vendredi 2 octobre 2009

Votre version de la semaine, Allende

En photo : Isabel Allende & William Gordon..., par Book Passage Bookstore

Todo el mundo nace con algún talento especial y Eliza Sommers descubrió temprano que ella tenía dos: buen olfato y buena memoria. El primero le sirvió para ganarse la vida y el segundo para recordarla, si no con precisión, al menos con poética vaguedad de astrólogo. Lo que se olvida es como si nunca hubiera sucedido, pero sus recuerdos reales o ilusorios eran muchos y fue como vivir dos veces. Solía decirle a su fiel amigo, el sabio Tao Chi´en, que su memoria era como la barriga del buque donde se conocieron, vasta y sombría, repleta de cajas, barriles y sacos donde se acumulaban los acontecimientos de toda su existencia. Despierta no era fácil encontrar algo en aquel grandísimo desorden, pero siempre podía hacerlo dormida, tal como le enseñó Mama Fresia en las noches dulces de su niñez, cuando los contornos de la realidad eran apenas un trazo fino de tinta pálida. Entraba al lugar de los sueños por un camino muchas veces recorrido y regresaba con grandes precauciones para no despedazar las tenues visiones contra la áspera luz de la consciencia. Confiaba en ese recurso como otros lo hacen en los números y tanto afinó el arte de recordar, que podía ver a Miss Rose inclinada sobre la caja de jabón de Marsella que fuera su primera cuna.
—Es imposible que te acuerdes de eso, Eliza. Los recién nacidos son como los gatos, no tienen sentimientos ni memoria —sostenía Miss Rose en las pocas ocasiones en que hablaron del tema.
Sin embargo, esa mujer mirándola desde arriba, con su vestido color topacio y las hebras sueltas del moño alborotadas por el viento, estaba grabada en la memoria de Eliza y nunca pudo aceptar la otra explicación sobre su origen.
—Tienes sangre inglesa, como nosotros —le aseguró Miss Rose cuando ella tuvo edad para entender—. Sólo a alguien de la colonia británica se le habría ocurrido ponerte en una cesta en la puerta de la "Compañía Británica de Importación y Exportación". Seguro conocía el buen corazón de mi hermano Jeremy y adivinó que te recogería. En ese tiempo yo estaba loca por tener un hijo y tú caíste en mis brazos enviada por el Señor, para ser educada en los sólidos principios de la fe protestante y el idioma inglés.
—¿Inglesa tú? Niña, no te hagas ilusiones, tienes pelos de india como yo —refutaba Mama Fresia a espaldas de su patrona.
El nacimiento de Eliza era tema vedado en esa casa y la niña se acostumbró al misterio. Ése, como otros asuntos delicados, no lo mencionaba ante Rose y Jeremy Sommers, pero lo discutía en susurros en la cocina con Mama Fresia, quien mantuvo invariable su descripción de la caja de jabón, mientras que la versión de Miss Rose fue adornándose con los años hasta convertirse en un cuento de hadas. Según ella, la cesta encontrada en la oficina estaba fabricada del mimbre más fino y forrada en batista, su camisa era bordada en punto abeja y las sábanas orilladas con encaje de Bruselas, además iba arropada con una mantita de piel de visón, extravagancia jamás vista en Chile. Con el tiempo se agregaron seis monedas de oro envueltas en un pañuelo de seda y una nota en inglés explicando que la niña, aunque ilegítima, era de muy buena estirpe, pero Eliza nunca vislumbró nada de eso. El visón, las monedas y la nota desaparecieron convenientemente y de su nacimiento no quedó rastro. La explicación de Mama Fresia, sin embargo, se parecía más a sus recuerdos: al abrir la puerta de la casa una mañana a finales del verano, encontraron una criatura de sexo femenino desnuda dentro de una caja.
—De mantita de visón y monedas de oro, nada. Yo estaba allí y me acuerdo muy bien. Venías tiritando en un chaleco de hombre, ni un pañal te habían puesto, y estabas toda cagada. Eras una mocosa colorada como una langosta recocida, con una pelusa de choclo en la coronilla. Ésa eras tú. No te hagas ilusiones, no naciste para princesa y si hubieras tenido el pelo tan negro como lo tienes ahora, los patrones habrían tirado la caja en la basura —sostenía la mujer.

Isabel Allende, Hija de la fortuna, 1999.

***

Amélie nous propose sa traduction :

Tout le monde naît avec un talent particulier quelconque et Eliza Sommers découvrit vite qu’elle en possédait deux : un bon flair et une bonne mémoire. Le premier lui servit à gagner sa vie et le second à s’en souvenir, si ce n’est avec netteté, du moins avec l’imprécision poétique d’un astrologue. Ce que l’on oublie semble ne jamais avoir existé, mais ses souvenirs réels et illusoires étaient nombreux et ce fut comme une double vie. Elle avait l’habitude de dire à son fidèle ami, le sage Tao Chi’en, que sa mémoire était comme le ventre du navire où ils s’étaient connus, vaste et sombre, pleine de boîtes, de barils et de sacs dans lesquels s’accumulaient les épisodes de toute son existence. Quand elle était éveillée, il n’était pas facile de trouver quelque chose dans cet immense désordre, mais elle le pouvait toujours une fois endormie, tel que Mama Fresia le lui enseigna durant les douces nuits de son enfance, quand les contours de la réalité étaient à peine un trait fin de couleur pâle. Elle entrait dans l’antre de ses rêves par un chemin parcouru maintes et maintes fois, et en ressortait avec beaucoup de précaution pour ne pas déchirer les visions tenues avec la lumière âpre de la conscience. Elle croyait en cette solution comme d’autres croient en la numérologie, et elle aiguisa tant l’art du souvenir qu’elle pouvait voir Miss Rose penchée sur la caisse de savon de Marseille, qui fût son premier berceau.
« C’est impossible que tu te souviennes de ça, Eliza. Les nouveau-nés sont comme les chats, ils n’ont ni sentiments, ni mémoire, soutenait Miss Rose les rares fois où elles abordaient le sujet. »
Pourtant, cette femme qui la regardait, penchée sur elle, avec son vêtement couleur topaze et les mèches échappées de son chignon chahutées par le vent, était gravée dans la mémoire d’Eliza et elle n’avait jamais pu accepter l’autre explication quant à son origine.
« Tu as du sang anglais, comme nous, lui assura Miss Rose quand elle fut en âge de comprendre. Seulement, quelqu’un de la colonie britannique aurait eu l’idée de te mettre dans un panier à la porte de la « Compagnie Britannique d’Importation et d’Exportation ». Cette personne connaissait sûrement le bon cœur de mon frère Jeremy et avait deviné qu’il te recueillerait. En ce temps-là, je n’avais qu’une idée en tête, avoir un enfant, et tu m’es tombée dans les bras, envoyée par le Seigneur, pour être éduquée dans les principes fermes de la foi protestante et de la langue anglaise.
- Anglaise, toi ? Ma fille, ne te fais pas d’illusion, tu as des racines indiennes, comme moi, réfutait Mama Fresia dans le dos de sa patronne. »
La naissance d’Eliza était un sujet tabou dans la maison, et la petite fille s’habitua au mystère. Tout comme d’autres questions délicates, elle ne le mentionnait pas devant Rose et Jeremy Sommers, mais elle en discutait à voix basse avec Mama Fresia, dont la description de la caisse de savon resta intacte, tandis que la version de Miss Rose s’enjoliva au fil des ans jusqu’à se transformer en conte de fées. Selon elle, le panier trouvé dans le bureau était fait dans l’osier le plus fin et recouvert de batiste, sa chemise était brodée de points nids d’abeilles et les draps bordés par de la dentelle ; de plus, elle était emmitouflée dans une petite couverture en peau de vison, extravagance jamais vue au Chili. Au fil du temps s’ajoutèrent six pièces d’or enveloppées dans un mouchoir de soie et une note en anglais expliquant que la petite fille, bien qu’illégitime, était issue d’une très bonne lignée, mais Eliza n’entrevit jamais tout ça. Le vison, les pièces et la note disparurent opportunément et il ne resta aucune trace de sa naissance. En revanche, l’explication de Mama Fresia ressemblait plus à ses souvenirs : un matin, à la fin de l’été, ils trouvèrent une caisse devant la porte, à l’intérieur de laquelle se trouvait un nourrisson nu de sexe féminin.
« La petite couverture en vison, les pièces d’or, rien de tout ça. J’étais là et je m’en souviens très bien. Tu grelottais dans un gilet d’homme, on ne t’avait même pas mis de couche, et t’étais toute crade. Tu étais une morveuse de la couleur d’une langouste recuite, un duvet de poussin sur le sommet du crâne. Voilà ce que tu étais. Ne te fais pas d’illusion, tu n’es pas née pour être une princesse et si tu avais eu les cheveux aussi noirs que maintenant, les patrons auraient jeté la caisse à la poubelle », renchérissait la femme.

***

Chloé nous propose sa traduction :

Tout le monde naît avec un talent particulier, et Eliza Sommers découvrit assez tôt qu’elle en possédait deux : un bon odorat, et une bonne mémoire. Elle se servit du premier pour gagner sa vie, et du second pour se souvenir de celle-ci, si ce n’est avec précision, du moins avec un flou poétique d’astrologue. Ce qu’on oublie, c’est comme si ça ne s’était jamais passé, mais ses souvenirs réels ou illusoires étaient nombreux, et ça avait été comme vivre deux fois. Elle disait souvent à son fidèle ami, le sage Tao Chi’en, que sa mémoire ressemblait au ventre du navire dans lequel ils s’étaient rencontrés, vaste et sombre, rempli de caisses, de barils et de sacs où s’accumulaient les événements de toute son existence. Eveillée, il n’était pas facile de retrouver quelque chose dans cet immense fouillis, mais elle pouvait toujours y arriver endormie, comme lui avait enseigné Mama Fresia pendant les douces nuits de son enfance, alors que les contours de la réalité étaient à peine un trait pâle et fin. Elle pénétrait dans le lieu des songes par un chemin maintes fois arpenté et revenait avec beaucoup de précautions pour ne pas déchiqueter les visons fugaces avec la dure lumière de la conscience. Elle faisait confiance à cette méthode quand d’autres faisaient confiance aux chiffres et elle perfectionna tant cet art du souvenir, qu’elle réussissait à voir Miss Rose penchée sur la caisse de savon de Marseille qui avait été son premier berceau.
C’est impossible que tu te souviennes de ça, Eliza. Les nouveau-nés sont comme les chats, ils n’ont ni sentiments, ni mémoire- soutenait Miss Rose les rares fois où elles abordaient ce sujet.
Cependant, cette femme qui la regardait de haut, avec sa robe topaze et ses cheveux défaits du chignon agités par le vent, était gravée dans la mémoire d’Eliza et elle n’avait jamais pu accepter l’autre explication sur son origine.
Tu as du sang anglais, comme nous - lui assura Miss rose quand elle eut l’âge de comprendre -. Seul quelqu’un de la colonie britannique aurait pensé à te mettre dans un panier à la porte de la «Compagnie Britannique d’Importation et d’Exportation ». Il devait certainement connaître le bon cœur de mon frère Jeremy et avait deviné qu’il te recueillerait. A cette époque, je désirais par-dessus tout avoir un enfant, et tu m’es tombée dans les bras, envoyée par Le Seigneur, pour être éduquée dans les solides principes de la foi protestante et de la langue anglaise.
Anglaise, toi ? Ma petite ne te fais pas d’illusions, tu as les cheveux d’une indienne, comme moi – contredisait Mama Fresia dans le dos de sa patronne.
La naissance d’Eliza était un sujet tabou dans cette maison, et l’enfant s’était habituée au mystère. De ça, comme d’autres sujets délicats, elle n’en parlait pas devant Rose et Jeremy Sommers, mais elle en discutait en chuchotant avec Mama Fresia, qui ne modifia jamais sa description de la caisse à savon, alors que la version de Miss Rose s’était enjolivée au fil des ans jusqu’à devenir un conte de fée. Selon elle, le panier trouvé au bureau était fait dans l’osier le plus fin et doublé en batiste, sa chemise était brodée en point d’abeille et les draps bordés de dentelle de Bruxelles. De plus, elle était emmitouflée dans une petite couverture en peau de vison, extravagance jamais vue au Chili. Avec le temps, six pièces d’or s’ajoutèrent, enveloppées dans un mouchoir de soie, ainsi qu’un mot en anglais expliquant que l’enfant, bien qu’illégitime, était de très grande famille, mais Eliza n’avait jamais rien aperçu de tout cela. Le vison, les pièces et le mot disparurent opportunément et il ne resta aucune trace de sa naissance. L’explication de Mama Fresia, en revanche, ressemblait plus à ses souvenirs : en ouvrant la porte de la maison un matin à la fin de l’été, ils trouvèrent un bébé de sexe féminin toute nue dans une caisse.
- Une petite couverture de vison et des pièces d’or ? Rien du tout oui ! Moi j’y étais et je me souviens très bien. Tu grelottais dans un gilet d’homme, on t’avait même pas mis de couche, et t’étais toute salopée. Une morveuse de la couleur d’une langouste trop cuite avec un duvet blond sur le sommet du crâne. Voilà ce que t’étais. Ne te fais pas d’illusions, tu n’es pas née pour être princesse et si tu avais eu les cheveux aussi noirs qu’aujourd’hui, les patrons auraient jeté la caisse aux ordures- soutenait la femme.

***

Coralie nous propose sa traduction :

Tout le monde naît avec quelque talent spécial et Eliza Sommers découvrit de bonne heure qu’elle en avait deux : un bon odorat et une bonne mémoire. Le premier lui servit pour gagner sa vie et le second pour s’en rappeler, si ce n’est avec précision, au moins avec une poétique imprécision d’astrologue. C’était comme si ce qu’elle oubliait n’avait jamais existé, mais ses souvenirs réels ou illusoires étaient nombreux et elle eut vécu deux fois. Elle avait l’habitude de dire à son fidèle ami, le sage Tao Chi’en, que sa mémoire était comme le ventre du navire dans lequel ils s’étaient connus, vaste et sombre, plein de caisses, de barils et de sacs où s’accumulaient les événements de toute son existence. Eveillée, il n’était pas facile de trouver quelque chose dans ce gigantesque désordre, mais elle pouvait toujours le faire endormie, ainsi que le lui avait enseigné Mama Fresia durant les douces nuits de son enfance, quand les contours de la réalité n’étaient qu’un trait fin à l’encre pâle. Elle entrait dans le lieu des songes par un chemin souvent parcouru et elle rentrait à pas légers pour ne pas déchirer les visions fragiles contre la lumière rêche de la conscience. Elle avait confiance dans cette ressource comme d’autres dans les numéros et elle avait tant affiné l’art de se rappeler, qu’elle pouvait voir Miss Rose penchée sur la caisse de savon de Marseille qui fut son premier berceau.
C’est impossible que tu te souviennes de cela, Eliza. Les nouveau-nés sont comme les chats, ils n’ont ni sentiments ni mémoire –soutenait Miss Rose dans les rares occasions où elles avaient abordé ce thème. Cependant, cette femme la regardant d’en haut, avec sa robe couleur topaze et les brins défaits de son chignon emmêlés par le vent, était gravée dans la mémoire d’Eliza et elle ne put jamais accepter l’autre explication sur son origine.
Tu as du sang anglais, comme nous –lui assura Miss Rose quand elle eut l’âge de comprendre-. Il n’aurait pu venir à l’esprit de te mettre dans un panier devant la porte de la « Compagnie britannique d’importation et d’exportation » qu’à quelqu’un de la colonie britannique. Il connaissait sûrement le bon cœur de mon frère Jeremy et avait devinait qu’il te recueillerait. A cette époque, je désirais follement un enfant et tu tomba dans mes bras, envoyée par le Seigneur, pour être éduquée dans les solides principes de la foi protestante et la langue anglaise.
Anglaise, toi ? Mon enfant, ne te fais pas d’illusions, tu as des cheveux d’indienne comme moi –réfutait Mama Fresia dans le dos de sa patronne.
La naissance d’Eliza était un thème interdit dans cette maison et l’enfant s’était habitué au mystère. Celui-ci, comme d’autres sujets délicats, elle ne les mentionnait pas devant Rose et Jeremy Sommers, mais elle en discutait en catimini dans la cuisine avec Mama Fresia, qui garda immuable sa description de la caisse de savon, alors que la version de Miss Rose allait en s’enjolivant avec les années jusqu’à se transformer en un conte de fées. Selon elle, le panier trouvé au bureau était fabriqué de l’osier le plus fin et couvert de batiste, sa chemise était brodée en point abeille et les draps bordés de dentelle de Bruxelles, de plus elle était emmitouflée dans une petite couverture en peau de vison, extravagance jamais vue au Chile. Avec le temps s’étaient ajoutées six pièces d’or enveloppées dans un mouchoir en soie et une note en anglais expliquant que l’enfant, bien qu’illégitime, venait d’une très bonne lignée, mais Eliza n’entrevit jamais rien de cela. Le vison, les pièces et la note disparurent opportunément et de sa naissance il ne resta pas une trace. L’explication de Mama Fresia, cependant, ressemblait plus à ses souvenirs : en ouvrant la porte de la maison un matin de fin d’été, ils avaient trouvé une créature de sexe féminin nue dans une caisse.
D’une petite couverture de vison et de pièces d’or, il n’était rien. Moi, j’étais là et je m’en souviens très bien. Tu grelottais dans un gilet d’homme, on ne t’avait même pas mis de langes, et tu étais pleine de caca. Tu étais une morveuse colorée comme une langouste recuite, avec un duvet de maïs au sommet du crâne. Ça s’était toi. Ne te fais pas d’illusions, tu n’es pas née princesse et si tu avais eu les cheveux aussi noirs que tu les as aujourd’hui, les patrons auraient jeté la caisse aux ordures –soutenait la femme.

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Laëtitia Sw nous propose sa traduction :

Tout le monde naît avec un don particulier et Eliza Sommers avait rapidement découvert qu’elle en possédait deux : un bon nez et une bonne mémoire. Le premier lui avait servi à gagner sa vie et le second à se la remémorer, si ce n’est avec précision, tout au moins avec le flou poétique d’un astrologue. Ce que l’on oublie équivaut à ce qui n’est jamais arrivé. En ce qui la concernait, elle avait de nombreux souvenirs, réels ou illusoires, et il lui semblait les avoir vécus deux fois. D’ailleurs, elle avait l’habitude de dire à son fidèle ami, le savant Tao Chi’en, que sa mémoire était comme le ventre du navire sur lequel ils s’étaient rencontrés, vaste et sombre, rempli de caisses, de barils et de sacs où s’accumulaient les événements de toute son existence. Éveillée, il ne lui était pas facile de trouver quelque chose dans ce désordre inextricable, mais une fois endormie, elle y parvenait toujours, comme le lui avait appris Mama Fresia durant les douces nuits de son enfance, quand les contours de la réalité n’étaient plus qu’un trait fin, tracé à l’encre pâle. Elle entrait alors dans le monde des songes par un chemin maintes fois emprunté et elle en revenait très précautionneusement pour ne pas déchiqueter les visions ténues au contact de l’âpre lumière de la conscience. Elle s’en remettait à ce procédé comme d’autres aux chiffres et elle avait tant affiné l’art du souvenir qu’elle pouvait encore voir Miss Rose penchée sur la caisse de savon de Marseille qui lui avait servi de premier berceau.
— Il est impossible que tu t’en souviennes, Eliza. Les nouveaux-nés sont comme les chats, ils ne sont pas capables de sentiments ni de mémoire — soutenait Miss Rose, les rares fois où elles avaient abordé le sujet.
Cependant, cette femme qui la regardait de haut, avec sa robe couleur topaze et les mèches folles de son chignon flottant au vent, était gravée dans la mémoire d’Eliza et elle n’avait jamais pu accepter l’autre explication sur ses origines.
— Tu es de sang anglais, comme nous — lui avait assuré Miss Rose quand elle avait été en âge de comprendre —. Seul quelqu’un de la colonie britannique a pu penser te mettre dans un panier devant la porte de la « Compagnie Britannique d’Import-Export ». Cette personne connaissait sûrement le bon cœur de mon frère Jeremy et elle avait deviné qu’il te recueillirait. En ce temps-là, j’étais obsédée par l’idée d’avoir un enfant et tu m’es tombée dans les bras, comme un don du Ciel, pour être éduquée suivant les solides principes de la foi protestante et de la langue anglaise.
— Toi, anglaise ? Ma petite, ne te fais pas d’illusions, tu as des cheveux d’indienne, comme moi — réfutait Mama Fresia dans le dos de sa patronne.
La naissance d’Eliza était un sujet tabou dans cette maison et la petite fille s’était accoutumée au mystère. D’ailleurs, à l’instar d’autres sujets délicats, elle n’en parlait pas devant Rose et Jeremy Sommers. Elle en discutait seulement en chuchotant dans la cuisine avec Mama Fresia, qui avait maintenu invariablement sa description de la caisse de savon, alors que la version de Miss Rose s’était enjolivée au fil des années jusqu’à devenir un conte de fées. D’après elle, le panier trouvé devant le bureau était fait de l’osier le plus fin qui soit et était doublé de batiste, sa chemise était brodée en point d’abeille et les draps étaient bordés de dentelle de Bruxelles. En outre, elle était emmitouflée dans une petite couverture en fourrure de vison, une extravagance inouïe au Chili. Avec le temps étaient venues s’ajouter six pièces d’or, enveloppées dans un mouchoir en soie, et une note rédigée en anglais qui expliquait que la petite fille, bien qu’illégitime, était d’un très haut lignage, mais Eliza n’avait jamais rien entrevu de tout cela. Le vison, les pièces et la note avaient disparu comme par enchantement et il n’était resté aucune trace de sa naissance. L’explication de Mama Fresia, cependant, était plus conforme à ses souvenirs : à la fin de l’été, un matin, en ouvrant la porte de la maison, ils avaient trouvé un bébé, une fille, nue, à l’intérieur d’une caisse.
— Une petite couverture en vison et des pièces d’or ? Mon œil ! J’étais là et je m’en souviens très bien. Tu grelottais dans un gilet d’homme, on ne t’avait même pas mis de couche, et tu étais pleine de caca. Tu étais toute morveuse, rouge comme une langouste trop cuite, avec le duvet d’un épi de maïs sur le sommet de la tête. Voilà comment tu étais. Ne te fais pas d’illusions, tu n’es pas née princesse et si tu avais eu les cheveux aussi noirs qu’aujourd’hui, les patrons auraient jeté la caisse à la poubelle — soutenait la femme.

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Laëtitia So nous propose sa traduction :

Tout le monde naît avec un talent particulier et Eliza Sommers découvrit vite qu’elle en avait deux : un bon odorat et une bonne mémoire. Le premier lui servit à gagner sa vie et le second à se la rappeler, si ce n’était pas avec précision, c’était au moins avec un flou poétique d’astrologue. Lorsqu’on oublie quelque chose c’est comme si cela ne s’était jamais produit, mais ses souvenirs réels ou illusoires étaient nombreux et ce fut comme de vivre deux fois.
Elle avait l’habitude de dire à son fidèle ami, le sage Tao Chi’en, que sa mémoire était comme le ventre du bateau où ils s’étaient connus, vaste et sombre, plein de boîtes, de barils et de sacs où s’accumulaient les événements de toute son existence.
Eveillée ce n’était pas facile de trouver quelque chose dans cet énorme désordre, mais endormie elle y parvenait toujours, comme le lui avait appris Mama Fresia durant les nuits douces de son enfance, quand les contours de la réalité n’étaient guère qu’un trait fin de couleur pâle. Elle pénétrait dans l’antre des rêves par un chemin plusieurs fois parcouru et elle revenait en prenant garde de ne pas réduire en miettes les visions fragiles contre la lumière âpre de la conscience. Elle avait confiance en cette pratique comme d’autres font confiance aux numéros et elle affina tant l’art de se rappeler, qu’elle pouvait voir Miss Rose inclinée sur la boîte de savon de Marseille qui avait été son premier berceau.
— C’est impossible que tu t’en souviennes, Eliza. Les nouveau-nés sont comme les chats, ils n’ont ni sentiments ni mémoire —soutenait Miss Rose lors des rares occasions où elles évoquèrent le sujet—.
Cependant, cette femme qui la regardait de sa hauteur, avec sa robe couleur topaze et les mèches échappées du chignon emmêlées par le vent, était gravée dans la mémoire d’Eliza et elle ne put jamais accepter l’autre explication sur son origine.
— Tu as du sang anglais, comme nous —lui assura Miss Rose quand elle eut l’âge de comprendre—. Seule une personne de la colonie britannique aurait pu avoir l’idée de te mettre dans un panier devant la porte de la « Compagnie Britannique d’Importation et d’Exportation ». Elle devait sans doute connaître le bon cœur de mon frère Jérémy et elle a deviné qu’il te récupèrerait. En ce temps-là je rêvais d’avoir un enfant et tu es tombée dans mes bras envoyée par le Seigneur, pour être élevée dans les solides principes de la foi protestante et dans la langue anglaise.
— Anglaise, toi ? Ma fille, ne te fais pas d’illusions, tu as les cheveux d’une indienne comme moi —réfutait Mama Fresia dans le dos de sa patronne.
La naissance d’Eliza était un sujet tabou dans cette maison et la petite fille s’habitua au mystère. Cette affaire, comme d’autres délicates, elle ne l’évoquait pas devant Rose et Jeremy Sommers, mais elle en discutait tout bas dans la cuisine avec Mama Fresia, qui garda intacte sa description de la boîte à savon, tandis que la version de Miss Rose s’altéra au fil des années au point de se transformer en conte de fées. Selon elle, le panier trouvé au bureau était fabriqué en osier très fin et doublé en batiste, sa chemise était brodée en nid d’abeille et les draps bordés de dentelle de Bruxelles, de plus elle était emmitouflée dans une petite couverture en peau de vison, une extravagance jamais vue au Chili. Avec le temps six pièces d’or enveloppées dans un foulard en soie furent ajoutées ainsi qu’un mot en anglais qui expliquait que la petite fille, bien qu’illégitime, était de très bonne lignée, mais Eliza n’en vit jamais la couleur. Le vison, les pièces et le mot disparurent opportunément et de sa naissance il ne resta aucune trace. L’explication de Mama Fresia, cependant, ressemblait plus à ses souvenirs : en ouvrant la porte de la maison un matin à la fin de l’été, ils trouvèrent un bébé de sexe féminin nu dans une boîte.
— Pas de petite couverture en vison, pas de pièces d’or. J’étais là moi et je me souviens très bien. Tu grelottais dans un gilet d’homme, on ne t’avait même pas mis de couche, et tu baignais dans ton caca. Tu n’étais qu’une morveuse, rouge comme une langouste cuite, avec au sommet du crâne un épi de duvet. Ca c’était toi. Ne te fais pas d’illusions, tu n’es pas née princesse et si tu avais eu les cheveux aussi noirs qu’aujourd’hui, les patrons auraient jeté la boîte à la poubelle — soutenait la femme.

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