« Dialogue impossible »
S’adresser à celui qui, un beau jour, ou plutôt, en à peine quelques minutes, l’avait engendrée : son géniteur – ou son père si l’on en croit la morale – ne garantissait aucun résultat, mais elle ressentait un besoin intrinsèque de lui parler, de lui communiquer les difficultés qu’elle rencontrait, les propos vexants qu’elle avait du mal à digérer, ses intentions.
Le moment du repas familial représentait l’occasion idéale car, affamé et obnubilé par le vin et la nourriture, il ne fuyait pas. Elle l’interpellait donc de l’autre bout de la table, prenant son mal en patience. Lorsqu’il finissait par l’entendre prononcer son prénom, il la regardait. C’est à ce moment précis qu’elle devait agir ; elle ne disposait pas de beaucoup de temps ; son esprit criait victoire tout en lançant une phrase avec enthousiasme.
Mais, une fraction de seconde plus tard, elle le perdait ; désenchantée, elle assistait à la scène inéluctable : il plongeait le nez dans son assiette et, aussitôt, la tête dans le flot de ses pensées mystérieuses.
Obstinée, elle décidait d’employer plusieurs stratagèmes : s’asseoir bien en face de lui et préciser que c’est important ; prononcer des mots clairs, accentués par des gestes ; articuler et placer sa voix, augmentée de deux tons ; moduler son intonation pour solliciter son attention et surtout, la captiver.
À chaque fois, elle espérait un changement, en vain. Que se passait-il à l’intérieur de cet être,nullement contraint par le statut de « parent » ni affecté par sa condition d’humain ?
Aborder son thème de prédilection était le seul moyen d’entendre le son de sa voix ; là, il requérait toute la concentration des auditeurs et n’avançait pas d’arguments mais leur exposait et imposait le contenu de son mental. Si son « interlocutrice » – ou qui que ce soit – parvenait à prendre la parole au cours du monologue exclusif auquel elle assistait, lui, il réfléchissait à ce qu’il pourrait ajouter avant de l’interrompre sans aucun scrupule.
À chaque fois, elle s’interrogeait sur l’origine de ce profond désintérêt envers les autres. Il n’avait pourtant pas eu de chef autoritaire, songeait-elle, il n’avait pas fait l’armée, ni la guerre d’ailleurs, et n’avait pas non plus subi, à sa connaissance, de traumatisme majeur.
Souffrait-il d’une sorte de dépression ou de maladie cérébrale ? Ou cette attitude était-elle inhérente à sa personne, gravée dans ses gênes et, par conséquent, dans les siens également, en tant que descendante directe de cet individu énigmatique ?
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