« Banquet »
Elle a tout prévu. Elle pose les assiettes, une par une. Elle commence par le coin de la table, puis fait consciencieusement le tour. Elle regarde l’heure. Il lui reste exactement onze minutes avant qu’ils n’arrivent. Méthodiquement, elle place le couteau à droite, dents vers l’assiette, la fourchette à gauche, pics vers le plafond. Elle poursuit son cérémonial. Cuillères, verres, serviettes, bougies.
Sept minutes. Elle s’assied. Dans sa tête, c’est clair, ordonné. Elle se remémore les faits, un par un, comme si chacun d’eux était un argument pour arriver à la conclusion évidente. C’est légitime. Ce banquet a sa profonde raison d’être, ce soir. Elle se demande lequel passera la porte le dernier. Elle sait qu’aucun d’eux ne la franchira dans l’autre sens. Elle y est résolue. Mais il ne faut pas qu’ils se doutent. Pas jusqu’au dessert. Cela pourrait tout faire échouer.
Trois minutes. Peut-être qu’ils seront en retard. Elle s’aperçoit que sa jambe bouge, elle l’arrête : elle ne doit laisser paraître aucun signe de nervosité, seulement sourire et être aimable. Leur renvoyer l’image qu’ils croient donner, celle de gens généreux qui l’ont beaucoup soutenue au moment où elle en avait besoin. Ils avaient compris que ç’avait été dur pour elle d’avoir eu à supporter un tel drame si tôt… « Vous êtes vraiment très forte, Mademoiselle Mars. Cet accident nous a beaucoup affectés, nous aussi. Mais vous avez su relever la tête, Tristan aurait été très fier de votre courage. C’était un employé remarquable. » Elle avait détesté cette empathie, avant même de savoir que c’était de l’hypocrisie. Ils ne savaient rien de ce qu’elle avait enduré, et encore moins la rage qu’avait été la sienne lorsqu’elle avait découvert ces fameux documents, lorsqu’elle avait compris pourquoi l’enquête n’avançait pas.
Une minute. Ce soir, ils allaient sentir ce que c’était que d’étouffer, d’être impuissant, muet, ce que c’était que de suffoquer, de brûler. Ils allaient sentir ce que Tristan avait senti quelques minutes avant de succomber, et ce qu’elle, elle avait ressenti plus tard. Elle avait tourné et retourné dans sa tête les conséquences de son acte. Elle avait eu peur de la prison, de la justice, du regard des gens. Mais ce soir, rien ne pouvait l’arrêter. Elle les accueillerait, la mine triste, mais chaleureuse, elle les inviterait à s’asseoir, elle leur servirait les apéritifs qu’ils désireraient, puis elle irait chercher la soupe, elle n’en mangerait pas sous prétexte que les voir réveillait en elle des émotions trop fortes, elle ramènerait le plat, ne mangerait que quelques feuilles de salade tandis qu’ils commenceraient à se plaindre de la chaleur, elle débarrasserait chaque assiette en les observant se relayer aux toilettes, et enfin, elle amènerait le dessert, surmonté de cierges magiques, elle les allumerait, puis elle feindrait d’avoir oublié quelque chose dans la cuisine, elle sortirait par la porte de derrière, s’assurerait d’avoir verrouillé la moindre entrée, puis elle attendrait.
La sonnette retentit. Ils n’étaient pas en retard.
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