toute la couleur était absorbée par la lumière. De temps à autres, ils s’arrêtaient dans un petit village pour se ravitailler en eau, et des enfants bronzés, échevelés et à moitié nus accouraient alors. Ils jaillissaient tout à coup d’une rue déserte. Des mouches, des nuées de mouches assaillaient le véhicule. Des gardes civils apparaissaient. Ailleurs, des phalangistes, des soldats aussi. Ils saluaient le père de Martín. Ensuite, la route.
Martín s’endormit à la sortie d’Alicante, à la fraîcheur du matin, et, quand il se réveilla, la bouche sèche, la gorge irritée, les yeux douloureux, il découvrit cette lumière et cette poussière des chemins.
Il changea de position sur le siège parce qu’il avait des fourmis dans la jambe. La sueur faisait collait la chemise sur ses côtes, mais cette sueur était un soulagement finalement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était devant, à côté du chauffeur et le garçon put voir sa nuque puissante et bronzée, et son dos large sous la chemise kaki. Sa saharienne pendait sur le siège.
A côté de Martín, et séparée de lui par deux sacs de toile, il y avait Adela, la femme de son père. Ses yeux brillaient, effrayés, par-dessus le foulard qui cachait son visage à la façon des femmes arabes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le sol était posée la valise de Martín, préparée en hâte par la grand-mère María.
Tout s’était passé très vite, sans même le temps d’y penser. Le matin précédent, Martín était un garçon que le monde ennuyait. Presque encore un enfant en culottes courtes, presque déjà un homme avec ses longues jambes noirâtres, il était perdu dans ses pensées, au milieu des rues. Il s’était échappé, dans l’espoir de croiser un camarade de l’année précédente et de s’en aller avec lui à la plage. Et surtout, il s’était échappé pour éviter la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne croisa personne qu’il connaissait et erra donc au hasard, trop timide pour se rendre chez un ami. Lui, personne n’avait jamais l’habitude de venir le chercher. Et il en était vexé. Il se vexait en silence et facilement ces derniers temps. Il avait jeté un coup d’œil craintif au café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure du déjeuner. Son grand-père n’y était pas. En arrivant chez lui, l’épicier du coin de la rue l’appela pour lui annoncer la nouvelle.
-Martín, cours, ton père est arrivé.
Son cœur bondit. C’était enfin arrivé. Depuis la fin de la guerre –et cela faisait déjà plus d’un an–, le père de Martín avait annoncé sa venue dans deux ou trois lettres. Mais son père n’écrivait plus depuis des mois.
Sur le seuil de l’immeuble, la servante de don Narciso, le médecin –et voisin du dessous–, lui annonça elle aussi la nouvelle. Martín monta les marches quatre à quatre, trouva la porte de l’appartement entrouverte et, entendit immédiatement des voix dans le bureau de son grand-père.
Il ne vit personne d’autre que son père qui lui ouvrait les bras, et il se retrouva secoué par cette force, pris dans cette odeur virile. Puis il regarda son visage avec anxiété et vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, larges, et le même sourire que Martín. En cela, ils se ressemblaient. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui ait jamais dit.
Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, sa blouse de couleur écru qu’il mettait à la maison et qui flottait sur ses flancs et ses « hem, hem ! » et ses « punaise, punaise », essayait de rouler une cigarette avec ses belles et longues mains de vieux. Et, en plus, il y avait Adela, l’inconnue avec qui son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise sur le fauteuil du grand-père, ce fauteuil si familier au contraire, avec sa tapisserie délavée. Jamais le fauteuil du grand-père de Martín ne lui avait semblé aussi vieux qu’à ce moment-là.
Adela était jeune, douce et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, une bouche humide et un certain air de stupidité. Martín alla jusqu’à elle, décidé à l’admirer et Adela lui sourit tout de suite même si ses yeux paraissaient immobiles.
-C’est lui le gamin ?
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
-Voyons ça, Martín.
Le père l’écarta pour le regarder. La servante –vieille, elle aussi, de même que tout ce qu’il y avait dans la maison des grands-parents– apparût à la porte en faisant de grands signes et la grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si Martín et elle avaient un secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon lui tourna le dos disposé à prêter attention à son père. Et rien qu’à son père.
Pendant le repas –un bien pauvre repas, pour être précis, indigne des hôtes–, Martín annonça clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il le dit devant son grand-père, devant sa grand-mère, sans aucune peur.
-Punaise, punaise… L’ingratitude est une chose bien laide…
-Don Martín, ne vous mettez pas dans cet état. Ce gosse est mon fils à la fin. Il avait envie de me voir, merde. Cela fait combien ?... Cinq ans presque. Martín ne levait pas encore une main du sol.
-Je croyais que le gamin était presque un homme…
-Martín va avoir quinze ans en octobre.
-On ne dirait pas, on dirait un gamin plus petit.
Martín eut honte de sa maigreur, de son torse creux, de son visage affilé avec sa peau lisse d’enfant.
-Bon, nous sommes venus te chercher, Martín.
-Hem, hem !... Il était temps que t’en souviennes, dis donc. Punaise, il était enfin temps que tu t’en souviennes de ton fils. Même les chattes se souviennent de leurs portées.
La grand-mère était pâle, avec un visage fin sur son éternel tailleur noir, les cheveux épais, frisés, entièrement gris, ramassés en chignon sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir. Elle avait les yeux éteints à ce moment-là.
-Tu penses en faire quoi du garçon, Eugenio ? Ici, il étudie le baccalauréat. C’est un bon élève.
C’était la stratégie de la grand-mère. Elle n’attaquait jamais, ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix douce. Sur sa main deux alliances dansaient. La sienne et celle de sa fille décédée.
Le visage d’Eugenio Soto paraissait plus rouge sur sa chemise. Deux tâches de sueur autour des aisselles et des petites gouttes de sueur sur le front. C’était un homme robuste, à l’aspect agréable, un peu rustre peut-être, très bronzé. Il avait de fortes mains carrées et des doigts courts.
« Tu ne sais pas à quel point ils te détestent. Tu ne sais pas ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
-Ça ne m’intéresse pas d’étudier –déclara Martín. Moi, si l’Espagne entre en guerre, je me porte volontaire.
***
Amélie nous propose sa traduction :
Cela ressemblait à un voyage vers le centre du soleil. Ils dépassaient des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages fantômes. Parfois, des orangers, des vergers gris, des rangées de palmiers brûlés. La lumière mangeait toute la couleur.
Quelquefois, ils s’arrêtaient dans une ville pour s’approvisionner en eau, et des gamins à moitié nus, bronzés et échevelés accouraient alors. Ils jaillissaient tout d’un coup, au milieu d’une rue vide. Le véhicule était assailli par des mouches, une infinité de mouches. Des gardes civils apparaissaient. Dans d’autres endroits, il y avait aussi des phalangistes, des soldats. Ils saluaient le père de Martín. Et puis, la route.
Martín s’endormit en quittant Alicante, dans la fraîcheur matinale, et quand il se réveilla, la bouche sèche, la gorge irritée et les yeux endoloris, il se retrouva face à cette lumière et au nuage de poussière des chemins.
Il changea de position sur le siège en sentant des fourmis dans une de ses jambes. Sa chemise collait à son dos trempé de sueur, mais finalement, la transpiration était un soulagement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était devant, à côté du chauffeur, et le garçon voyait sa nuque puissante et tannée, et ses épaules larges dans sa chemise kaki. Sa saharienne était suspendue au siège.
Adela, la femme du père, se trouvait près de Martín, deux sacs en toile en guise de séparation. Ses yeux brillants semblaient épouvantés au-dessus du foulard qui lui cachait le visage à la manière des musulmanes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Préparée à la va-vite par la grand-mère María, la valise de Martín était posée par terre.
Tout s’était passé très rapidement, sans même avoir le temps d’y réfléchir. Le matin précédent, Martín était un garçon comme les autres, qui s’ennuyait. Encore un peu enfant avec son bermuda, et presque un homme avec ses longues jambes noirâtres, il traînait dans les rues, plongé dans ses pensées. Il s’était échappé dans l’espoir de rencontrer un camarade de classe de l’année précédente et de partir sur une plage avec lui. Mais surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec le grand-père. Il ne rencontra personne qu’il connaissait et erra sans but, trop timide pour aller frapper à la maison d’un ami. On ne venait jamais le chercher, lui. Et il en était offensé. À cette période, il s’offensait pour un rien, sans dire un mot. Il avait jeté un coup d’œil inquiet au café où le grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure du repas. Le grand-père n’y était pas. Quand il arriva chez lui, l’épicier de l’angle de la rue l’interpella pour lui annoncer la nouvelle :
– Martín, dépêche-toi. Ton père est revenu.
Son cœur fit un bond. Alors, c’était arrivé. Depuis la fin de la guerre – plus d’une année s’était déjà écoulée –, le père de Martín avait fait part de son retour dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que le père n’écrivait plus.
Sur le seuil, la bonne de don Narciso, le médecin – le voisin de l’appartement du dessous –, lui confirma la nouvelle. Martín monta les escaliers quatre à quatre, trouva la porte de l’appartement entrouverte et entendit immédiatement des voix dans le bureau du grand-père.
Il ne regarda plus personne jusqu’à ce que son père lui ouvre les bras et il se retrouva secoué par cette force, plongé dans cette odeur virile. Puis il observa attentivement son visage et vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches et fortes, et le même sourire que Martín. Sur ce point, ils se ressemblaient. Le garçon l’avait toujours su, bien qu’il ne l’eût jamais dit à personne.
La grand-mère María se trouvait dans un coin. Les yeux enfoncés éclatant de malice, le grand-père, portant à la taille la blouse de couleur criarde qu’il mettait dans la maison, et proférant ses « Hem, hem ! » et son « Punaise de punaise », essayait de rouler une cigarette avec ses grandes et belles mains de vieil homme. Adela était là également, l’inconnue avec qui le père s’était marié à la fin de la guerre. Adela, assise dans le fauteuil du grand-père, paraissait bien familière contrairement au fauteuil, dont la tapisserie était décolorée. Martín ne l’avait jamais trouvé aussi vieux.
Adela était jeune, tendre et blanche, elle avait les yeux verts et les cheveux bruns, une bouche humide et un air légèrement stupide. Martín se dirigea vers elle, décidé à l’admirer, et Adela lui sourit immédiatement, bien que son regard restât immobile.
– Alors, c’est lui le petit ?
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
– Viens voir, Martín.
Le père l’écarta pour mieux le regarder. La domestique – vieille, elle aussi, de même que tout ce que contenait la maison des grands-parents – apparut dans l’encadrement de la porte en faisant des signes éloquents, et la grand-mère la suivit dans le couloir, non sans avoir observé Martín. Cela donnait l’impression qu’elle et Martín partageaient un secret. Ils n’en partageaient pas. Le garçon se retourna, disposé à s’occuper du père. Uniquement du père.
Pendant le repas – un maigre repas pour être plus précis, indigne des hôtes –, Martín expliqua clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il en parla devant le grand-père, devant la grand-mère, sans aucune crainte.
– Punaise de punaise… L’ingratitude est une chose bien laide…
– Don Martín, ne vous mettez pas dans des états pareils. Le gamin est mon fils après tout. Il a envie de me voir, bordel. Ça fait combien de temps ?... Presque cinq ans. Martín était haut comme trois pommes.
– Je croyais que le petit était déjà un jeune homme…
– Martín aura quinze ans en octobre.
– On ne dirait pas, il paraît moins âgé.
Martín eut honte de sa maigreur, de sa poitrine creuse, de son visage affilé à la peau de bébé.
– C’est d’accord, on va t’emmener avec nous, Martín.
– Hem, hem !... A présent, il est temps que tu te souviennes, mon garçon. A présent, il est temps que tu te souviennes de ton fils. Punaise de punaise, même les chattes se souviennent de leurs petits.
La grand-mère était pâle, un visage fin sur son éternelle robe noire, une chevelure abondante, bouclée, toute grise, ramassés en chignon sur sa nuque. Elle était si fanée comparée à Adela qu’elle faisait peine à voir. À cet instant-là, ses yeux semblaient éteints.
– Qu’est-ce que tu comptes faire avec le gamin, Eugenio ? Ici, il étudie le baccalauréat. C’est un bon élève.
Voilà comment la grand-mère s’y prenait. Elle n’attaquait jamais, ne suppliait jamais. Elle parlait toujours de cette voix douce. Dans sa main, deux alliances dansaient. La sienne, et celle de sa fille décédée.
La figure d’Eugenio paraissait très rouge au-dessus de sa chemise. Deux auréoles sous les aisselles et des gouttes de sueur sur le front. C’était un homme propre, agréable à regarder, un peu grossier cependant, et très bronzé. Il avait des mains puissantes et carrées aux doigts boudinés. « Tu ne sais pas à quel point ils te haïssent. Tu ne sais pas, toi, ce qu’ils ont tenté de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas… »
– Les études ne m’intéressent pas – déclara Martín. Si l’Espagne entre en guerre, je me porte volontaire.
Cela ressemblait à un voyage vers le centre du soleil. Ils dépassaient des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages fantômes. Parfois, des orangers, des vergers gris, des rangées de palmiers brûlés. La lumière mangeait toute la couleur.
Quelquefois, ils s’arrêtaient dans une ville pour s’approvisionner en eau, et des gamins à moitié nus, bronzés et échevelés accouraient alors. Ils jaillissaient tout d’un coup, au milieu d’une rue vide. Le véhicule était assailli par des mouches, une infinité de mouches. Des gardes civils apparaissaient. Dans d’autres endroits, il y avait aussi des phalangistes, des soldats. Ils saluaient le père de Martín. Et puis, la route.
Martín s’endormit en quittant Alicante, dans la fraîcheur matinale, et quand il se réveilla, la bouche sèche, la gorge irritée et les yeux endoloris, il se retrouva face à cette lumière et au nuage de poussière des chemins.
Il changea de position sur le siège en sentant des fourmis dans une de ses jambes. Sa chemise collait à son dos trempé de sueur, mais finalement, la transpiration était un soulagement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était devant, à côté du chauffeur, et le garçon voyait sa nuque puissante et tannée, et ses épaules larges dans sa chemise kaki. Sa saharienne était suspendue au siège.
Adela, la femme du père, se trouvait près de Martín, deux sacs en toile en guise de séparation. Ses yeux brillants semblaient épouvantés au-dessus du foulard qui lui cachait le visage à la manière des musulmanes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Préparée à la va-vite par la grand-mère María, la valise de Martín était posée par terre.
Tout s’était passé très rapidement, sans même avoir le temps d’y réfléchir. Le matin précédent, Martín était un garçon comme les autres, qui s’ennuyait. Encore un peu enfant avec son bermuda, et presque un homme avec ses longues jambes noirâtres, il traînait dans les rues, plongé dans ses pensées. Il s’était échappé dans l’espoir de rencontrer un camarade de classe de l’année précédente et de partir sur une plage avec lui. Mais surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec le grand-père. Il ne rencontra personne qu’il connaissait et erra sans but, trop timide pour aller frapper à la maison d’un ami. On ne venait jamais le chercher, lui. Et il en était offensé. À cette période, il s’offensait pour un rien, sans dire un mot. Il avait jeté un coup d’œil inquiet au café où le grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure du repas. Le grand-père n’y était pas. Quand il arriva chez lui, l’épicier de l’angle de la rue l’interpella pour lui annoncer la nouvelle :
– Martín, dépêche-toi. Ton père est revenu.
Son cœur fit un bond. Alors, c’était arrivé. Depuis la fin de la guerre – plus d’une année s’était déjà écoulée –, le père de Martín avait fait part de son retour dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que le père n’écrivait plus.
Sur le seuil, la bonne de don Narciso, le médecin – le voisin de l’appartement du dessous –, lui confirma la nouvelle. Martín monta les escaliers quatre à quatre, trouva la porte de l’appartement entrouverte et entendit immédiatement des voix dans le bureau du grand-père.
Il ne regarda plus personne jusqu’à ce que son père lui ouvre les bras et il se retrouva secoué par cette force, plongé dans cette odeur virile. Puis il observa attentivement son visage et vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches et fortes, et le même sourire que Martín. Sur ce point, ils se ressemblaient. Le garçon l’avait toujours su, bien qu’il ne l’eût jamais dit à personne.
La grand-mère María se trouvait dans un coin. Les yeux enfoncés éclatant de malice, le grand-père, portant à la taille la blouse de couleur criarde qu’il mettait dans la maison, et proférant ses « Hem, hem ! » et son « Punaise de punaise », essayait de rouler une cigarette avec ses grandes et belles mains de vieil homme. Adela était là également, l’inconnue avec qui le père s’était marié à la fin de la guerre. Adela, assise dans le fauteuil du grand-père, paraissait bien familière contrairement au fauteuil, dont la tapisserie était décolorée. Martín ne l’avait jamais trouvé aussi vieux.
Adela était jeune, tendre et blanche, elle avait les yeux verts et les cheveux bruns, une bouche humide et un air légèrement stupide. Martín se dirigea vers elle, décidé à l’admirer, et Adela lui sourit immédiatement, bien que son regard restât immobile.
– Alors, c’est lui le petit ?
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
– Viens voir, Martín.
Le père l’écarta pour mieux le regarder. La domestique – vieille, elle aussi, de même que tout ce que contenait la maison des grands-parents – apparut dans l’encadrement de la porte en faisant des signes éloquents, et la grand-mère la suivit dans le couloir, non sans avoir observé Martín. Cela donnait l’impression qu’elle et Martín partageaient un secret. Ils n’en partageaient pas. Le garçon se retourna, disposé à s’occuper du père. Uniquement du père.
Pendant le repas – un maigre repas pour être plus précis, indigne des hôtes –, Martín expliqua clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il en parla devant le grand-père, devant la grand-mère, sans aucune crainte.
– Punaise de punaise… L’ingratitude est une chose bien laide…
– Don Martín, ne vous mettez pas dans des états pareils. Le gamin est mon fils après tout. Il a envie de me voir, bordel. Ça fait combien de temps ?... Presque cinq ans. Martín était haut comme trois pommes.
– Je croyais que le petit était déjà un jeune homme…
– Martín aura quinze ans en octobre.
– On ne dirait pas, il paraît moins âgé.
Martín eut honte de sa maigreur, de sa poitrine creuse, de son visage affilé à la peau de bébé.
– C’est d’accord, on va t’emmener avec nous, Martín.
– Hem, hem !... A présent, il est temps que tu te souviennes, mon garçon. A présent, il est temps que tu te souviennes de ton fils. Punaise de punaise, même les chattes se souviennent de leurs petits.
La grand-mère était pâle, un visage fin sur son éternelle robe noire, une chevelure abondante, bouclée, toute grise, ramassés en chignon sur sa nuque. Elle était si fanée comparée à Adela qu’elle faisait peine à voir. À cet instant-là, ses yeux semblaient éteints.
– Qu’est-ce que tu comptes faire avec le gamin, Eugenio ? Ici, il étudie le baccalauréat. C’est un bon élève.
Voilà comment la grand-mère s’y prenait. Elle n’attaquait jamais, ne suppliait jamais. Elle parlait toujours de cette voix douce. Dans sa main, deux alliances dansaient. La sienne, et celle de sa fille décédée.
La figure d’Eugenio paraissait très rouge au-dessus de sa chemise. Deux auréoles sous les aisselles et des gouttes de sueur sur le front. C’était un homme propre, agréable à regarder, un peu grossier cependant, et très bronzé. Il avait des mains puissantes et carrées aux doigts boudinés. « Tu ne sais pas à quel point ils te haïssent. Tu ne sais pas, toi, ce qu’ils ont tenté de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas… »
– Les études ne m’intéressent pas – déclara Martín. Si l’Espagne entre en guerre, je me porte volontaire.
***
Coralie nous propose sa traduction :
C’était comme voyager au centre du soleil. Des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages morts défilaient. Parfois, des orangers, des jardins gris, des allées de palmiers brûlés. La lumière absorbait toutes les couleurs. Ils s’arrêtaient parfois dans un hameau pour s’approvisionner en eau et des gamins à moitié nus, brunis, échevelés, arrivaient alors. Ils jaillissaient soudain d’une rue vide. Des mouches, d’innombrables mouches assiégeaient le véhicule. Les gardes civils apparaissaient. Dans d’autres endroits, c’étaient des phalangistes, soldats eux aussi. Ils saluaient le père de Martín. Ensuite, la route. Martín s’endormit à la sortie d’Alicante avec la fraicheur matinale et lorsqu’il se réveilla avec la bouche sèche, sa gorge qui le grattait, ses yeux qui lui faisaient mal, il se trouva face à cette lumière et ce nuage de poussière typique des chemins. Il changea de position sur le siège en sentant un fourmillement dans une jambe. La sueur collait sa chemise à ses côtes, mais en fin de compte la sueur est un soulagement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était assis devant, à côté du chauffeur, et le garçon put voir sa nuque massive et tannée et ses épaules larges dans sa chemise kaki. Sa saharienne pendait du siège. Près de Martín et séparée de lui par deux sacs en toile, il y avait Adela, la femme de son père. Ses yeux brillaient, effrayés, au travers du foulard qui lui couvrait le visage à la manière des femmes arabes, pour se protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le plancher, il y avait la valise de Martín, préparée à la hâte par sa grand-mère María. Tout s’était déroulé très vite, sans même avoir le temps d’y penser. Le matin précédent, Martín était un garçon las du monde. Presque encore un enfant en culottes courtes ; presqu’un homme avec ses longues jambes noirâtres, il errait dans les rues , perdu dans ses pensées. Il s’était échappé avec l’espoir de rencontrer un camarade du cours précédent et d’aller ensemble à la plage. Et il s’était surtout échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra aucune connaissance et déambula au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. Lui, personne ne venait jamais le chercher. Et il s’en offensait. Il s’offensait en silence, et facilement à cette époque. Il avait jeté un coup d’œil craintif au café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure de manger. Son grand-père n’y était pas. En arrivant près chez lui, l’épicier du coin de la rue l’appela pour lui apprendre la nouvelle :
Martín, cours. Ton père est arrivé.
Il tressaillit. C’était enfin arrivé. Depuis la fin de la guerre –et il s’était déjà écoulé plus d’un an-, le père de Martín avait annoncé son retour dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que son père n’écrivait plus. A l’entrée de la maison, la domestique de don Narciso, le médecin, -le voisin de l’appartement du dessous-, lui répéta la nouvelle. Martín monta les marches deux à deux, il trouva la porte de l’appartement entrebâillée et entendit de suite des voix dans le bureau de son grand-père. Il ne vit personne de plus jusqu’à ce que son père ouvre les bras et qu’il se retrouve secoué par cette force, plongé dans cette odeur virile. Il regarda ensuite avec anxiété son visage et vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, fortes et le même sourire que Martín. Ils se ressemblaient en cela. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui ait jamais dit. Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux renfrognés pleins de malice, avec sa blouse écrue, qu’il mettait à la maison, pendant à ses côtés et avec ses « hum, hum ! » et ses « Punaise, Josú », essayait de rouler une cigarette avec ses belles et longues mains de vieux. Et, en plus, il y avait Adela, l’inconnue avec laquelle son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans la fauteuil du grand-père, si familier en revanche ce fauteuil, avec sa draperie décolorée. Jamais le fauteuil de son grand-père n’avait paru si vieux à Martín qu’à ce moment-là. Adela était jeune, douce et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, une bouche humide et un air quelque peu stupide. Martín s’avança vers elle, décidé à l’admirer, et Adela lui sourit de suite bien que ses yeux restèrent immobiles.
C’est lui le petit ?…
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
Allons, Martín.
Son père l’éloigna pour le regarder. La domestique –vieille, elle aussi, comme tout ce qui se trouve chez ses grands-parents – apparut sur le pas de la porte en faisant des signes expressifs et sa grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si elle et Martín gardait un quelconque secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon se tourna, disposé à répondre à son père. Seulement à son père. Pendant le repas –un repas frugal pour être plus précis, indigne des hôtes-, Martín annonça clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il l’annonça devant son grand-père, sa grand-mère, sans aucune crainte.
Punaise, Punaise… l’ingratitude est une chose vraiment moche…
- Don Martín, ne vous fâchez pas. Le gosse est quand même mon fils. Il avait envie de me voir, bordel. Combien ça fait ?… Presque cinq ans. Martín ne levait pas les yeux.
Moi je croyais que le petit était déjà un jeune homme…
Martín va fêter ses quinze ans en octobre.
Il ne les fait pas, on dirait qu’il est plus petit.
Martín eut honte de sa maigreur, de sa poitrine enfoncée, de son visage fin à la peau lisse d’un enfant.
Bon, nous sommes venus te chercher, Martín.
Hum, hum !… Allons donc, il était temps que tu t’en souviennes. Il était temps que tu te souviennes de ton fils. Punaise, même les chattes se souviennent de leurs petits.
Sa grand-mère était pâle, son visage fin sur son éternel tailleur noir, ses cheveux épais, frisés, tous gris, ramassés en un chignon sur sa nuque. Et si décatie à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir. A ce moment-là, elle avait les yeux inanimés.
- Qu’est-ce que tu comptes faire du petit, Eugenio ? Ici, il prépare son baccalauréat. Il est bon élève. Telle était la stratégie de sa grand-mère. Elle n’attaquait jamais, elle ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix suave. Sur sa main deux alliances dansaient. La sienne et celle de sa défunte fille. Le visage d’Eugenio semblait très rouge sur sa chemise. Deux auréoles sous ses aisselles et des gouttelettes de sueur sur son front. C’était un homme sain, à l’allure agréable, un peu grossier, peut être, très brun. Il avait de fortes mains carrées aux doigts courts.
« Tu ne sais pas qu’ils te détestent. Toi, tu ne sais tout ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour ne pas que je t’aime. »
Moi, ça ne m’intéresse pas d’étudier –déclara Martín-. Moi, si l’Espagne entre en guerre je me porte volontaire.
C’était comme voyager au centre du soleil. Des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages morts défilaient. Parfois, des orangers, des jardins gris, des allées de palmiers brûlés. La lumière absorbait toutes les couleurs. Ils s’arrêtaient parfois dans un hameau pour s’approvisionner en eau et des gamins à moitié nus, brunis, échevelés, arrivaient alors. Ils jaillissaient soudain d’une rue vide. Des mouches, d’innombrables mouches assiégeaient le véhicule. Les gardes civils apparaissaient. Dans d’autres endroits, c’étaient des phalangistes, soldats eux aussi. Ils saluaient le père de Martín. Ensuite, la route. Martín s’endormit à la sortie d’Alicante avec la fraicheur matinale et lorsqu’il se réveilla avec la bouche sèche, sa gorge qui le grattait, ses yeux qui lui faisaient mal, il se trouva face à cette lumière et ce nuage de poussière typique des chemins. Il changea de position sur le siège en sentant un fourmillement dans une jambe. La sueur collait sa chemise à ses côtes, mais en fin de compte la sueur est un soulagement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était assis devant, à côté du chauffeur, et le garçon put voir sa nuque massive et tannée et ses épaules larges dans sa chemise kaki. Sa saharienne pendait du siège. Près de Martín et séparée de lui par deux sacs en toile, il y avait Adela, la femme de son père. Ses yeux brillaient, effrayés, au travers du foulard qui lui couvrait le visage à la manière des femmes arabes, pour se protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le plancher, il y avait la valise de Martín, préparée à la hâte par sa grand-mère María. Tout s’était déroulé très vite, sans même avoir le temps d’y penser. Le matin précédent, Martín était un garçon las du monde. Presque encore un enfant en culottes courtes ; presqu’un homme avec ses longues jambes noirâtres, il errait dans les rues , perdu dans ses pensées. Il s’était échappé avec l’espoir de rencontrer un camarade du cours précédent et d’aller ensemble à la plage. Et il s’était surtout échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra aucune connaissance et déambula au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. Lui, personne ne venait jamais le chercher. Et il s’en offensait. Il s’offensait en silence, et facilement à cette époque. Il avait jeté un coup d’œil craintif au café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure de manger. Son grand-père n’y était pas. En arrivant près chez lui, l’épicier du coin de la rue l’appela pour lui apprendre la nouvelle :
Martín, cours. Ton père est arrivé.
Il tressaillit. C’était enfin arrivé. Depuis la fin de la guerre –et il s’était déjà écoulé plus d’un an-, le père de Martín avait annoncé son retour dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que son père n’écrivait plus. A l’entrée de la maison, la domestique de don Narciso, le médecin, -le voisin de l’appartement du dessous-, lui répéta la nouvelle. Martín monta les marches deux à deux, il trouva la porte de l’appartement entrebâillée et entendit de suite des voix dans le bureau de son grand-père. Il ne vit personne de plus jusqu’à ce que son père ouvre les bras et qu’il se retrouve secoué par cette force, plongé dans cette odeur virile. Il regarda ensuite avec anxiété son visage et vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, fortes et le même sourire que Martín. Ils se ressemblaient en cela. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui ait jamais dit. Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux renfrognés pleins de malice, avec sa blouse écrue, qu’il mettait à la maison, pendant à ses côtés et avec ses « hum, hum ! » et ses « Punaise, Josú », essayait de rouler une cigarette avec ses belles et longues mains de vieux. Et, en plus, il y avait Adela, l’inconnue avec laquelle son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans la fauteuil du grand-père, si familier en revanche ce fauteuil, avec sa draperie décolorée. Jamais le fauteuil de son grand-père n’avait paru si vieux à Martín qu’à ce moment-là. Adela était jeune, douce et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, une bouche humide et un air quelque peu stupide. Martín s’avança vers elle, décidé à l’admirer, et Adela lui sourit de suite bien que ses yeux restèrent immobiles.
C’est lui le petit ?…
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
Allons, Martín.
Son père l’éloigna pour le regarder. La domestique –vieille, elle aussi, comme tout ce qui se trouve chez ses grands-parents – apparut sur le pas de la porte en faisant des signes expressifs et sa grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si elle et Martín gardait un quelconque secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon se tourna, disposé à répondre à son père. Seulement à son père. Pendant le repas –un repas frugal pour être plus précis, indigne des hôtes-, Martín annonça clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il l’annonça devant son grand-père, sa grand-mère, sans aucune crainte.
Punaise, Punaise… l’ingratitude est une chose vraiment moche…
- Don Martín, ne vous fâchez pas. Le gosse est quand même mon fils. Il avait envie de me voir, bordel. Combien ça fait ?… Presque cinq ans. Martín ne levait pas les yeux.
Moi je croyais que le petit était déjà un jeune homme…
Martín va fêter ses quinze ans en octobre.
Il ne les fait pas, on dirait qu’il est plus petit.
Martín eut honte de sa maigreur, de sa poitrine enfoncée, de son visage fin à la peau lisse d’un enfant.
Bon, nous sommes venus te chercher, Martín.
Hum, hum !… Allons donc, il était temps que tu t’en souviennes. Il était temps que tu te souviennes de ton fils. Punaise, même les chattes se souviennent de leurs petits.
Sa grand-mère était pâle, son visage fin sur son éternel tailleur noir, ses cheveux épais, frisés, tous gris, ramassés en un chignon sur sa nuque. Et si décatie à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir. A ce moment-là, elle avait les yeux inanimés.
- Qu’est-ce que tu comptes faire du petit, Eugenio ? Ici, il prépare son baccalauréat. Il est bon élève. Telle était la stratégie de sa grand-mère. Elle n’attaquait jamais, elle ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix suave. Sur sa main deux alliances dansaient. La sienne et celle de sa défunte fille. Le visage d’Eugenio semblait très rouge sur sa chemise. Deux auréoles sous ses aisselles et des gouttelettes de sueur sur son front. C’était un homme sain, à l’allure agréable, un peu grossier, peut être, très brun. Il avait de fortes mains carrées aux doigts courts.
« Tu ne sais pas qu’ils te détestent. Toi, tu ne sais tout ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour ne pas que je t’aime. »
Moi, ça ne m’intéresse pas d’étudier –déclara Martín-. Moi, si l’Espagne entre en guerre je me porte volontaire.
***
Sonita nous propose sa traduction :
C’était comme voyager vers le centre même du soleil. On voyait passer des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages qui semblaient morts. Parfois, des marchands d’oranges, des potagers gris, des files de palmiers brûlés. La lumière avalait toutes les couleurs. Parfois ils s’arrêtaient dans un village pour se ravitailler en eau, surgissaient alors des gamins à moitié nus, bronzés, ébouriffés. Ils jaillissaient tout à coup d’une rue déserte. Des mouches, une infinité de mouches prenaient d’assaut le véhicule. Les gardes civils apparaissaient. À d’autres endroits, apparaissaient aussi des phalangistes, des soldats. Ils saluaient le père de Martín. Puis, la route. Martín s’endormit en sortant d’Alicante avec la fraîcheur du matin et quand il s’est réveillé avec la bouche sèche, la gorge irritée, mal aux yeux, il rencontra cette lumière et ce nuage de poussière des chemins. Il changea de position sur le siège et sentit l’une de ses jambes endormies. La sueur lui collait la chemise au dos mais la sueur était un soulagement tout compte fait. Le père de Martín, Eugenio Soto, allait devant à côté du conducteur, et le garçon put voir sa nuque puissante et tannée, le dos large dans la chemise kaki. La saharienne se pendait au siège. À côté de Martín et séparée de lui par deux sacs en tissu, allait Adela, la femme du père. Ses yeux brillaient, comme épouvantés, sous le pan qui cachait son visage, à la manière des maures, pour se protéger de la chaleur et de la poussière. Parterre se trouvait la valise de Martín préparée à la hâte par la grand-mère María. Tout était arrivé très vite, sans même avoir le temps d’y réfléchir. La veille au matin, Martín était un garçon que le monde ennuyait. Presqu’un enfant avec ses pantalons courts, presqu’un homme avec ses longues jambes noirâtres, il était tout à ses pensées le long des rues. Il s’était échappé dans l’espoir de trouver un quelconque camarade du cours précédent et de s’en aller avec lui à la plage. Et surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne tomba sur aucune connaissance et erra dans les rues au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. On ne venait jamais le chercher. Et il en était offensé. Il s’offensait en silence et facilement en ce temps-là. Il avait jeté un coup d’œil craintif vers le café où son grand-père avait l’habitude d’aller s’asseoir avant l’heure du déjeuner. Son grand-père n’y était pas. En arrivant chez lui, l’épicier du coin de la rue l’appela pour lui donner la nouvelle :
– Martín, cours ! Ton père est arrivé.
Ça lui fit un coup au cœur. C’était donc arrivé. Depuis la fin de la guerre – et une année s’était déjà écoulée – le père de Martín avait annoncé son arrivée dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que le père ne donnait pas de nouvelles. Devant la porte de sa maison, la domestique de monsieur Narciso, le médecin – le voisin d’en dessous – lui donna à nouveau la nouvelle. Martín monta les escaliers deux par deux, trouva la porte de l’appartement entrouverte et aussitôt il écouta des voix venant du bureau du grand-père. Il ne vit personne d’autre jusqu’à ce que son père ouvre les bras et il se trouva secoué par cette force, fourré dans cette odeur virile. Puis il regarda, anxieux, son visage et il vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, fortes et le même sourire que Martín. Sur ça ils se ressemblaient. Le garçon le savait depuis toujours, même s’il ne l’avait jamais dit à personne. La grand-mère María était dans un coin. Le grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins d’espièglerie, dans sa blouse de couleur écrue qu’il mettait à la maison et qui pendait des côtés et ses éternels « hum hum » et « jozú, jozú » essayait de rouler une cigarette avec ses belles et longues mains de vieux. De plus, il y avait là Adela, l’inconnue avec qui le père s’était marié après la guerre. Adela était assise sur le fauteuil du grand-père, en revanche si familier avec son tapissé décoloré. Le fauteuil du grand-père ne lui avait jamais semblé aussi vieux, comme à cet instant-là. Adela était jeune, molle et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, avec une bouche humide et une certaine expression de niaiserie. Martín s’avança vers elle décidé à l’admirer et Adela lui sourit aussitôt, bien que ses yeux gardassent une expression vide.
– C’est lui le petit ?
Elle parlait très doucement comme dans un miaulement.
– Voyons voir, Martín. Le père s’écarta pour le regarder. La domestique – vieille aussi, comme tout ce qui était dans la maison des grands-parents – apparut dans l’embrasure de la porte en gesticulant, et la grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si Martín et elle avaient un quelconque secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon tourna le dos prêt à s’occuper du père. Exclusivement du père. Pendant le repas – un pauvre repas pour être plus précis, indigne des visiteurs – Martín dit clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il le dit devant le grand-père, devant la grand-mère, sans aucune crainte.
– Jozú, Jozú, l’ingratitude est quelque chose de très moche…
– Monsieur Martín, ne vous mettez pas dans cet état-là. Ce jeune homme est mon fils après tout. Il avait envie de me voir, bon sang. Ça fait combien de temps déjà ?... Presque cinq ans. Martín était haut comme trois pommes à l’époque.
– Je croyais que le petit était déjà un jeune homme…
– Martín aura quinze ans en octobre.
– Eh bien, on ne le dirait pas, il paraît bien plus jeune.
Martín eût honte de sa maigreur, de son torse aplati, de son visage en lame de couteau avec sa peau de bébé toute lisse.
– Bon, nous sommes venus pour t’emmener avec nous, Martín.
– Hum, hum !... Il était temps que tu t’en souviennes. Il était temps que tu te souviennes de ton fils. Jozú, même les chattes se souviennent de leurs petits.
La grand-mère était pâle, avec son visage fin sur l’éternel habit noir, la chevelure abondante, bouclée, toute grise, retenue dans un chignon posé sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela qu’elle faisait peine à voir. En cet instant ses yeux s’étaient éteints.
– Que penses-tu faire de ce garçon Eugenio ? Ici il prépare le baccalauréat. C’est un bon étudiant. C’était le système de la grand-mère, elle n’attaquait jamais, elle ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix douce. Dans ses mains dansaient deux bagues de mariage. La sienne et celle de sa fille décédée. Le visage d’Eugenio Soto semblait très rouge sur la chemise, deux taches autour de ses aisselles et des gouttelettes sur le front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, un peu grossier peut-être, à la peau très tannée. Il avait de fortes mains carrées aux doigts courts. « Tu ne sais pas combien il te haïssent. Tu ne sais pas ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
– Étudier ne m’intéresse pas – déclara Martín – Moi, si l’Espagne entre en guerre je m’engage comme volontaire.
***
Laëtitia Sw nous propose sa traduction :
C’était comme de voyager au cœur même du soleil. Des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages comme un défilé de morts. Parfois, des orangers, des vergers gris, une succession de palmiers brûlés. La lumière absorbait toute la couleur.
Ils s’arrêtaient parfois dans un village pour se ravitailler en eau et il accourait alors des gamins à moitié nus, la peau tannée et le cheveu hirsute. Ils surgissaient tout à coup au milieu d’une rue vide. Des mouches, une infinité de mouches assaillait le véhicule. Des gardes civiles faisaient leur apparition. Ailleurs, des phalangistes, mais aussi des soldats. Ils saluaient le père de Martín. Puis, de nouveau, la route.
Martín s’endormit à la sortie d’Alicante avec la fraîcheur du matin et, lorsqu’il se réveilla, la bouche sèche et la gorge irritée, les yeux douloureux, il fut aveuglé par cette lumière et ces nuages de poussière qui s’élevaient des chemins.
Il changea de position sur son siège car il avait des fourmis dans une jambe. La sueur lui collait la chemise aux flancs, mais cette sueur était un soulagement en fin de compte. Le père de Martín, Eugenio Soto, était assis à l’avant, à côté du chauffeur, et le garçon put voir sa nuque puissante et hâlée et ses larges épaules sous sa chemise kaki. Sa saharienne était suspendue au dossier du siège.
À côté de Martín, séparée de lui par deux sacs en toile, il y avait Adela, la femme du père. Ses yeux brillaient, comme apeurés, à travers le foulard qui lui cachait le visage à la façon des musulmanes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le sol se trouvait la valise de Martín, préparée à la hâte par sa grand-mère María.
Tout était arrivé très vite, sans même qu’ils aient eu le temps d’y penser. La veille au matin, Martín était un garçon qui s’ennuyait au monde. Tantôt comme un enfant en culottes courtes ; tantôt comme un homme aux longues jambes noirâtres, il marchait dans la rue, plongé dans ses pensées. Il s’était échappé dans l’espoir de rencontrer un camarade du cours précédent pour aller avec lui à la plage. Et puis, surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra personne de connu et il se mit à errer au hasard, trop timide pour se présenter à la porte d’un ami. En règle générale, on ne venait jamais le chercher, lui. Et il en était offensé. Ces temps-ci, il avait l’offense facile et silencieuse. Il avait jeté un coup d’œil craintif vers le café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant de manger. Son grand-père n’était pas là. Alors qu’il arrivait chez lui, le commerçant au coin de la rue le héla pour lui apprendre la nouvelle :
– Martín, dépêche-toi. Ton père est arrivé.
Il tressaillit. Le moment était enfin venu. Depuis la fin de la guerre – et il s’était déjà écoulé plus d’un an –, le père de Martín avait annoncé son arrivée dans deux ou trois lettres. Mais son père n’écrivait plus depuis des mois.
À la porte de la maison, la bonne de Narciso, le médecin – le voisin de l’appartement du dessous –, lui apprit de nouveau la nouvelle. Martín monta les escaliers quatre à quatre, il trouva la porte de l’appartement entrouverte et il entendit aussitôt des voix dans le bureau de son grand-père.
Il ne vit personne d’autre que son père lui ouvrant les bras et il se retrouva secoué par cette force, enveloppé par cette odeur virile. Ensuite, il le dévisagea anxieusement et il vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, solides et le même sourire que Martín. En cela, ils se ressemblaient. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui eût dit.
Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, sa blouse écrue qu’il portait à la maison suspendue à ses côtés, ses « hum, hum ! » et ses « punaise, punaise ! », essayait de se rouler une cigarette de ses longues et belles mains de vieillard. Et il y avait aussi Adela, l’inconnue avec laquelle son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans le fauteuil de son grand-père, un fauteuil qui, pour sa part, lui était si familier, avec son tissu décoloré. Le fauteuil de son grand-père n’avait jamais paru à Martin aussi vieux qu’en cet instant-là.
Adela était jeune, tendre et blanche, elle avait les yeux verts et les cheveux noirs, une bouche humide et une certaine expression de stupidité. Martín se dirigea vers elle, bien décidé à l’admirer, et Adela lui sourit spontanément bien qu’elle parût suspendre son regard.
– C’est le petit ?...
Elle parlait très lentement, comme dans un miaulement.
– Eh bien, Martín.
Son père le prit entre quatre yeux. La bonne – vieille elle aussi, à l’image de tout ce qui se trouvait dans la maison de ses grands-parents – apparut dans l’encadrement de la porte en faisant des gestes expressifs. Sa grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si elle et Martín avaient un secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon se retourna, attentif à son père. Seulement à son père.
Pendant le repas – qui était, pour tout dire, bien pauvre et indigne des hôtes –, Martín exprima clairement son souhait d’aller vivre avec son père. Il l’affirma devant son grand-père, devant sa grand-mère, sans aucune crainte.
– Punaise, punaise... L’ingratitude est une bien vilaine chose...
– Martín, ne le prenez pas comme ça. Ce gamin est mon fils après tout. Il lui tardait de me voir, putain. Combien de temps ça fait ?... Presque cinq ans. Martín ne décollait pas les yeux du sol.
– Moi, je croyais que le petit était déjà presque un homme...
– Martín va faire quinze ans en octobre.
– On ne dirait pas, il paraît plus jeune.
Martín eut honte de sa maigreur, de sa poitrine creuse, de son visage effilé à la peau lisse, comme celle d’un enfant.
– Bon, nous sommes venus te chercher pour t’emmener avec nous, Martín.
– Hum, hum !... Il était grand temps de te souvenir de lui, ma parole. Il était grand temps de te souvenir de ton fils. Punaise, même les chats se souviennent de leurs petits.
Sa grand-mère était pâle, le visage fin au-dessus de son éternelle robe noire, les cheveux épais, bouclés, tous gris, ramassés en chignon sur la nuque. Et tellement flétrie à côté d’Adela qu’elle faisait peine à voir. Ses yeux étaient comme morts à ce moment-là.
– Que penses-tu faire du petit, Eugenio ? Ici, il fait ses études en vue du baccalauréat. C’est un bon élève.
C’était le fonctionnement de sa grand-mère. Elle n’attaquait jamais, ne suppliait jamais. Elle parlait toujours de cette voix douce. Deux alliances dansaient à sa main. La sienne et celle de sa fille défunte.
Le visage d’Eugenio Soto semblait très rouge sur le fond de sa chemise. La sueur lui dessinait deux auréoles sous les aisselles et perlait à son front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, un peu rustre peut-être, à la peau très hâlée. Il avait de fortes mains carrées aux doigts courts.
« Tu n’imagines pas la haine qu’on te porte. Non, tu n’imagines pas ce qu’on a essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
– Moi, les études, ça ne m’intéresse pas – déclara Martín –. Si l’Espagne entre en guerre, eh bien, je me porte volontaire.
C’était comme de voyager au cœur même du soleil. Des agaves, des figuiers de Barbarie, des villages comme un défilé de morts. Parfois, des orangers, des vergers gris, une succession de palmiers brûlés. La lumière absorbait toute la couleur.
Ils s’arrêtaient parfois dans un village pour se ravitailler en eau et il accourait alors des gamins à moitié nus, la peau tannée et le cheveu hirsute. Ils surgissaient tout à coup au milieu d’une rue vide. Des mouches, une infinité de mouches assaillait le véhicule. Des gardes civiles faisaient leur apparition. Ailleurs, des phalangistes, mais aussi des soldats. Ils saluaient le père de Martín. Puis, de nouveau, la route.
Martín s’endormit à la sortie d’Alicante avec la fraîcheur du matin et, lorsqu’il se réveilla, la bouche sèche et la gorge irritée, les yeux douloureux, il fut aveuglé par cette lumière et ces nuages de poussière qui s’élevaient des chemins.
Il changea de position sur son siège car il avait des fourmis dans une jambe. La sueur lui collait la chemise aux flancs, mais cette sueur était un soulagement en fin de compte. Le père de Martín, Eugenio Soto, était assis à l’avant, à côté du chauffeur, et le garçon put voir sa nuque puissante et hâlée et ses larges épaules sous sa chemise kaki. Sa saharienne était suspendue au dossier du siège.
À côté de Martín, séparée de lui par deux sacs en toile, il y avait Adela, la femme du père. Ses yeux brillaient, comme apeurés, à travers le foulard qui lui cachait le visage à la façon des musulmanes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le sol se trouvait la valise de Martín, préparée à la hâte par sa grand-mère María.
Tout était arrivé très vite, sans même qu’ils aient eu le temps d’y penser. La veille au matin, Martín était un garçon qui s’ennuyait au monde. Tantôt comme un enfant en culottes courtes ; tantôt comme un homme aux longues jambes noirâtres, il marchait dans la rue, plongé dans ses pensées. Il s’était échappé dans l’espoir de rencontrer un camarade du cours précédent pour aller avec lui à la plage. Et puis, surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra personne de connu et il se mit à errer au hasard, trop timide pour se présenter à la porte d’un ami. En règle générale, on ne venait jamais le chercher, lui. Et il en était offensé. Ces temps-ci, il avait l’offense facile et silencieuse. Il avait jeté un coup d’œil craintif vers le café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant de manger. Son grand-père n’était pas là. Alors qu’il arrivait chez lui, le commerçant au coin de la rue le héla pour lui apprendre la nouvelle :
– Martín, dépêche-toi. Ton père est arrivé.
Il tressaillit. Le moment était enfin venu. Depuis la fin de la guerre – et il s’était déjà écoulé plus d’un an –, le père de Martín avait annoncé son arrivée dans deux ou trois lettres. Mais son père n’écrivait plus depuis des mois.
À la porte de la maison, la bonne de Narciso, le médecin – le voisin de l’appartement du dessous –, lui apprit de nouveau la nouvelle. Martín monta les escaliers quatre à quatre, il trouva la porte de l’appartement entrouverte et il entendit aussitôt des voix dans le bureau de son grand-père.
Il ne vit personne d’autre que son père lui ouvrant les bras et il se retrouva secoué par cette force, enveloppé par cette odeur virile. Ensuite, il le dévisagea anxieusement et il vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, solides et le même sourire que Martín. En cela, ils se ressemblaient. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui eût dit.
Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, sa blouse écrue qu’il portait à la maison suspendue à ses côtés, ses « hum, hum ! » et ses « punaise, punaise ! », essayait de se rouler une cigarette de ses longues et belles mains de vieillard. Et il y avait aussi Adela, l’inconnue avec laquelle son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans le fauteuil de son grand-père, un fauteuil qui, pour sa part, lui était si familier, avec son tissu décoloré. Le fauteuil de son grand-père n’avait jamais paru à Martin aussi vieux qu’en cet instant-là.
Adela était jeune, tendre et blanche, elle avait les yeux verts et les cheveux noirs, une bouche humide et une certaine expression de stupidité. Martín se dirigea vers elle, bien décidé à l’admirer, et Adela lui sourit spontanément bien qu’elle parût suspendre son regard.
– C’est le petit ?...
Elle parlait très lentement, comme dans un miaulement.
– Eh bien, Martín.
Son père le prit entre quatre yeux. La bonne – vieille elle aussi, à l’image de tout ce qui se trouvait dans la maison de ses grands-parents – apparut dans l’encadrement de la porte en faisant des gestes expressifs. Sa grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si elle et Martín avaient un secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon se retourna, attentif à son père. Seulement à son père.
Pendant le repas – qui était, pour tout dire, bien pauvre et indigne des hôtes –, Martín exprima clairement son souhait d’aller vivre avec son père. Il l’affirma devant son grand-père, devant sa grand-mère, sans aucune crainte.
– Punaise, punaise... L’ingratitude est une bien vilaine chose...
– Martín, ne le prenez pas comme ça. Ce gamin est mon fils après tout. Il lui tardait de me voir, putain. Combien de temps ça fait ?... Presque cinq ans. Martín ne décollait pas les yeux du sol.
– Moi, je croyais que le petit était déjà presque un homme...
– Martín va faire quinze ans en octobre.
– On ne dirait pas, il paraît plus jeune.
Martín eut honte de sa maigreur, de sa poitrine creuse, de son visage effilé à la peau lisse, comme celle d’un enfant.
– Bon, nous sommes venus te chercher pour t’emmener avec nous, Martín.
– Hum, hum !... Il était grand temps de te souvenir de lui, ma parole. Il était grand temps de te souvenir de ton fils. Punaise, même les chats se souviennent de leurs petits.
Sa grand-mère était pâle, le visage fin au-dessus de son éternelle robe noire, les cheveux épais, bouclés, tous gris, ramassés en chignon sur la nuque. Et tellement flétrie à côté d’Adela qu’elle faisait peine à voir. Ses yeux étaient comme morts à ce moment-là.
– Que penses-tu faire du petit, Eugenio ? Ici, il fait ses études en vue du baccalauréat. C’est un bon élève.
C’était le fonctionnement de sa grand-mère. Elle n’attaquait jamais, ne suppliait jamais. Elle parlait toujours de cette voix douce. Deux alliances dansaient à sa main. La sienne et celle de sa fille défunte.
Le visage d’Eugenio Soto semblait très rouge sur le fond de sa chemise. La sueur lui dessinait deux auréoles sous les aisselles et perlait à son front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, un peu rustre peut-être, à la peau très hâlée. Il avait de fortes mains carrées aux doigts courts.
« Tu n’imagines pas la haine qu’on te porte. Non, tu n’imagines pas ce qu’on a essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
– Moi, les études, ça ne m’intéresse pas – déclara Martín –. Si l’Espagne entre en guerre, eh bien, je me porte volontaire.
***
Laëtitia So nous propose sa traduction :
C’était comme de voyager tout droit vers le soleil. Des agaves, des figuiers de barbarie, des villages comme morts défilaient. Parfois, des orangers, des potagers gris, des rangées de palmiers brûlés. Toute la couleur était absorbée par la lumière. Parfois ils s’arrêtaient dans un village pour se ravitailler en eau c’est alors qu’accourraient des bambins à moitié nus, à la peau mate, ébouriffés. Ils jaillissaient soudain dans la rue vide. Des mouches, des mouches innombrables attaquaient le véhicule. Des agents de police apparaissaient. Ailleurs, des phalangistes, des soldats aussi. Ils saluaient le père de Martin. Puis, la route. Martin s’endormit en sortant d’Alicante avec le frais du matin et quand il se réveilla avec la bouche sèche, sa gorge qui le piquait, ses yeux qui lui faisaient mal, il se retrouva face à cette lumière et à la poussière des chemins. Il changea de position sur le siège sentant un fourmillement dans sa jambe. La sueur lui collait la chemise au dos, mais finalement la sueur était un soulagement. Le père de Martin, Eugenio Soto, voyageait à l’avant à côté du chauffeur et le garçon put voir sa nuque puissante et chevronnée et ses épaules larges dans sa chemise kaki. La veste saharienne pendait du siège.
A côté de Martin et séparée de lui par deux sacs de toile, se trouvait Aleda, la femme de son père. Ses yeux brillaient comme épouvantés au-dessus du foulard qui lui cachait le visage à la façon des femmes arabes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le sol se trouvait la valise de Martin, préparée à la hâte par sa grand-mère Maria.
Tout était arrivé très vite, sans même laisser le temps d’y penser. Le matin précédent, Martin était un garçon lassé du monde. Presque un enfant avec son bermuda ; presque un homme avec ses longues jambes boucanées, il marchait dans les rues plongé dans ses pensées. Il s’était échappé avec l’espoir de rencontrer un camarade de classe de l’année dernière et d’aller avec lui à la plage. Et surtout il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra aucune connaissance et il resta à flâner au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. Lui, personne ne venait jamais le chercher. Il était vexé. Il se vexait en silence et avec facilité en ce temps-là. Il avait jeté un œil inquiet au café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure de manger. Son grand-père n’était pas là. En arrivant chez lui l’épicier du coin l’appela pour lui annoncer la nouvelle :
-Martin, cours. Ton père est arrivé. Son sang ne fit qu’un tour. C’est ainsi que cela s’était passé. Depuis la fin de la guerre –plus d’un an avait passé-, le père de Martin avait annoncé son arrivée dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que son père n’écrivait pas.
A la porte de la maison, la bonne de don Narciso le médecin –le voisin de l’appartement du dessous-, lui redit la nouvelle. Martin monta les marches quatre à quatre, il trouva la porte de l’appartement entrouverte et immédiatement il entendit des voix dans le bureau de son grand-père. Il ne vit personne d’autre jusqu’à ce que son père ouvre les bras et qu’il se trouve secoué par cette force, blotti contre cette odeur virile. Puis il regarda son visage anxieusement et il vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, fortes et le même sourire que Martin. Ils se ressemblaient en ce point. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui ait dit.
Maria, sa grand-mère était dans un coin. Le grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, avec sa blouse de couleur écrue qu’il portait à la maison en la laissant pendre sur ses hanches et avec ses « hum, hum ! » et « mais punaise ! », il essayait de rouler une cigarette avec ses jolies et longues mains de vieux. Et de plus, Adela était là, l’inconnue avec laquelle son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans le fauteuil du grand-père, si familier lui au contraire, avec une tapisserie décolorée. Jamais le fauteuil du grand-père ne parut aussi vieux à Martin, qu’en cet instant. Adela était jeune, molle de caractère et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, avec une bouche humide et une certaine expression de stupidité. Martin se dirigea vers elle décidé à l’admirer et Adela lui sourit immédiatement bien que ses yeux soient comme arrêtés.
-C’est lui le môme? Elle parlait très lentement, comme par miaulements.
-Voyons, Martin. Son père le prit à part pour le regarder. La domestique – vieille aussi comme tout chez les grands-parents- apparut à la porte en faisant des signes expressifs et la grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martin. Comme si elle et Martin avaient un secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon tourna le dos disposé à être attentif à son père. Seulement à son père. Durant le repas –un pauvre repas pour être plus précis, indigne de ses hôtes-, Martin dit clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il le dit devant son grand-père, devant sa grand-mère, sans aucune crainte.
-Mais punaise... L’ingratitude est une chose très laide...
-Don Martin, ne le prenez pas comme ça. Le môme est mon fils tout de même. Il avait envie de me voir, merde. Ca fait combien de temps ? Presque cinq ans. Martin était haut comme trois pommes.
-Je croyais que le môme était déjà un petit homme...
-Martin va fêter ses quinze ans en octobre.
-On ne dirait pas, on dirait un môme plus petit.
Martin se sentit gêné par sa maigreur, et sa poitrine creuse, son visage fin avec une peau lisse d’enfant.
-Bon, nous sommes venus pour te ramener avec nous, Martin.
-Hum, hum !... Il était temps que tu t’en souviennes, mon gars. Il était temps que tu te souviennes de ton fils. Mais punaise, même les chattes se souviennent de leurs petits !
La grand-mère était pâle, avec son visage fin au-dessus de ses éternels habits noirs, sa chevelure abondante, frisée, toute grise, ramassée dans un chignon sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir. Elle avait les yeux comme morts à cet instant.
-Que penses-tu faire avec le garçon, Eugenio ? Il va au lycée ici. C’est un bon élève. C’était le système de la grand-mère. Jamais elle n’attaquait, jamais elle ne suppliait. Elle parlait toujours de cette voix douce. Dans sa main dansaient deux alliances. La sienne et celle de sa fille décédée.
Le visage d’Eugenio Soto semblait très rouge au-dessus de sa chemise. Deux taches de sueur autour de ses aisselles et des gouttelettes de sueur sur son front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, peut-être un peu rustre, très chevronné. Il avait des mains carrées très fortes avec des doigts courts. « Tu ne sais pas à quel point ils te détestent. Tu ne sais pas ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
-Ca ne m’intéresse pas d’étudier –déclara Martin-. Moi, si l’Espagne entre en guerre je me porte volontaire.
C’était comme de voyager tout droit vers le soleil. Des agaves, des figuiers de barbarie, des villages comme morts défilaient. Parfois, des orangers, des potagers gris, des rangées de palmiers brûlés. Toute la couleur était absorbée par la lumière. Parfois ils s’arrêtaient dans un village pour se ravitailler en eau c’est alors qu’accourraient des bambins à moitié nus, à la peau mate, ébouriffés. Ils jaillissaient soudain dans la rue vide. Des mouches, des mouches innombrables attaquaient le véhicule. Des agents de police apparaissaient. Ailleurs, des phalangistes, des soldats aussi. Ils saluaient le père de Martin. Puis, la route. Martin s’endormit en sortant d’Alicante avec le frais du matin et quand il se réveilla avec la bouche sèche, sa gorge qui le piquait, ses yeux qui lui faisaient mal, il se retrouva face à cette lumière et à la poussière des chemins. Il changea de position sur le siège sentant un fourmillement dans sa jambe. La sueur lui collait la chemise au dos, mais finalement la sueur était un soulagement. Le père de Martin, Eugenio Soto, voyageait à l’avant à côté du chauffeur et le garçon put voir sa nuque puissante et chevronnée et ses épaules larges dans sa chemise kaki. La veste saharienne pendait du siège.
A côté de Martin et séparée de lui par deux sacs de toile, se trouvait Aleda, la femme de son père. Ses yeux brillaient comme épouvantés au-dessus du foulard qui lui cachait le visage à la façon des femmes arabes, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. Sur le sol se trouvait la valise de Martin, préparée à la hâte par sa grand-mère Maria.
Tout était arrivé très vite, sans même laisser le temps d’y penser. Le matin précédent, Martin était un garçon lassé du monde. Presque un enfant avec son bermuda ; presque un homme avec ses longues jambes boucanées, il marchait dans les rues plongé dans ses pensées. Il s’était échappé avec l’espoir de rencontrer un camarade de classe de l’année dernière et d’aller avec lui à la plage. Et surtout il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra aucune connaissance et il resta à flâner au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. Lui, personne ne venait jamais le chercher. Il était vexé. Il se vexait en silence et avec facilité en ce temps-là. Il avait jeté un œil inquiet au café où son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure de manger. Son grand-père n’était pas là. En arrivant chez lui l’épicier du coin l’appela pour lui annoncer la nouvelle :
-Martin, cours. Ton père est arrivé. Son sang ne fit qu’un tour. C’est ainsi que cela s’était passé. Depuis la fin de la guerre –plus d’un an avait passé-, le père de Martin avait annoncé son arrivée dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que son père n’écrivait pas.
A la porte de la maison, la bonne de don Narciso le médecin –le voisin de l’appartement du dessous-, lui redit la nouvelle. Martin monta les marches quatre à quatre, il trouva la porte de l’appartement entrouverte et immédiatement il entendit des voix dans le bureau de son grand-père. Il ne vit personne d’autre jusqu’à ce que son père ouvre les bras et qu’il se trouve secoué par cette force, blotti contre cette odeur virile. Puis il regarda son visage anxieusement et il vit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches, fortes et le même sourire que Martin. Ils se ressemblaient en ce point. Le garçon le savait depuis toujours, bien que personne ne le lui ait dit.
Maria, sa grand-mère était dans un coin. Le grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, avec sa blouse de couleur écrue qu’il portait à la maison en la laissant pendre sur ses hanches et avec ses « hum, hum ! » et « mais punaise ! », il essayait de rouler une cigarette avec ses jolies et longues mains de vieux. Et de plus, Adela était là, l’inconnue avec laquelle son père s’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans le fauteuil du grand-père, si familier lui au contraire, avec une tapisserie décolorée. Jamais le fauteuil du grand-père ne parut aussi vieux à Martin, qu’en cet instant. Adela était jeune, molle de caractère et blanche, avec les yeux verts et les cheveux noirs, avec une bouche humide et une certaine expression de stupidité. Martin se dirigea vers elle décidé à l’admirer et Adela lui sourit immédiatement bien que ses yeux soient comme arrêtés.
-C’est lui le môme? Elle parlait très lentement, comme par miaulements.
-Voyons, Martin. Son père le prit à part pour le regarder. La domestique – vieille aussi comme tout chez les grands-parents- apparut à la porte en faisant des signes expressifs et la grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martin. Comme si elle et Martin avaient un secret. Ils n’en avaient pas. Le garçon tourna le dos disposé à être attentif à son père. Seulement à son père. Durant le repas –un pauvre repas pour être plus précis, indigne de ses hôtes-, Martin dit clairement qu’il voulait vivre avec son père. Il le dit devant son grand-père, devant sa grand-mère, sans aucune crainte.
-Mais punaise... L’ingratitude est une chose très laide...
-Don Martin, ne le prenez pas comme ça. Le môme est mon fils tout de même. Il avait envie de me voir, merde. Ca fait combien de temps ? Presque cinq ans. Martin était haut comme trois pommes.
-Je croyais que le môme était déjà un petit homme...
-Martin va fêter ses quinze ans en octobre.
-On ne dirait pas, on dirait un môme plus petit.
Martin se sentit gêné par sa maigreur, et sa poitrine creuse, son visage fin avec une peau lisse d’enfant.
-Bon, nous sommes venus pour te ramener avec nous, Martin.
-Hum, hum !... Il était temps que tu t’en souviennes, mon gars. Il était temps que tu te souviennes de ton fils. Mais punaise, même les chattes se souviennent de leurs petits !
La grand-mère était pâle, avec son visage fin au-dessus de ses éternels habits noirs, sa chevelure abondante, frisée, toute grise, ramassée dans un chignon sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir. Elle avait les yeux comme morts à cet instant.
-Que penses-tu faire avec le garçon, Eugenio ? Il va au lycée ici. C’est un bon élève. C’était le système de la grand-mère. Jamais elle n’attaquait, jamais elle ne suppliait. Elle parlait toujours de cette voix douce. Dans sa main dansaient deux alliances. La sienne et celle de sa fille décédée.
Le visage d’Eugenio Soto semblait très rouge au-dessus de sa chemise. Deux taches de sueur autour de ses aisselles et des gouttelettes de sueur sur son front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, peut-être un peu rustre, très chevronné. Il avait des mains carrées très fortes avec des doigts courts. « Tu ne sais pas à quel point ils te détestent. Tu ne sais pas ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
-Ca ne m’intéresse pas d’étudier –déclara Martin-. Moi, si l’Espagne entre en guerre je me porte volontaire.
***
Chloé nous propose sa traduction :
C’était comme voyager au cœur même du soleil. Des agaves, des figuiers de barbarie, des villages presque morts défilaient. Parfois, des orangers, des vergers gris, des rangées de palmiers brûlées. Toute la couleur était absorbée par la lumière.
De temps en temps, ils s’arrêtaient dans un petit village pour se ravitailler en eau, et des gamins à moitié nus, bronzés et échevelés accouraient alors. Ils jaillissaient soudainement d’une rue déserte. Des mouches, des nuées de mouches assaillaient la voiture. Des gardes civils apparaissaient. En d’autres endroits, des phalangistes, des soldats aussi. Ils saluaient le père de Martín. Ensuite, la route.
Martín s’endormit à la sortie d’Alicante, à la fraîcheur du matin, et quand il se réveilla avec la bouche sèche, la gorge irritée, les yeux douloureux, il découvrit cette lumière et cette poussière des chemins.
Sentant des fourmis dans une de ses jambes, il changea de position. La sueur lui collait la chemise aux côtes, mais elle était finalement un soulagement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était devant, avec le chauffeur, et le garçon put observer sa nuque puissante et bronzée, ainsi que son large dos sous une chemise kaki. Sa saharienne pendait sur le siège.
Adela, la femme de son père, était à côté de Martín, séparée de lui par deux sacs de toile. Ses yeux brillaient, comme effrayés, par-dessus le foulard qui lui cachait le visage à la façon des maures, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. La valise de Martín, préparée dans l’urgence par sa grand-mère María, était posée sur le sol.
Tout c’était passé très vite, sans même avoir le temps d’y penser. Le matin précédent, Martín était un garçon qui s’ennuyait du monde. Encore un enfant avec ses culottes courtes ; presque un homme avec ses grandes jambes noirâtres, il déambulait dans les rues, plongé dans ses pensées. Il s’était échappé dans l’espoir de rencontrer un camarade de l’année précédente pour aller avec lui à la plage. Et surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra personne qu’il connaissait et erra au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. Lui, personne ne venait jamais le chercher. Et il en était vexé. À ce moment là, il se vexait pour un rien, et restait silencieux. Il avait jeté un coup d’œil craintif au café dans lequel son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure du repas. Son grand-père n’y était pas. En arrivant chez lui, l’épicier à l’angle de la rue l’appela pour lui apprendre la nouvelle :
— Cours, Martín ! Ton père est arrivé.
Son cœur fit un bond. Ainsi il était rentré. Depuis la fin de la guerre – il s’était écoulé déjà plus d’un an –, le père de Martín avait annoncé sa venue dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que son père n’écrivait plus.
Sur le seuil de l’immeuble, la domestique de don Narciso, le médecin – le voisin de l’appartement d’en dessous –, lui confirma la nouvelle. Martín grimpa les escaliers quatre à quatre, trouva la porte de l’appartement entrouverte, et entendit immédiatement des voix dans le bureau de son grand-père.
Il ne regarda personne d’autre jusqu’à ce que son père lui ouvre les bras, et il fut secoué par cette force, pris dans cette odeur virile. Ensuite, il observa avec anxiété son visage et découvrit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches et fortes, et le même sourire que Martín. Sur ce point, ils se ressemblaient. Le garçon l’avait toujours su, bien que personne ne le lui ait jamais dit.
Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, sa blouse écrue qu’il mettait à la maison flottant sur ses flancs, ses «hum, hum ! » et ses «punaise », essayait de rouler une cigarette avec ses grandes et belles mains de vieux. En plus, il y avait Adela, l’inconnue avec qui son père c’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans le fauteuil du grand-père, fauteuil, en revanche, très familier, avec son tissu décoloré. Jamais le fauteuil de son grand-père n’avait paru à Martín aussi vieux qu’à ce moment-là.
Adela était jeune, tendre et blanche, avec les yeux verts et les cheveux bruns, la bouche humide et une certaine expression de stupidité. Martín se dirigea vers elle, décidé à l’admirer, et Adela lui sourit en retour bien que son regard restât fixe.
— C’est lui le petit ? …
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
— Voyons voir, Martín.
Son père l’écarta pour mieux l’observer. La domestique – vieille, elle aussi, de même que tout ce qu’il y avait dans la maison de ses grands-parents – apparut à la porte en faisant des gestes éloquents et sa grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si elle et Martín partageaient un secret. Ils n’en partageaient pas. Le garçon se retourna, disposé s’occuper de son père. Seulement de son père.
Pendant le repas – un maigre repas pour être plus précis, indigne de ses hôtes –, Martín annonça clairement qu’il voulait vivre avec son père. Et il le dit devant son grand-père, devant sa grand-mère, et sans aucune crainte.
— Punaise… l’ingratitude est une chose bien laide…
— Don Martín, ne vous mettez pas dans cet état. Ce gamin est mon enfant après tout. Il avait envie de me voir, merde ! Ça fait combien de temps ? … Presque cinq ans. Martín était haut comme trois pommes.
— Moi je pensais que le petit était déjà un jeune homme…
— Martín va avoir quinze ans en octobre.
— Il ne les fait pas, il fait plus jeune.
Martín eut honte de sa maigreur, de son torse creux, de son visage effilé avec sa peau lisse d’enfant.
— Bon, nous sommes venus te chercher, Martín.
— Hum, hum ! … Eh bien, il était temps que tu t’en souviennes, dis donc ! Il était temps que tu t’en souviennes, de ton fils. Punaise, même les chattes se souviennent de leurs portées.
Sa grand-mère était pâle, avec son visage fin sur son éternel tailleur noir, les cheveux épais, frisés, entièrement gris, ramassés en chignon sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir.
Ses yeux étaient comme morts à ce moment.
— Que penses-tu faire avec le garçon, Eugenio ? Ici, il étudie pour le baccalauréat. C’est un bon élève.
C’était la tactique de sa grand-mère. Elle n’attaquait jamais, elle ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix douce. Sur sa main, deux alliances dansaient. La sienne, et celle de sa fille décédée.
Le visage d’Eugenio Soto paraissait très rouge sur sa chemise. Deux auréoles de transpiration sous les aisselles et des gouttelettes de sueur sur le front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, peut-être un peu grossier, très bronzé. Il avait de grosses mains carrées et des doigts courts.
« Tu ne sais pas à quel point ils te détestent. Tu ne sais pas tout ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
— Moi, ça ne m’intéresse pas d’étudier – déclara Martín –. Moi, si l’Espagne entre en guerre, je me porte volontaire.
C’était comme voyager au cœur même du soleil. Des agaves, des figuiers de barbarie, des villages presque morts défilaient. Parfois, des orangers, des vergers gris, des rangées de palmiers brûlées. Toute la couleur était absorbée par la lumière.
De temps en temps, ils s’arrêtaient dans un petit village pour se ravitailler en eau, et des gamins à moitié nus, bronzés et échevelés accouraient alors. Ils jaillissaient soudainement d’une rue déserte. Des mouches, des nuées de mouches assaillaient la voiture. Des gardes civils apparaissaient. En d’autres endroits, des phalangistes, des soldats aussi. Ils saluaient le père de Martín. Ensuite, la route.
Martín s’endormit à la sortie d’Alicante, à la fraîcheur du matin, et quand il se réveilla avec la bouche sèche, la gorge irritée, les yeux douloureux, il découvrit cette lumière et cette poussière des chemins.
Sentant des fourmis dans une de ses jambes, il changea de position. La sueur lui collait la chemise aux côtes, mais elle était finalement un soulagement. Le père de Martín, Eugenio Soto, était devant, avec le chauffeur, et le garçon put observer sa nuque puissante et bronzée, ainsi que son large dos sous une chemise kaki. Sa saharienne pendait sur le siège.
Adela, la femme de son père, était à côté de Martín, séparée de lui par deux sacs de toile. Ses yeux brillaient, comme effrayés, par-dessus le foulard qui lui cachait le visage à la façon des maures, pour la protéger de la chaleur et de la poussière. La valise de Martín, préparée dans l’urgence par sa grand-mère María, était posée sur le sol.
Tout c’était passé très vite, sans même avoir le temps d’y penser. Le matin précédent, Martín était un garçon qui s’ennuyait du monde. Encore un enfant avec ses culottes courtes ; presque un homme avec ses grandes jambes noirâtres, il déambulait dans les rues, plongé dans ses pensées. Il s’était échappé dans l’espoir de rencontrer un camarade de l’année précédente pour aller avec lui à la plage. Et surtout, il s’était échappé pour fuir la promenade quotidienne avec son grand-père. Il ne rencontra personne qu’il connaissait et erra au hasard, trop timide pour se présenter chez un ami. Lui, personne ne venait jamais le chercher. Et il en était vexé. À ce moment là, il se vexait pour un rien, et restait silencieux. Il avait jeté un coup d’œil craintif au café dans lequel son grand-père avait l’habitude de s’asseoir avant l’heure du repas. Son grand-père n’y était pas. En arrivant chez lui, l’épicier à l’angle de la rue l’appela pour lui apprendre la nouvelle :
— Cours, Martín ! Ton père est arrivé.
Son cœur fit un bond. Ainsi il était rentré. Depuis la fin de la guerre – il s’était écoulé déjà plus d’un an –, le père de Martín avait annoncé sa venue dans deux ou trois lettres. Mais cela faisait des mois que son père n’écrivait plus.
Sur le seuil de l’immeuble, la domestique de don Narciso, le médecin – le voisin de l’appartement d’en dessous –, lui confirma la nouvelle. Martín grimpa les escaliers quatre à quatre, trouva la porte de l’appartement entrouverte, et entendit immédiatement des voix dans le bureau de son grand-père.
Il ne regarda personne d’autre jusqu’à ce que son père lui ouvre les bras, et il fut secoué par cette force, pris dans cette odeur virile. Ensuite, il observa avec anxiété son visage et découvrit qu’Eugenio souriait. Il avait les dents blanches et fortes, et le même sourire que Martín. Sur ce point, ils se ressemblaient. Le garçon l’avait toujours su, bien que personne ne le lui ait jamais dit.
Sa grand-mère María était dans un coin. Son grand-père, avec ses yeux enfoncés pleins de malice, sa blouse écrue qu’il mettait à la maison flottant sur ses flancs, ses «hum, hum ! » et ses «punaise », essayait de rouler une cigarette avec ses grandes et belles mains de vieux. En plus, il y avait Adela, l’inconnue avec qui son père c’était marié à la fin de la guerre. Adela était assise dans le fauteuil du grand-père, fauteuil, en revanche, très familier, avec son tissu décoloré. Jamais le fauteuil de son grand-père n’avait paru à Martín aussi vieux qu’à ce moment-là.
Adela était jeune, tendre et blanche, avec les yeux verts et les cheveux bruns, la bouche humide et une certaine expression de stupidité. Martín se dirigea vers elle, décidé à l’admirer, et Adela lui sourit en retour bien que son regard restât fixe.
— C’est lui le petit ? …
Elle parlait très lentement, comme si elle miaulait.
— Voyons voir, Martín.
Son père l’écarta pour mieux l’observer. La domestique – vieille, elle aussi, de même que tout ce qu’il y avait dans la maison de ses grands-parents – apparut à la porte en faisant des gestes éloquents et sa grand-mère la suivit dans le couloir après avoir regardé Martín. Comme si elle et Martín partageaient un secret. Ils n’en partageaient pas. Le garçon se retourna, disposé s’occuper de son père. Seulement de son père.
Pendant le repas – un maigre repas pour être plus précis, indigne de ses hôtes –, Martín annonça clairement qu’il voulait vivre avec son père. Et il le dit devant son grand-père, devant sa grand-mère, et sans aucune crainte.
— Punaise… l’ingratitude est une chose bien laide…
— Don Martín, ne vous mettez pas dans cet état. Ce gamin est mon enfant après tout. Il avait envie de me voir, merde ! Ça fait combien de temps ? … Presque cinq ans. Martín était haut comme trois pommes.
— Moi je pensais que le petit était déjà un jeune homme…
— Martín va avoir quinze ans en octobre.
— Il ne les fait pas, il fait plus jeune.
Martín eut honte de sa maigreur, de son torse creux, de son visage effilé avec sa peau lisse d’enfant.
— Bon, nous sommes venus te chercher, Martín.
— Hum, hum ! … Eh bien, il était temps que tu t’en souviennes, dis donc ! Il était temps que tu t’en souviennes, de ton fils. Punaise, même les chattes se souviennent de leurs portées.
Sa grand-mère était pâle, avec son visage fin sur son éternel tailleur noir, les cheveux épais, frisés, entièrement gris, ramassés en chignon sur la nuque. Et si fanée à côté d’Adela, qu’elle faisait peine à voir.
Ses yeux étaient comme morts à ce moment.
— Que penses-tu faire avec le garçon, Eugenio ? Ici, il étudie pour le baccalauréat. C’est un bon élève.
C’était la tactique de sa grand-mère. Elle n’attaquait jamais, elle ne suppliait jamais. Elle parlait toujours avec cette voix douce. Sur sa main, deux alliances dansaient. La sienne, et celle de sa fille décédée.
Le visage d’Eugenio Soto paraissait très rouge sur sa chemise. Deux auréoles de transpiration sous les aisselles et des gouttelettes de sueur sur le front. C’était un homme sain, d’aspect agréable, peut-être un peu grossier, très bronzé. Il avait de grosses mains carrées et des doigts courts.
« Tu ne sais pas à quel point ils te détestent. Tu ne sais pas tout ce qu’ils ont essayé de faire dans cette maison pour que je ne t’aime pas. »
— Moi, ça ne m’intéresse pas d’étudier – déclara Martín –. Moi, si l’Espagne entre en guerre, je me porte volontaire.
Exercice d'écriture
La consigne pour aujourd'hui était la suivante : écrire la suite de la première phrase du roman de Raymond Queneau, Loin de Rueil, 1944 :
« Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. »
Amélie :
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Les yeux hagards, elle resta là, plantée devant cette fichue poubelle, encore abasourdie par les événements qui venaient de se produire.
La journée avait pourtant bien débuté, elle s’était levée du bon pied, avait fait un brin de ménage et, dans son enthousiasme, était partie faire quelques emplettes pour le dîner, puisque Louis avait convié ses parents à venir partager leur table le soir même. Loin d’elle l’idée de les impressionner, même si c’était la première qu’ils allaient mettre les pieds dans leur nouveau logis. Non, ce n’était pas cela, elle avait plutôt envie de se lancer un défi et de cuisiner pour une fois, sans que cela consiste à enfourner des plats préparés – bien que ceux-ci pussent être succulents. Le problème ne venait pas du dessert, elle maîtrisait relativement bien le sujet, une dizaine de mignardises, quelques verrines et elle savait pertinemment que tout le monde serait conquis. Non, son souci majeur concernait le plat de résistance : comme toujours, elle n’avait pas la moindre idée, hormis les traditionnelles « pâtes carbo », repas de prédilection de leurs soirées entre amis. A son grand désespoir, elle n’était pas de celles capables de charmer les papilles de leurs convives en un tour de cuillère, il y avait toujours un raté, la pâte ne gonflait pas, le fond du plat était brûlé, la cuisson était trop comme ci, ou pas assez comme ça… Toujours est-il que, ce matin, devant les rayons du supermarché, elle s’était décidée pour un hachis parmentier façon gratin de courgettes, cela ferait l’affaire ! De la viande de bœuf, quelques pommes de terre, six courgettes, du fromage râpé, voilà pour le plat. Quant au dessert, elle avait jeté son dévolu sur des pommes et de la glace : elle avait délaissé les verrines, préférant se hasarder à confectionner une tarte tatin accompagnée d’une boule vanille…
De retour à la maison, elle déposa ses achats sur la table de la cuisine, fila enfiler un vieux survêtement ayant appartenu à Louis – la cuisine étant un sport reconnu, comme chacun sait – et s’installa derrière les fourneaux. Elle passa un délicieux moment à nettoyer, éplucher, trancher, presser, hacher puis superposer le tout dans le plat à gratin, qu’elle inaugurait pour l’occasion. Elle avait l’impression d’être la vedette de la fameuse émission « Un dîner presque parfait », dans un épisode spécial : « Je suis une catastrophe en cuisine, mais l’important, c’est de participer ». Pour le moment, elle ne s’en sortait pas si mal, elle était même plutôt fière de ses prouesses culinaires du jour. N’ayant fait que la moitié du repas, elle se remit à l’œuvre, et reprit le nettoyage, mixage, épluchage, tranchage, assemblage puis enfournage de ses plats dans le nouveau four à chaleur tournante qui, il faut l’avouer, ne lui avait pas encore livré tous ses secrets. Un petit coup d’œil aux recettes, même thermostat pour les deux cuissons, elle avait donc une heure de libre devant elle avant d’ôter la tarte du four et de la démouler. Un temps suffisant pour se pelotonner dans une couverture sur le canapé avec un bon livre. Une demi-heure plus tard, la sonnerie du téléphone la fit tressauter, la tirant par là même de sa rêverie. Sa mère, une nouvelle fois. Elle avait besoin de certains renseignements la concernant ; Sophie changea donc de pièce pour aller lui chercher les papiers nécessaires.
A son retour au salon, elle ne distinguait plus rien, une fumée opaque avait envahi la pièce et se propageait dans tout l’étage. Elle comprit immédiatement ce qui survenait, sans pour autant savoir quelle en était la raison, et se hâta vers la cuisine. L’air y était irrespirable, elle ne parvenait plus à atteindre le four. Prise de panique, elle ne se souvenait plus du numéro de pompiers : elle appela Louis, il était sur répondeur, sa mère ne décrochait plus, et elle savait que les voisins travaillaient toute la journée. En désespoir de cause, elle ouvrit une fenêtre et cria au feu. Elle avait vraiment l’air grotesque, mais elle était terrorisée, leur nouvelle maison partait en fumée sous ses yeux sans qu’elle ne puisse rien faire pour y mettre un terme. Alertés par un passant, les pompiers finirent par arriver, suivis de près par Louis, sa mère, et sa belle-mère.
Trois-quarts d’heure plus tard, tout était à peu près rentré dans l’ordre, elle en était quitte pour une belle frayeur et pour acheter un nouveau four. Louis annula le repas du soir, lui assura qu’elle n’y était pour rien et ne la lâcha pas d’une semelle de toute la soirée, sauf quand elle descendit vider la poubelle, ultime témoin de ses déconvenues de cuisinière du dimanche.
« Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. »
Amélie :
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Les yeux hagards, elle resta là, plantée devant cette fichue poubelle, encore abasourdie par les événements qui venaient de se produire.
La journée avait pourtant bien débuté, elle s’était levée du bon pied, avait fait un brin de ménage et, dans son enthousiasme, était partie faire quelques emplettes pour le dîner, puisque Louis avait convié ses parents à venir partager leur table le soir même. Loin d’elle l’idée de les impressionner, même si c’était la première qu’ils allaient mettre les pieds dans leur nouveau logis. Non, ce n’était pas cela, elle avait plutôt envie de se lancer un défi et de cuisiner pour une fois, sans que cela consiste à enfourner des plats préparés – bien que ceux-ci pussent être succulents. Le problème ne venait pas du dessert, elle maîtrisait relativement bien le sujet, une dizaine de mignardises, quelques verrines et elle savait pertinemment que tout le monde serait conquis. Non, son souci majeur concernait le plat de résistance : comme toujours, elle n’avait pas la moindre idée, hormis les traditionnelles « pâtes carbo », repas de prédilection de leurs soirées entre amis. A son grand désespoir, elle n’était pas de celles capables de charmer les papilles de leurs convives en un tour de cuillère, il y avait toujours un raté, la pâte ne gonflait pas, le fond du plat était brûlé, la cuisson était trop comme ci, ou pas assez comme ça… Toujours est-il que, ce matin, devant les rayons du supermarché, elle s’était décidée pour un hachis parmentier façon gratin de courgettes, cela ferait l’affaire ! De la viande de bœuf, quelques pommes de terre, six courgettes, du fromage râpé, voilà pour le plat. Quant au dessert, elle avait jeté son dévolu sur des pommes et de la glace : elle avait délaissé les verrines, préférant se hasarder à confectionner une tarte tatin accompagnée d’une boule vanille…
De retour à la maison, elle déposa ses achats sur la table de la cuisine, fila enfiler un vieux survêtement ayant appartenu à Louis – la cuisine étant un sport reconnu, comme chacun sait – et s’installa derrière les fourneaux. Elle passa un délicieux moment à nettoyer, éplucher, trancher, presser, hacher puis superposer le tout dans le plat à gratin, qu’elle inaugurait pour l’occasion. Elle avait l’impression d’être la vedette de la fameuse émission « Un dîner presque parfait », dans un épisode spécial : « Je suis une catastrophe en cuisine, mais l’important, c’est de participer ». Pour le moment, elle ne s’en sortait pas si mal, elle était même plutôt fière de ses prouesses culinaires du jour. N’ayant fait que la moitié du repas, elle se remit à l’œuvre, et reprit le nettoyage, mixage, épluchage, tranchage, assemblage puis enfournage de ses plats dans le nouveau four à chaleur tournante qui, il faut l’avouer, ne lui avait pas encore livré tous ses secrets. Un petit coup d’œil aux recettes, même thermostat pour les deux cuissons, elle avait donc une heure de libre devant elle avant d’ôter la tarte du four et de la démouler. Un temps suffisant pour se pelotonner dans une couverture sur le canapé avec un bon livre. Une demi-heure plus tard, la sonnerie du téléphone la fit tressauter, la tirant par là même de sa rêverie. Sa mère, une nouvelle fois. Elle avait besoin de certains renseignements la concernant ; Sophie changea donc de pièce pour aller lui chercher les papiers nécessaires.
A son retour au salon, elle ne distinguait plus rien, une fumée opaque avait envahi la pièce et se propageait dans tout l’étage. Elle comprit immédiatement ce qui survenait, sans pour autant savoir quelle en était la raison, et se hâta vers la cuisine. L’air y était irrespirable, elle ne parvenait plus à atteindre le four. Prise de panique, elle ne se souvenait plus du numéro de pompiers : elle appela Louis, il était sur répondeur, sa mère ne décrochait plus, et elle savait que les voisins travaillaient toute la journée. En désespoir de cause, elle ouvrit une fenêtre et cria au feu. Elle avait vraiment l’air grotesque, mais elle était terrorisée, leur nouvelle maison partait en fumée sous ses yeux sans qu’elle ne puisse rien faire pour y mettre un terme. Alertés par un passant, les pompiers finirent par arriver, suivis de près par Louis, sa mère, et sa belle-mère.
Trois-quarts d’heure plus tard, tout était à peu près rentré dans l’ordre, elle en était quitte pour une belle frayeur et pour acheter un nouveau four. Louis annula le repas du soir, lui assura qu’elle n’y était pour rien et ne la lâcha pas d’une semelle de toute la soirée, sauf quand elle descendit vider la poubelle, ultime témoin de ses déconvenues de cuisinière du dimanche.
***
Chloé :
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Les déchets se rencontrèrent et créèrent une symphonie de bruits, klung, splotch, boïng, crac. Ils s’ajoutèrent au tas déjà constitué par les voisins, Monsieur Lebrun, Monsieur Sampion, Madame Bourdieu, Madame Vallet. Aurore se pencha sur le container et observa les différentes matières, visqueuses, cartonnées, striées, luisantes. De délicieuses effluves s’échappèrent et lui chatouillèrent les narines, notes âcres, piquantes, fétides, amères. Elle se recula promptement et découvrit un tableau coloré, vert kaki, orange, rouge, marron. Son œil s’y habitua et distingua d’étranges apparitions, la Tour Eiffel, la Vierge, Casimir, un nain. Elle fut surprise et se demanda si elle n’était pas folle, déjantée, atteinte, zinzin. Un groupe d’hommes s’approcha et elle entendit des voix, une éraillée, une grave, une rauque, une gutturale. Aurore leur fit face et observa des physiques opposés, un gros, un grand, un petit, un maigre. Ce dernier la regarda droit dans les yeux et lui dit sur un ton à la fois amusé, moqueur, cassant, irrité :
- Eh ben, ma p’tite dame, faut pas rester scotchée comme ça devant les poubelles ! Et puis là, vous nous empêchez de faire notre boulot à nous. Alors si vous voulez qu’on continue notre ramassage, vous feriez bien de rentrer chez vous !
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Les déchets se rencontrèrent et créèrent une symphonie de bruits, klung, splotch, boïng, crac. Ils s’ajoutèrent au tas déjà constitué par les voisins, Monsieur Lebrun, Monsieur Sampion, Madame Bourdieu, Madame Vallet. Aurore se pencha sur le container et observa les différentes matières, visqueuses, cartonnées, striées, luisantes. De délicieuses effluves s’échappèrent et lui chatouillèrent les narines, notes âcres, piquantes, fétides, amères. Elle se recula promptement et découvrit un tableau coloré, vert kaki, orange, rouge, marron. Son œil s’y habitua et distingua d’étranges apparitions, la Tour Eiffel, la Vierge, Casimir, un nain. Elle fut surprise et se demanda si elle n’était pas folle, déjantée, atteinte, zinzin. Un groupe d’hommes s’approcha et elle entendit des voix, une éraillée, une grave, une rauque, une gutturale. Aurore leur fit face et observa des physiques opposés, un gros, un grand, un petit, un maigre. Ce dernier la regarda droit dans les yeux et lui dit sur un ton à la fois amusé, moqueur, cassant, irrité :
- Eh ben, ma p’tite dame, faut pas rester scotchée comme ça devant les poubelles ! Et puis là, vous nous empêchez de faire notre boulot à nous. Alors si vous voulez qu’on continue notre ramassage, vous feriez bien de rentrer chez vous !
***
Coralie :
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Elles allaient rejoindre les déchets récoltés dans le reste de la maison, qui retraçaient les événements de la veille : une vingtaine d’adolescents libérés de toute autorité parentale avait envahi les lieux. Marie s’affairait alors, en ce dimanche matin, à redonner son apparence originale à ce qui n’était encore qu’un gigantesque champ de foire. Des verres éparpillés, des bouteilles vides et renversées, des cendriers débordant de mégots, des tâches poisseuses sur le parquet habituellement si bien ciré, des petits fours écrasés sur les murs, de jolies auréoles sur le bahut Louis XIV, des loques humaines gisant ça-et-là, dévêtues et enchevêtrées… Face à un tel chaos, Marie regrettait amèrement cette petite sauterie, dont les souvenirs n’étaient que bribes lointaines et vaporeuses. Aurait-elle pu deviner que ses chers amis, tous issus, comme elle, de bonnes familles, feraient preuve d’aussi peu d’éducation et de respect, d’autant de dépravation et d’incivilité ? Elle aurait pourtant dû prévoir que ces jeunes gens bien-sous-tous-rapports introduiraient chez elle alcools et produits illicites, eux qui, à quinze ans, ne souhaitent qu’une chose : s’amuser de la même manière que les personnages de leur feuilleton américain favori. Elle le savait, elle aurait dû prévoir que cette soirée se transformerait vite en une véritable orgie. Mais comment lutter ? Elle avait rapidement été dépassée par les péripéties. Aussi, elle ne pouvait s’opposer à ces nouveaux amis, par incapacité physique, mais surtout par lâcheté : ils l’avaient enfin laissée intégrer leur cercle très fermé, elle ne voulait pas en être exclue et se retrouver seule à nouveau. Elle devait donc à présent endosser ses responsabilités. La maison serait propre et rangée au retour de ses parents, il ne paraitrait plus aucune trace des réjouissances. Lorsqu’ils la questionneraient sur le bon déroulement des festivités, elle répondrait qu’il n’y a rien à signaler, aucun incident, c’était une soirée absolument parfaite.
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Elles allaient rejoindre les déchets récoltés dans le reste de la maison, qui retraçaient les événements de la veille : une vingtaine d’adolescents libérés de toute autorité parentale avait envahi les lieux. Marie s’affairait alors, en ce dimanche matin, à redonner son apparence originale à ce qui n’était encore qu’un gigantesque champ de foire. Des verres éparpillés, des bouteilles vides et renversées, des cendriers débordant de mégots, des tâches poisseuses sur le parquet habituellement si bien ciré, des petits fours écrasés sur les murs, de jolies auréoles sur le bahut Louis XIV, des loques humaines gisant ça-et-là, dévêtues et enchevêtrées… Face à un tel chaos, Marie regrettait amèrement cette petite sauterie, dont les souvenirs n’étaient que bribes lointaines et vaporeuses. Aurait-elle pu deviner que ses chers amis, tous issus, comme elle, de bonnes familles, feraient preuve d’aussi peu d’éducation et de respect, d’autant de dépravation et d’incivilité ? Elle aurait pourtant dû prévoir que ces jeunes gens bien-sous-tous-rapports introduiraient chez elle alcools et produits illicites, eux qui, à quinze ans, ne souhaitent qu’une chose : s’amuser de la même manière que les personnages de leur feuilleton américain favori. Elle le savait, elle aurait dû prévoir que cette soirée se transformerait vite en une véritable orgie. Mais comment lutter ? Elle avait rapidement été dépassée par les péripéties. Aussi, elle ne pouvait s’opposer à ces nouveaux amis, par incapacité physique, mais surtout par lâcheté : ils l’avaient enfin laissée intégrer leur cercle très fermé, elle ne voulait pas en être exclue et se retrouver seule à nouveau. Elle devait donc à présent endosser ses responsabilités. La maison serait propre et rangée au retour de ses parents, il ne paraitrait plus aucune trace des réjouissances. Lorsqu’ils la questionneraient sur le bon déroulement des festivités, elle répondrait qu’il n’y a rien à signaler, aucun incident, c’était une soirée absolument parfaite.
***
Laëtitia So :
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Une odeur pestilentielle émana violemment de ce bouillon de culture, agressant ses narines au point qu’il eut un haut-le-cœur. Ses vêtements s’en trouvèrent imprégnés et il eut beau tourner la tête, il ne put plus sentir autre chose. Le mélange était en putréfaction depuis plus d’un mois dans l’appartement clos. Il courut ouvrir la fenêtre. Lorsqu’il revint, il découvrit que la mixture était vivante, larves, moucherons, moustiques et mouches s’en donnaient à cœur joie pour dévorer ce festin et se reproduire dans la moiteur de la décomposition. Se couvrant le bas du visage avec le bras, il entreprit de sortir le sac poubelle du bac pour le nouer mais lorsqu’il le souleva celui-ci se déchira net sous le poids des immondices qui se déversèrent sur ses pieds. Une semaine de déchets se répandit sur le plancher, dégoulinant du sac éventré ; il se souvint de son départ précipité. Il prit un autre sac dans lequel il transvasa l’ancien et le contenu odorant qui y restait. Puis, avec une éponge il tenta de rassembler en un tas le mélange éparpillé qui commençait à s’écouler entre les fentes du vieux plancher. Il fut bien obligé de libérer le bras qui cachait son visage pour pousser les ordures avec l’éponge vers la pelle. Pendant qu’il nettoyait énergiquement, il essaya de faire abstraction de l’odeur méphitique qui lui piquait le nez et d’oublier l’écœurement que provoquait chez lui ce spectacle répugnant. Une fois les ordures ramassées, il considéra l’énorme tache qui maculait le sol en pensant qu’elle était probablement indélébile. Il noua le sac et se dirigea vers le balcon pour respirer l’air encore frais du matin. L’effervescence du marché avait gagné la rue. Vu d’en haut, les bannes bigarrées et le va-et-vient des marchandises le réconfortèrent et le plongèrent dans les réminiscences de son enfance. Il se revit sur le marché Raspail, avec son père, tout deux tirés à quatre épingles, se livrant à un rituel social sans la moindre intention de faire des achats. Il aimait contempler les stands et observer le balai des clients qui échangeaient leurs billets et pièces contre des victuailles. Il fut tiré de son songe par les cris d’un primeuriste qui tentait d’appâter le chaland en vantant le goût exceptionnel de ses fraises. Rien n’avait changé pendant son séjour à Paris, seule la décomposition des déchets rappelait le temps écoulé.
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Une odeur pestilentielle émana violemment de ce bouillon de culture, agressant ses narines au point qu’il eut un haut-le-cœur. Ses vêtements s’en trouvèrent imprégnés et il eut beau tourner la tête, il ne put plus sentir autre chose. Le mélange était en putréfaction depuis plus d’un mois dans l’appartement clos. Il courut ouvrir la fenêtre. Lorsqu’il revint, il découvrit que la mixture était vivante, larves, moucherons, moustiques et mouches s’en donnaient à cœur joie pour dévorer ce festin et se reproduire dans la moiteur de la décomposition. Se couvrant le bas du visage avec le bras, il entreprit de sortir le sac poubelle du bac pour le nouer mais lorsqu’il le souleva celui-ci se déchira net sous le poids des immondices qui se déversèrent sur ses pieds. Une semaine de déchets se répandit sur le plancher, dégoulinant du sac éventré ; il se souvint de son départ précipité. Il prit un autre sac dans lequel il transvasa l’ancien et le contenu odorant qui y restait. Puis, avec une éponge il tenta de rassembler en un tas le mélange éparpillé qui commençait à s’écouler entre les fentes du vieux plancher. Il fut bien obligé de libérer le bras qui cachait son visage pour pousser les ordures avec l’éponge vers la pelle. Pendant qu’il nettoyait énergiquement, il essaya de faire abstraction de l’odeur méphitique qui lui piquait le nez et d’oublier l’écœurement que provoquait chez lui ce spectacle répugnant. Une fois les ordures ramassées, il considéra l’énorme tache qui maculait le sol en pensant qu’elle était probablement indélébile. Il noua le sac et se dirigea vers le balcon pour respirer l’air encore frais du matin. L’effervescence du marché avait gagné la rue. Vu d’en haut, les bannes bigarrées et le va-et-vient des marchandises le réconfortèrent et le plongèrent dans les réminiscences de son enfance. Il se revit sur le marché Raspail, avec son père, tout deux tirés à quatre épingles, se livrant à un rituel social sans la moindre intention de faire des achats. Il aimait contempler les stands et observer le balai des clients qui échangeaient leurs billets et pièces contre des victuailles. Il fut tiré de son songe par les cris d’un primeuriste qui tentait d’appâter le chaland en vantant le goût exceptionnel de ses fraises. Rien n’avait changé pendant son séjour à Paris, seule la décomposition des déchets rappelait le temps écoulé.
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Émeline :
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures, et autres détritus. Avant qu’ils ne se jettent tous dans le container, elle se remémora le passé. Quand il entendait le grincement du vide-ordures, il se précipitait toujours vers le bac : il escaladait le vieux vélo en ruines posé contre le mur et regardait ce qui tombait. Le mieux, c’est le soir, les gens jettent des choses vraiment très intéressantes ! Ils vivaient tous les deux dans un recoin du local, logés dans un trou du mur qui donne aussi accès aux compteurs électriques. Attention aux étincelles parfois ! Mais il y faisait suffisamment chaud et humide, il y avait de la place pour eux et une petite famille qui allait bientôt arriver. « Alors mon Fripouille prenait soin de moi. C’était le bon temps mes enfants ! Votre père était un rat incroyable ! », avait-elle l’habitude de raconter le soir, pendant le dîner. « Il ramenait souvent quelque chose d’inattendu, outre des croûtes de fromage qui pue, du jambon périmé, des bouts de viande avariés, des fruits pourris et tout le reste. Il m’offrait toujours un petit objet, que les hommes dédaignent, comme une capsule de champagne, un cure-dent, une boite d’allumettes vide dans laquelle on stockait ce qu’on pouvait garder quelques jours, ou les restes parfois, enfin des petites choses comme ça. » Fripouille avait été vu fouinant dans les déchets, et il avait essayé de s’enfuir, mais l’humain avait mis son pied devant la porte de la maison, et ce jour là, non seulement Fripouille avait été assassiné, mais l’humain avait trouvé où ils vivaient. Ils avaient dû s’enfuir, laissant tout derrière eux, même l’un d’eux, qui avait eu trop peur. Depuis, ils vivaient dans les égouts. Ils avaient rencontré beaucoup de familles comme eux, essayant de trouver un endroit où vivre en paix, mais finissaient toujours par revenir aux égouts, après avoir été découverts. Mais eux connaissaient l’endroit. Alors la nuit, ils se faufilaient en douce sous la porte pour se ruer vers un festin de rois. Bien sûr le trou avait été rebouché depuis, mais elle savait où nourrir convenablement ses enfants. Ils avaient défense de dire où ils allaient dîner, et elle veillait toujours à ce qu’on ne les suive pas. Même si les enfants ne se souvenaient pas de la mort de leur père et de la fuite, elle avait toujours une pensée pour lui et le petit nid qu’ils avaient construit ensemble. Mais c’était ça la vie de rat, vivre dans le risque permanent de se faire prendre et être obligé de déménager constamment. Alors elle avait choisi de rester vivre dans les égouts, avec les autres, même si cela lui compliquait énormément l’éducation des enfants, influencés par d’autres, beaucoup plus téméraires, n’hésitant pas à investir les cuisines d’un restaurant, ou même des habitations humaines. Elle s’était juré de ne jamais plus abandonner l’un des siens, ensemble pour toujours, dans la vie comme dans la mort.
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d'œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures, et autres détritus. Avant qu’ils ne se jettent tous dans le container, elle se remémora le passé. Quand il entendait le grincement du vide-ordures, il se précipitait toujours vers le bac : il escaladait le vieux vélo en ruines posé contre le mur et regardait ce qui tombait. Le mieux, c’est le soir, les gens jettent des choses vraiment très intéressantes ! Ils vivaient tous les deux dans un recoin du local, logés dans un trou du mur qui donne aussi accès aux compteurs électriques. Attention aux étincelles parfois ! Mais il y faisait suffisamment chaud et humide, il y avait de la place pour eux et une petite famille qui allait bientôt arriver. « Alors mon Fripouille prenait soin de moi. C’était le bon temps mes enfants ! Votre père était un rat incroyable ! », avait-elle l’habitude de raconter le soir, pendant le dîner. « Il ramenait souvent quelque chose d’inattendu, outre des croûtes de fromage qui pue, du jambon périmé, des bouts de viande avariés, des fruits pourris et tout le reste. Il m’offrait toujours un petit objet, que les hommes dédaignent, comme une capsule de champagne, un cure-dent, une boite d’allumettes vide dans laquelle on stockait ce qu’on pouvait garder quelques jours, ou les restes parfois, enfin des petites choses comme ça. » Fripouille avait été vu fouinant dans les déchets, et il avait essayé de s’enfuir, mais l’humain avait mis son pied devant la porte de la maison, et ce jour là, non seulement Fripouille avait été assassiné, mais l’humain avait trouvé où ils vivaient. Ils avaient dû s’enfuir, laissant tout derrière eux, même l’un d’eux, qui avait eu trop peur. Depuis, ils vivaient dans les égouts. Ils avaient rencontré beaucoup de familles comme eux, essayant de trouver un endroit où vivre en paix, mais finissaient toujours par revenir aux égouts, après avoir été découverts. Mais eux connaissaient l’endroit. Alors la nuit, ils se faufilaient en douce sous la porte pour se ruer vers un festin de rois. Bien sûr le trou avait été rebouché depuis, mais elle savait où nourrir convenablement ses enfants. Ils avaient défense de dire où ils allaient dîner, et elle veillait toujours à ce qu’on ne les suive pas. Même si les enfants ne se souvenaient pas de la mort de leur père et de la fuite, elle avait toujours une pensée pour lui et le petit nid qu’ils avaient construit ensemble. Mais c’était ça la vie de rat, vivre dans le risque permanent de se faire prendre et être obligé de déménager constamment. Alors elle avait choisi de rester vivre dans les égouts, avec les autres, même si cela lui compliquait énormément l’éducation des enfants, influencés par d’autres, beaucoup plus téméraires, n’hésitant pas à investir les cuisines d’un restaurant, ou même des habitations humaines. Elle s’était juré de ne jamais plus abandonner l’un des siens, ensemble pour toujours, dans la vie comme dans la mort.
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Laëtitia Sw :
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d’œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Vermont ne sursauta pas cette fois-ci. Il commençait à s’habituer au fracas régulier des déchets précipités par les ménagères de l’immeuble, forcément affairées, vu l’heure, à préparer le repas du soir. Il ne se préoccupait donc plus du bruit à l’intérieur de son cagibi et gardait un œil attentif dans la pénombre, à travers l’entrebâillement de la porte, sur le couloir et les escaliers qui menaient aux caves. La lumière jaillit tout à coup. Quelqu’un avait pressé l’interrupteur qui commandait la minuterie du sous-sol et il ne tarderait pas à surgir. Vermont referma rapidement la porte non sans avoir risqué un regard furtif hors de sa planque, mais rien à signaler, ce n’était pas son homme. Seul un gamin qui descendait un fatras d’objets jetés pêle-mêle dans un carton. Le détective regagna son coin sombre. La puanteur qui s’exhalait du vide-ordures lui devenait insupportable. Peuh ! Quel écœurement ! Les relents de détritus en décomposition et d’urine séchée lui retournaient atrocement l’estomac. Combien de temps allait-il encore rester coincé dans ce bouge à attendre ? Si, au moins, il avait pu en griller une. Il n’y avait pas à craindre ici, vu l’état de délabrement des lieux, qu’un détecteur de fumée se déclenche. Mais, mieux valait ne pas tenter le diable. Il se ferait repérer en cinq sec si l’homme s’avisait finalement à pointer le bout de son nez.
Les journaux du matin titraient que l’interrogation de mystérieux témoins avait permis à la police d’interpeller un individu suspecté de complicité dans la sordide affaire des jeunes filles assassinées au bord du canal. On s’orientait donc vers une piste sérieuse. Tu parles d’une piste ! Personne n’avait l’ombre d’un commencement de piste dans cette affaire ! Et puis, c’était bidon cette histoire de complices. Le type agissait seul, Vermont en était persuadé. De toute façon, il était bien trop tôt pour avoir une chance de coincer qui que ce soit. Et ce n’était pas en avançant de tels propos dans la presse qu’on y arriverait. Vermont connaissait la chanson. La maison Poulaga se mettrait en branle avec une guerre de retard, comme toujours, et au final, elle se retrouverait avec un macchabée déjà bien refroidi sur les bras. Un de plus. Si c’était à ça que devait les mener leur nouvelle piste... Pour le détective, l’idée d’un tueur mal dégrossi ne tenait pas la route. Il en était sûr, on était face à un autre genre de meurtrier, bien plus redoutable. Lui, il flairait le gros gibier, celui qui vous tient sur le fil du rasoir pendant des mois, qui vous colle des nuits d’insomnie et de sueurs froides, des réveils tourmentés dans le brouillard du matin. Il sentait que ce type n’agissait pas aussi impulsivement que le laissait supposer la sauvagerie de ses crimes. Non, bien au contraire, il était méthodique, prudent et rusé. Les conséquences prévisibles de ses instincts pervers n’en étaient que plus effroyables. À chaque fois qu’il essayait de mettre un visage sur ce sinistre individu, Vermont sentait un frisson glacé lui parcourir l’échine. Ses forces l’abandonnaient, son sang se figeait dans ses veines et un froid tenace l’envahissait. Il se retrouvait alors complètement amolli et transi jusqu’aux os. Le détective se mit à bouger péniblement son cou raidi et ses épaules douloureuses. Il fallait tenir le coup quel qu’en soit le prix. N’importe qui serait pétrifié en imaginant l’extase mortifère du monstre au moment suprême. Comment ne pas défaillir en pensant que celui-ci se délectait de convoquer la mort lors de longs tête-à-tête macabres ? Vermont se disait qu’il pourrait ne pas sortir indemne de ces incursions répétées dans un cerveau malade. Par ailleurs, il pestait intérieurement. Il savait qu’il n’était pas encore prêt de toucher au but. Il ne fallait pas compter que le type aille se fourvoyer dans le premier piège venu. La traque serait longue. Pour l’heure, elle n’avait même pas commencé. L’homme qu’il attendait ce soir était juste une petite frappe du quartier voisin, un jeune, diplômé en multi trafics. L’intérêt de le filer résidait dans sa serviabilité, si l’on peut dire, et sa discrétion. En effet, il était capable de remplir un nombre considérable de missions en tous genres, en un temps record, sans jamais rechigner ni poser de questions. Pas curieux le bonhomme, et efficace avec ça ! Vermont avait l’intuition qu’à un moment ou à un autre, il croiserait la route de l’assassin ; sûrement pas directement, plutôt par le biais d’intermédiaires, pour rendre, à son habitude, quelques menus services, sans importance apparente ; sauf que ceux-ci pourraient se révéler bigrement intéressants pour qui connaissait les détails de l’enquête. Voilà pourquoi Vermont trouvait utile de lui emboîter le pas dans ses pérégrinations nocturnes. Qui sait ? Il constituait peut-être le premier maillon de la longue chaîne qui le conduirait jusqu’au maniaque.
Les ordures déboulèrent de la boîte métallique et churent en trombe dans la poubelle, coquilles d’œufs, trognons, papiers graisseux, épluchures. Vermont ne sursauta pas cette fois-ci. Il commençait à s’habituer au fracas régulier des déchets précipités par les ménagères de l’immeuble, forcément affairées, vu l’heure, à préparer le repas du soir. Il ne se préoccupait donc plus du bruit à l’intérieur de son cagibi et gardait un œil attentif dans la pénombre, à travers l’entrebâillement de la porte, sur le couloir et les escaliers qui menaient aux caves. La lumière jaillit tout à coup. Quelqu’un avait pressé l’interrupteur qui commandait la minuterie du sous-sol et il ne tarderait pas à surgir. Vermont referma rapidement la porte non sans avoir risqué un regard furtif hors de sa planque, mais rien à signaler, ce n’était pas son homme. Seul un gamin qui descendait un fatras d’objets jetés pêle-mêle dans un carton. Le détective regagna son coin sombre. La puanteur qui s’exhalait du vide-ordures lui devenait insupportable. Peuh ! Quel écœurement ! Les relents de détritus en décomposition et d’urine séchée lui retournaient atrocement l’estomac. Combien de temps allait-il encore rester coincé dans ce bouge à attendre ? Si, au moins, il avait pu en griller une. Il n’y avait pas à craindre ici, vu l’état de délabrement des lieux, qu’un détecteur de fumée se déclenche. Mais, mieux valait ne pas tenter le diable. Il se ferait repérer en cinq sec si l’homme s’avisait finalement à pointer le bout de son nez.
Les journaux du matin titraient que l’interrogation de mystérieux témoins avait permis à la police d’interpeller un individu suspecté de complicité dans la sordide affaire des jeunes filles assassinées au bord du canal. On s’orientait donc vers une piste sérieuse. Tu parles d’une piste ! Personne n’avait l’ombre d’un commencement de piste dans cette affaire ! Et puis, c’était bidon cette histoire de complices. Le type agissait seul, Vermont en était persuadé. De toute façon, il était bien trop tôt pour avoir une chance de coincer qui que ce soit. Et ce n’était pas en avançant de tels propos dans la presse qu’on y arriverait. Vermont connaissait la chanson. La maison Poulaga se mettrait en branle avec une guerre de retard, comme toujours, et au final, elle se retrouverait avec un macchabée déjà bien refroidi sur les bras. Un de plus. Si c’était à ça que devait les mener leur nouvelle piste... Pour le détective, l’idée d’un tueur mal dégrossi ne tenait pas la route. Il en était sûr, on était face à un autre genre de meurtrier, bien plus redoutable. Lui, il flairait le gros gibier, celui qui vous tient sur le fil du rasoir pendant des mois, qui vous colle des nuits d’insomnie et de sueurs froides, des réveils tourmentés dans le brouillard du matin. Il sentait que ce type n’agissait pas aussi impulsivement que le laissait supposer la sauvagerie de ses crimes. Non, bien au contraire, il était méthodique, prudent et rusé. Les conséquences prévisibles de ses instincts pervers n’en étaient que plus effroyables. À chaque fois qu’il essayait de mettre un visage sur ce sinistre individu, Vermont sentait un frisson glacé lui parcourir l’échine. Ses forces l’abandonnaient, son sang se figeait dans ses veines et un froid tenace l’envahissait. Il se retrouvait alors complètement amolli et transi jusqu’aux os. Le détective se mit à bouger péniblement son cou raidi et ses épaules douloureuses. Il fallait tenir le coup quel qu’en soit le prix. N’importe qui serait pétrifié en imaginant l’extase mortifère du monstre au moment suprême. Comment ne pas défaillir en pensant que celui-ci se délectait de convoquer la mort lors de longs tête-à-tête macabres ? Vermont se disait qu’il pourrait ne pas sortir indemne de ces incursions répétées dans un cerveau malade. Par ailleurs, il pestait intérieurement. Il savait qu’il n’était pas encore prêt de toucher au but. Il ne fallait pas compter que le type aille se fourvoyer dans le premier piège venu. La traque serait longue. Pour l’heure, elle n’avait même pas commencé. L’homme qu’il attendait ce soir était juste une petite frappe du quartier voisin, un jeune, diplômé en multi trafics. L’intérêt de le filer résidait dans sa serviabilité, si l’on peut dire, et sa discrétion. En effet, il était capable de remplir un nombre considérable de missions en tous genres, en un temps record, sans jamais rechigner ni poser de questions. Pas curieux le bonhomme, et efficace avec ça ! Vermont avait l’intuition qu’à un moment ou à un autre, il croiserait la route de l’assassin ; sûrement pas directement, plutôt par le biais d’intermédiaires, pour rendre, à son habitude, quelques menus services, sans importance apparente ; sauf que ceux-ci pourraient se révéler bigrement intéressants pour qui connaissait les détails de l’enquête. Voilà pourquoi Vermont trouvait utile de lui emboîter le pas dans ses pérégrinations nocturnes. Qui sait ? Il constituait peut-être le premier maillon de la longue chaîne qui le conduirait jusqu’au maniaque.
De la part d'Odile
Un article sur la thématique « Traduire la poésie » :
http://www.humanite.fr/2004-06-17_Cultures_-Lire-des-traductions-vous-avez-dit
http://www.humanite.fr/2004-06-17_Cultures_-Lire-des-traductions-vous-avez-dit
Atelier de traduction collective du jeudi 19 novembre
À noter, une petite modification : j'ai une réunion à 13h30, qui durera environ une heure. Par conséquent, je vous propose qu'on se retrouve le matin à 10h30 au lieu de 11h30. Et, comme d'habitude, nous poursuivrons nos activités jusqu'à 16h30 au lieu de 15h30 (puisque le pli est pris, semble-t-il).
jeudi 29 octobre 2009
mercredi 28 octobre 2009
Références culturelles, 263 : La Maca
En photo : monumento a la maca, par dmbpoe
http://www.farmaciaserra.com/Revista/Articulo_Pr.asp?i=6s4df6a491&Cl=3009&M=3
http://www.farmaciaserra.com/Revista/Articulo_Pr.asp?i=6s4df6a491&Cl=3009&M=3
mardi 27 octobre 2009
Références culturelles, 262 : La Fiesta del Santiago
En photo : Lima antigua. Peru. Jiron Ancash..., par Bracani....Antonio
http://www.elperuano.com.pe/identidades/45/precisiones.asp
http://www.elperuano.com.pe/identidades/45/precisiones.asp
lundi 26 octobre 2009
À propos des ateliers tutorés
Laëtitia Sobenes est dans l'impossibilité d'assister aux ateliers de Jean-Marie Saint-Lu… qui, comme vous le savez, auront lieu le vendredi. Il faut donc que l'une de "mes" apprenties se désiste en sa faveur. J'attends… Le mieux serait que vous décidiez entre vous.
dimanche 25 octobre 2009
Rappel…
Pour celles qui ne l'ont pas encore rendue, n'oubliez pas votre fiche de présentation. Un CV, assorti de la description que vous souhaitez.
Votre thème du week-end, Benson
Pour faire plus ample connaissance avec votre animatrice-meneuse d'ateliers d'écriture, Stéphanie Benson, quelques lignes du début de son roman Un meurtre de cordeaux, Paris, Rivages, col. Noir, 1999.
Le plus bizarre, c'est que ce fut justement cette nuit-là que je me mis à songer au suicide, comme si la mort était dans l'air, en train de rôder, à l'affût. Je pensais à Florence, comme toutes les nuits, ma compagne de solitude fidèle et irremplaçable. Mais même elle n'arrivait pas à me consoler et je me trouvai tout d'un coup envahi par une fatigue incommensurable, une lourdeur de corps et d'âme, alors je me dis : ça suffit. Comme ça, rien de plus. Un simple constat. Assez. Seulement, je suis un lâche et je ne veux pas souffrir. Je veux que la mort me surprenne, que je traverse la rivière avant de me rendre compte ; je ne veux pas d'yeux larmoyants, emplis de reproches tus, agglutinés à mon chevet. Je veux être pris au dépourvu ; les surprendre, eux, également, et la surprise, ça se prépare. Si j'avais eu une arme à portée de main, peut-être me serais-je supprimé, sur le coup, mais en réfléchissant à la laideur d'une tête partiellement éclatée, l'envie de faire sauter la mienne disparut. Restaient la fatigue, la tristesse, le vide de la nuit.
Je ne pense pas avoir entendu de cri, et pourtant, subitement j'étais debout, aux aguets, mon cœur battait à toute allure, me rappelait à la vie. Je restai là, tendis l'oreille, alors qu'aucun son ne venait déranger le silence ambiant. Je pris ma lampe, fermai la veste en cuir que Florence m'avait offerte (un blouson d'aviateur parce que ça faisait artiste) et sortis dans la nuit.
Il faisait froid. Depuis ma dernière ronde une gelée blanche était venue recouvrir arbres et bâtiments. Je me souviens d'avoir pensé que si j'avais une voiture, j'aurais du mal à nettoyer le pare-brise, mais je venais travailler à pied, et à l'heure où je suis finalement parti, il ne gelait plus.
Je n'aimais pas faire les rondes ; des peurs enfantines m'envahissaient la tête à chaque pas ; je voyais des vampires et croque-mitaines à chaque tournant, une sorcière dans l'ombre de la porte, trois lutins maléfiques derrière les buissons, un tueur fou qui m'attendait tapi dans l'ombre, en suivant des yeux ma lente progression vers la mort…
Les ateliers étaient vides, toutes lumières éteintes, les portes coulissantes verrouillées et cadenassées. Je les imaginais mal en état de fonctionnement, remplis de monde, de bruit, de moniteurs qui passaient de table en table pour surveiller, aider, corriger. Je n'y était venu qu'une seule fois, tout au début, quand Jean-Pierre m'avait fait la visite guidée de l'ensemble avec tant de fierté que j'avais longtemps cru qu'il était à l'origine de tout le projet, que c'était lui l'instigateur, le bienfaiteur premier. C'était déconcertant la première fois, toutes ces têtes difformes, ces regards étranges, ces voix trop fortes, trop basses ou trop aiguës. On avait l'impression de se trouver parachuté en arrière, dans la chambre des horreur d'une foire médiévale. J'étais mal à l'aise. Eux aussi.
***
Brigitte nous propose sa traduction :
Lo más extraño fue que aquella noche precisamente empecé a imaginar el suicidio, como si la muerte estuviera en el aire, merodeando, al acecho. Como cada noche estaba pensando en Florence, mi compañera de soledad, fiel e insustituible. Pero ni siquiera ella lograba consolarme y me encontré de repente sumergido por un cansancio sin par, una pesadez de cuerpo y alma, entonces me dije : ya está bien. Así no más. Una simple constatación. Basta ya. Sólo que soy un cobarde y no quiero sufrir. Quiero que la muerte venga a cogerme de improviso, que yo cruce el río antes de enterarme ; no quiero ojos llorosos, llenos de reproches callados, aglutinados a mi cabecera. Quiero que me coja desprevenido ; y a ellos también, pero la sorpresa es algo que se prepara. Si hubiera tenido un arma al alcance de la mano, tal vez me hubiera matado en el instante, pero al imaginar lo horrible de una cabeza medio destrozada, el deseo de hacer estallar la mía se desvaneció. Entonces permanecían el cansancio, la tristeza, el vacío de la noche.
No pienso haber oído grito alguno y, sin embargo, de golpe, estaba de pie, al acecho, mi corazón latía a toda prisa, me traía otra vez a la vida. Me quedé ahí, agucé el oído, sin que ningún ruido turbara el silencio ambiante. Cogí mi linterna, me abroché la cazadora de piel que me había regalado Florence (una cazadora de aviador porque daba la impresión de ser artista) y salí en medio de la noche.
Hacía frío. Desde mi última rondan una escarcha blanca había ido cubriendo los árboles y edificios. Recuerdo haber pensado que de tener un coche, me costaría mucho limpiar el parabrisas, pero iba al trabajo andando, y a la hora a la que salí por fin, ya no helaba.
No me gustaba nada hacer las rondas/patrullar ; unos temores infantiles invadían mi mente a cada paso ; veía vámpiros y espantajos en cada bocacalle, un bruja en el umbral oscuro de la puerta, tres duendes maléficos detrás de los matorrales, un asesino loco esperándome, agazapado en la oscuridad, que seguía con la mirada mi lenta progresión camino de la muerte…
Los talleres estaban desiertos, con todas las luces apagadas, todas las puertas correderas cerradas con cerrojos y candados. Me costaba imaginarlos en estado de funcionamiento, llenos de gente, de ruido, de montadores que pasaban de una mesa a otra para vigilar, ayudar, corregir. Sólo había venido aquí una vez, en su mismo principio, cuando Jean–Pierre me había guiado en la visita del conjunto con tanto orgullo que durante mucho tiempo había pensado que era él el iniciador de todo el proyecto, que era él el instigador, el bienhechor inicial. A la primera vez, era desconcertante ver todas esas cabezas deformes, esas miradas extrañas, esas voces demasiado fuertes, demasiado bajas o demasiado águdas. Daba la sensación de haber sido proyectado siglos atrás, en la cámara de horrores de una feria medieval. Yo sentía un profundo malestar. Ellos también.
Lo más extraño fue que aquella noche precisamente empecé a imaginar el suicidio, como si la muerte estuviera en el aire, merodeando, al acecho. Como cada noche estaba pensando en Florence, mi compañera de soledad, fiel e insustituible. Pero ni siquiera ella lograba consolarme y me encontré de repente sumergido por un cansancio sin par, una pesadez de cuerpo y alma, entonces me dije : ya está bien. Así no más. Una simple constatación. Basta ya. Sólo que soy un cobarde y no quiero sufrir. Quiero que la muerte venga a cogerme de improviso, que yo cruce el río antes de enterarme ; no quiero ojos llorosos, llenos de reproches callados, aglutinados a mi cabecera. Quiero que me coja desprevenido ; y a ellos también, pero la sorpresa es algo que se prepara. Si hubiera tenido un arma al alcance de la mano, tal vez me hubiera matado en el instante, pero al imaginar lo horrible de una cabeza medio destrozada, el deseo de hacer estallar la mía se desvaneció. Entonces permanecían el cansancio, la tristeza, el vacío de la noche.
No pienso haber oído grito alguno y, sin embargo, de golpe, estaba de pie, al acecho, mi corazón latía a toda prisa, me traía otra vez a la vida. Me quedé ahí, agucé el oído, sin que ningún ruido turbara el silencio ambiante. Cogí mi linterna, me abroché la cazadora de piel que me había regalado Florence (una cazadora de aviador porque daba la impresión de ser artista) y salí en medio de la noche.
Hacía frío. Desde mi última rondan una escarcha blanca había ido cubriendo los árboles y edificios. Recuerdo haber pensado que de tener un coche, me costaría mucho limpiar el parabrisas, pero iba al trabajo andando, y a la hora a la que salí por fin, ya no helaba.
No me gustaba nada hacer las rondas/patrullar ; unos temores infantiles invadían mi mente a cada paso ; veía vámpiros y espantajos en cada bocacalle, un bruja en el umbral oscuro de la puerta, tres duendes maléficos detrás de los matorrales, un asesino loco esperándome, agazapado en la oscuridad, que seguía con la mirada mi lenta progresión camino de la muerte…
Los talleres estaban desiertos, con todas las luces apagadas, todas las puertas correderas cerradas con cerrojos y candados. Me costaba imaginarlos en estado de funcionamiento, llenos de gente, de ruido, de montadores que pasaban de una mesa a otra para vigilar, ayudar, corregir. Sólo había venido aquí una vez, en su mismo principio, cuando Jean–Pierre me había guiado en la visita del conjunto con tanto orgullo que durante mucho tiempo había pensado que era él el iniciador de todo el proyecto, que era él el instigador, el bienhechor inicial. A la primera vez, era desconcertante ver todas esas cabezas deformes, esas miradas extrañas, esas voces demasiado fuertes, demasiado bajas o demasiado águdas. Daba la sensación de haber sido proyectado siglos atrás, en la cámara de horrores de una feria medieval. Yo sentía un profundo malestar. Ellos también.
***
Sonita nous propose sa traduction :
Lo más extraño, es que fue justamente esa noche que empecé a pensar en el suicidio, como si la muerte estuviera en el aire, merodeando, al acecho. Pensaba en Florence, como todas las noches, mi compañera de soledad fiel e irremplazable. Pero ni ella lograba consolarme, y de repente me sentía invadido por un cansancio inconmensurable, una pesadez en el cuerpo y en el alma, entonces me dije a mi mismo: basta. Así, nada más. Una simple constatación. Suficiente. No obstante, soy un cobarde y no quiero sufrir. Quiero que la muerte me sorprenda, cruzar el río antes de darme cuenta; no quiero ojos llorosos, llenos de reproches callados, aglutinados en mi cabecera. Quiero que me agarren desprevenido, sorprenderlos por igual, y la sorpresa, necesita preparación. Si hubiera tenido un arma al alcance de la mano, quizá me hubiera borrado, en ese instante, pero al reflexionar sobre la fealdad de una cabeza parcialmente estallada, las ganas de hacer explotar la mía desapareció. Quedaban el cansancio, la tristeza, el vacío de la noche. No creo haber escuchado algún grito, y sin embargo, de repente estaba de pie, al acecho, mi corazón latía a toda marcha, llamándome a la vida. Me quedé ahí, agucé el oído, mientras ningún sonido venía a perturbar el silencio que reinaba. Tomé mi lámpara, cerré la chaqueta de cuero que me había regalado Florence (una cazadora de aviador porque daba un aire de artista) y salí en la noche. Hacía frío. Desde mi última ronda una helada blanca había venido a cubrir los árboles y los edificios. Recuerdo haber pensado que si hubiera tenido un coche, me habría sido difícil limpiar el parabrisas, pero yo venía al trabajo caminando, y a la hora a la que finalmente me fui ya no helaba. No me gustaba hacer las rondas; miedos infantiles me invadían la mente a cada paso; veía vampiros y el coco en cada esquina, una bruja en la sombra de la puerta, tres duendes maléficos en los matorrales, un asesino loco que me esperaba escondido en la sombra, siguiendo con su mirada mi lenta progresión hacia la muerte… Los talleres estaban vacíos, todas las luces apagadas, las puertas correderas cerradas con llave y candado. Me los imaginaba mal laborando, llenos de gente, de ruido, supervisores que iban de mesa en mesa vigilando, ayudando, corrigiendo. Solamente había estado ahí una única vez, totalmente al inicio, cuando Jean Pierre me había hecho la visita guiada del lugar con tanto orgullo que por mucho tiempo creí que él había estado en el origen del proyecto, que él era el instigador, el benefactor del principio. Fue desconcertante la primera vez, todos esos rostros deformes, esas miradas raras, esas voces tan fuertes, demasiado bajas o demasiado agudas. Uno tenía la sensación de haber sido arrojado al pasado, en la recámara de los horrores de una feria medieval. No me sentía cómodo. Ellos tampoco.
Lo más extraño, es que fue justamente esa noche que empecé a pensar en el suicidio, como si la muerte estuviera en el aire, merodeando, al acecho. Pensaba en Florence, como todas las noches, mi compañera de soledad fiel e irremplazable. Pero ni ella lograba consolarme, y de repente me sentía invadido por un cansancio inconmensurable, una pesadez en el cuerpo y en el alma, entonces me dije a mi mismo: basta. Así, nada más. Una simple constatación. Suficiente. No obstante, soy un cobarde y no quiero sufrir. Quiero que la muerte me sorprenda, cruzar el río antes de darme cuenta; no quiero ojos llorosos, llenos de reproches callados, aglutinados en mi cabecera. Quiero que me agarren desprevenido, sorprenderlos por igual, y la sorpresa, necesita preparación. Si hubiera tenido un arma al alcance de la mano, quizá me hubiera borrado, en ese instante, pero al reflexionar sobre la fealdad de una cabeza parcialmente estallada, las ganas de hacer explotar la mía desapareció. Quedaban el cansancio, la tristeza, el vacío de la noche. No creo haber escuchado algún grito, y sin embargo, de repente estaba de pie, al acecho, mi corazón latía a toda marcha, llamándome a la vida. Me quedé ahí, agucé el oído, mientras ningún sonido venía a perturbar el silencio que reinaba. Tomé mi lámpara, cerré la chaqueta de cuero que me había regalado Florence (una cazadora de aviador porque daba un aire de artista) y salí en la noche. Hacía frío. Desde mi última ronda una helada blanca había venido a cubrir los árboles y los edificios. Recuerdo haber pensado que si hubiera tenido un coche, me habría sido difícil limpiar el parabrisas, pero yo venía al trabajo caminando, y a la hora a la que finalmente me fui ya no helaba. No me gustaba hacer las rondas; miedos infantiles me invadían la mente a cada paso; veía vampiros y el coco en cada esquina, una bruja en la sombra de la puerta, tres duendes maléficos en los matorrales, un asesino loco que me esperaba escondido en la sombra, siguiendo con su mirada mi lenta progresión hacia la muerte… Los talleres estaban vacíos, todas las luces apagadas, las puertas correderas cerradas con llave y candado. Me los imaginaba mal laborando, llenos de gente, de ruido, supervisores que iban de mesa en mesa vigilando, ayudando, corrigiendo. Solamente había estado ahí una única vez, totalmente al inicio, cuando Jean Pierre me había hecho la visita guiada del lugar con tanto orgullo que por mucho tiempo creí que él había estado en el origen del proyecto, que él era el instigador, el benefactor del principio. Fue desconcertante la primera vez, todos esos rostros deformes, esas miradas raras, esas voces tan fuertes, demasiado bajas o demasiado agudas. Uno tenía la sensación de haber sido arrojado al pasado, en la recámara de los horrores de una feria medieval. No me sentía cómodo. Ellos tampoco.
Libellés :
promo Anne Dacier,
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