Dans le cadre du cours de Pascale Sardin sur l'histoire de la traduction, les apprentis traducteurs avaient à rédiger une dissertation, dont le sujet était : « Commentez ce vers de Philippe Jaccottet en lien avec la théorie, l’histoire et la pratique de la traduction : '[Que] l’effacement soit ma façon de resplendir'. »
Laëtitia a la générosité de rendre son travail public… Le voici.
Ce vers de Philippe Jaccottet, extrait du poème « Que la fin nous illumine », lui-même tiré du recueil L’Ignorant (composé entre 1952 et 1956), condense, dans toute sa concision et même son dépouillement, l’esthétique de la pensée de son auteur. « [Que] l’effacement soit ma façon de resplendir » : tout est dit, dans cette invocation, du rapport qu’entretient Jaccottet avec le monde. Par « effacement », le poète-traducteur qu’il est entend œuvrer en toute modestie, discrétion et retenue, voire dépossession, jusqu’à la transparence. L’homme doit se taire pour devenir « pur regard [...] [et] écoute » [GIUSTO Jean-Pierre, Philippe Jaccottet ou le désir d’inscription, Presses Universitaires de Lille, collection Objet, 1994, p. 21.] Cette nécessité de contenir le flot de la parole afin d’aiguiser la perception fait d’ailleurs l’objet du deuxième quatrain du poème : « Moins il y a d’avidité et de faconde / en nos propos, mieux on les néglige pour voir / jusque dans leur hésitation briller le monde / entre le matin ivre et la légèreté du soir ». Effacement donc, mais également lumière : « resplendir » et « briller », voilà à quoi nous convient ces vers. Partant, l’effort d’effacement est aussi et surtout un effort de clarification et d’élucidation. À ce propos, les trois premiers vers de la strophe suivante nous enseignent que : « Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux / et nos personnes par la crainte garrottées, / plus les regards iront s’éclaircissant [...] ». En somme, « l’effacement seul conduit au jour » [Ibid., p. 23.], d’où le devoir de se refréner pour mieux voir, entendre et comprendre. Mais la tâche est loin d’être aisée. En effet, s’effacer n’implique ni une posture passive, une mise en retrait confortable, ni une démarche simple, toute tracée, qui va de soi : « Prenons garde : effacement n’est pas spontanéité jaillissante, tout au contraire ! Il suppose maîtrise, recherche de la transparence et donc justesse. Quand la justesse est parfaite quelque chose peut se manifester, [...] quelque chose comme une lumière, un certain éclairage qui pénètre et révèle. » [ONIMUS Jean, Philippe Jaccottet : une poétique de l’insaisissable, Seyssel, Éditions Champ Vallon, collection Champ Poétique, 1993, p. 67.] Effacement, justesse et illumination, nous avons là les principaux concepts qui fondent le pacte d’écriture de Jaccottet, non seulement en tant que poète, mais aussi – et c’est ce qui nous intéresse ici – comme traducteur. Par conséquent, nous nous proposons d’analyser, à la lueur d’exemples puisés dans l’histoire, la théorie et la pratique de la traduction, en quoi ils peuvent être associés à l’acte de traduire, à la « tâche du traducteur » pour reprendre la célèbre formule de Walter Benjamin dans son article éponyme, et, n’ayons pas peur d’associer ces deux mots, à une œuvre de traduction.
Utilisons derechef cette expression pour débuter notre réflexion car il convient de préciser que l’œuvre de traduction de Jaccottet a été considérable. Il a par exemple traduit – pour ne citer que quelques noms – Musil, Rilke et Hölderlin (de l’allemand), Ungaretti et Leopardi (de l’italien), Góngora (de l’espagnol), Mandelstam (du russe) et même L’Odyssée d’Homère… Pour lui, la traduction est « une forme d’hommage, une attention admirative au texte, qui fait […] l’objet d’une sorte de lecture supérieure » [BÉNÉVENT Christine, Poésie et À la lumière d’hiver de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, collection Foliothèque, 2006, p. 25.] Ainsi, comme nous l’avons déjà fait remarquer, la recherche de l’effacement s’avère un exercice ardu qui, s’il est mené à bien, confère une forme d’extralucidité garantissant l’accès profond au texte : une « lecture supérieure » qui conduira à la lumière, au « resplendir ». Voilà l’articulation entre les trois concepts de l’esthétique de Jaccottet, fondée, en outre, sur un double mouvement : dans sa tâche, le traducteur opère une « ressaisie, […] une mise à distance (puisque le texte de l’autre est alors pris comme un objet, objectivé), […] [qui] apparaît comme une manière d’apprivoiser le texte de […] grands phares si intimidants, de se l’approprier » [Ibid., pp. 25-26.] Résumons : le traducteur doit, d’une part, s’imposer (se ressaisir et s’approprier quelque chose) pour mieux s’effacer (se mettre à distance) et d’autre part, se laisser éblouir par les « phares si intimidants » pour offrir à son tour cet éblouissement et « resplendir ». La clef de cette démarche réside dans le « souci de trouver une voix juste […] [en] se méfi[ant] de toute emphase et grandiloquence, de la tentation d’une parole trop souveraine, […] d’où le choix d’une écriture de la réticence […] : […] [il faut] refuse[r] tout à la fois la trop forte inscription du sujet et un placement de la voix trop assuré de ses effets » [GERVAIS-ZANINGER Marie-Annick & THONNERIEUX Stéphanie, Jaccottet : Poésie 1946-1967, À la lumière d’hiver, Pensées sous les nuages, Neuilly, Atlande, collection Clefs concours – Lettres XXe siècle, 2003, p. 143.] Que pouvons-nous déduire de ces observations ? Partons de l’ouvrage La tâche du traducteur du théoricien allemand Walter Benjamin (1892-1940), que nous avons évoqué en fin d’introduction, car celui-ci est doublement intéressant. D’une part, il constitue un point de départ solide pour s’interroger à propos de la traduction. Ainsi, Antoine Berman, dans L’âge de la traduction, considère ce texte [La tâche du traducteur] « comme le texte central du XXe siècle sur la traduction […] : un texte indépassable, duquel toute autre méditation sur la traduction doit partir, fût-ce pour se dresser contre lui » [BERMAN Antoine, L’âge de la traduction : « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire, Presses Universitaires de Vincennes, collection Intempestives, impr. 2008, p. 17. Texte d’un séminaire tenu par Antoine Berman au Collège international de philosophie, Paris, hiver 1984-1985.] D’autre part, la poétique de Jaccottet s’inscrit dans la même lignée que la pensée de Benjamin : même « effacement » (Benjamin parle de « transparence »), même « illumination » à la fin, et même « justesse » de la voix que Benjamin qualifie de « pure langue ». Pour le théoricien allemand, « il s’agit de donner aux mots une aura. Dans l’aura s’unissent la clarté et l’obscurité » [Ibid., p.30.] Obscurité, effectivement, car Benjamin soumet ses textes au secret, au mystère et même à une certaine mystique, en vue de les rendre « illuminants ». Leur cheminement intellectuel est donc extrêmement proche. Berman explique que, pour Benjamin, la traduction est :
« un acte de translation transparente du sens. La traduction, pour parvenir à cette transparence, devrait être pour ainsi dire sans sujet, car le sujet viendrait déformer le procès de la traduction. Reconnaître par exemple la ‘marque’ du traducteur dans une traduction passe pour une tare qui affecte sa ‘fidélité’ et sa ‘vérité’. De là toute une psychologie du traducteur comme être voué à l’effacement. En tant qu’impératif posé au traducteur, l’effacement signifie littéralement qu’il ne doit pas ‘être’ pour que la translation puisse s’effectuer, pour que la traduction puisse ‘être’. Ou plutôt, que son seul ‘être’ est celui d’une pure fonction : celle d’effectuer le passage embellissant du sens. Partout où le traducteur ‘apparaît’, c’est d’une manière négative ; il est ce qui menace l’accomplissement de la traduction. Traduttore traditore : de toutes les trahisons que le traducteur commet, la plus grande et la plus patente est celle qu’il commet envers la traduction même. » [Ibid., pp. 36-37.]
Mais cette volonté d’effacement absolu résiste-t-elle vraiment à l’agir, à la mise en acte ? On peut en douter. Si on suit le raisonnement de Benjamin, la traduction ne doit pas apparaître comme ayant été produite par quelqu’un. Pour lui, le traducteur disparaît donc. Par ailleurs, la traduction ne doit pas apparaître non plus comme une production produite par quelqu’un. La traduction disparaît donc à son tour. Comme le souligne Berman :
« À l’auto-oblitération du traducteur répond l’auto-oblitération de la traduction. Et comme cette double oblitération est évidemment impossible, surgit une tension. Car la traduction est bien une traduction, non un original, et elle est bien l’œuvre, l’opération d’un sujet. […] Si bien qu’il faut choisir : ou la traduction, ou le traducteur. De cette alternative paradoxale, il n’est pas facile de se libérer. » [Ibid., p. 37.]
Quant à Jaccottet, les mêmes problèmes se posent. Certes, le traducteur doit être un passeur, un médiateur, un intermédiaire discret entre l’auteur et le lecteur pour ne pas « polluer » la relation qui se noue entre ces deux-là. Or, le traducteur dispose pour ce faire d’un seul outil, le langage, qui est par essence subjectif, donc orienté, et nécessairement dépendant de contingences. On suspecte donc que le traducteur aura beau essayer de réduire au maximum sa place, il laissera forcément des traces, aussi imperceptibles soient-elles, de sa présence. D’où, qu’on le veuille ou non, un inévitable statut de tiers pour le traducteur avec toute la visibilité que cela entraîne. En outre, par sa sensibilité, son interprétation, le traducteur imprimera sa marque sur le texte : la finalité n’est donc pas un texte plus transparent, plus pur. Au contraire, il jouera le rôle d’un filtre qui apportera une façon de voir et non « la » façon de voir. Le traducteur sera bien là, avec toute l’entièreté et parfois l’opacité de sa présence. Enfin, il transportera avec lui toute une série de doutes, d’incertitudes qui parasiteront une communication limpide entre l’auteur et le lecteur. Triple échec ou, du moins, limite de ce concept d’effacement, semble-t-il. Un argument de Christine Bénévent, maître de conférences à l’Université de Tours, est éclairant à ce sujet :
Ces exigences se heurtent immédiatement à la réalité de ce qu’on est, à ses propres limites et à celles des hommes en général. […] Le regard lui-même, la voix peuvent-ils échapper aux pesanteurs du sujet ? Comment sortir de soi […] ? […] d’où le paradoxe qui se donne à lire dans le vers désormais si célèbre : ‘L’effacement soit ma façon de resplendir’, où les sonorités fuyantes des [f] et des [s] cèdent la place à la fermeté des [r], où le vœu d’effacement s’articule avec une affirmation rayonnante de soi. » [BÉNÉVENT Christine, op. cit., pp. 38-39.]
Nous aussi, nous nous interrogerons avec elle sur la réelle viabilité d’un tel parti pris (l’effacement) en traduction. Afin de progresser dans notre analyse, voyons maintenant en quoi les préceptes d’autres théoriciens de la traduction infirment-ils ou nuancent-ils cette conception.
Antoine Berman (1942-1991), dans La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, commente les deux conceptions classiques de la traduction que sont la traduction de l’esprit, c’est-à-dire la traduction du sens, qui fonctionne par équivalences (c’est pour lui la forme majoritairement prise par la traduction traditionnelle occidentale) et la traduction de la lettre, à savoir une traduction littérale – et non « mot à mot » : il déplore la confusion abusive entre les deux appellations – qu’il pose comme celle qui devrait toujours être appliquée. C’est d’ailleurs par ce postulat qu’il ouvre sa démonstration : « La traduction est traduction-de-la-lettre, du texte en tant qu’il est lettre » [BERMAN Antoine, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, collection L’ordre philosophique, 1999, p. 25. Texte du séminaire d’Antoine Berman sur la traduction, tenu au Collège international de philosophie en 1984 et publié en 1985 dans Les tours de Babel : essais sur la traduction.] Il qualifie la première (la traduction de l’esprit) d’« ethnocentrique », d’« hypertextuelle » et de « platonicienne » et la seconde (la traduction de la lettre) d’« éthique », de « poétique » et de « pensante », ces termes s’opposant deux à deux respectivement. La traduction ethnocentrique dont il condamne durement la finalité (il la présente comme n’ayant de cesse d’« adapter », de « filtrer », d’« annexer », de « censurer » l’Étranger en vue de l’« assimiler », de se l’« approprier ») est régie par un double principe : un principe d’invisibilité et un autre de naturalité (au sens de recherche d’un effet de naturel). Il explique que l’ : « on doit traduire l’œuvre étrangère de façon que l’on ne sente pas la traduction [et] […] de façon à donner l’impression que c’est ce que l’auteur aurait écrit s’il avait écrit dans la langue traduisante » [Ibid., p. 35.] Il expose ensuite les implications qui découlent de cette vision. Cela suppose de gommer toute trace de la langue d’origine, par l’emploi d’une « langue normative » qui ne doit en aucun cas « heurter par des ‘étrangetés’ » afin que l’impression produite sur le lecteur d’arrivée soit la même que sur le lecteur d’origine. D’où le fait qu’une traduction ethnocentrique induit une traduction hypertextuelle puisque le texte d’arrivée va se trouver placé dans un rapport d’antériorité / postériorité avec le texte d’origine. D’une traduction en « bon français » (la « langue normative »), on glisse vers une traduction en français classique (l’héritage modèle). De là, une traduction comme « opération où intervient massivement la littérature, et même la ‘littérarisation’, la sur-littérature » [Ibid.] A priori, Berman se situe donc dans la même lignée que Benjamin et partage la même conception que Jaccottet. Cependant, il convient de nuancer cette conclusion. En effet, Berman reconnaît tout de même qu’il n’est pas possible d’évacuer totalement le type de traduction qu’il vient de critiquer. Ainsi, il concède que « mettre en question la traduction hypertextuelle et ethnocentrique, c’est chercher à situer la part nécessairement ethnocentrique et hypertextuelle de toute traduction » [Ibid., p. 41.] Il semblerait donc que l’on soit en fait irrémédiablement rattrapé par ce que l’on cherchait précisément à éviter. Pour Berman, réussir une traduction, c’est aussi « situer la part qu’y occupent la captation du sens et la transformation littéraire » [ Ibid.]
Puisqu’un projet farouche d’effacement en traduction semble se heurter à la réalité de l’acte de traduire, à la présence effective du traducteur et à l’évidence de l’existence d’un produit fini, la traduction, différent de l’original, essayons d’interroger maintenant les défenseurs de l’autre conception de la traduction : les partisans de l’« esprit », du sens. Jean-René Ladmiral (1942), à la suite de théoriciens comme Georges Mounin (1910-1993) ou Eugene Nida (1914) dont il a étudié les travaux, a utilisé deux termes – qui ont le mérite d’être tout aussi simples qu’ils sont éclairants – pour désigner ces deux positions semble-t-il irréconciliables : celle des « sourciers » et celle des « ciblistes ». En outre, Ladmiral s’est attaché à illustrer combien l’histoire et la théorie de la traduction s’étaient vues constamment tiraillées entre ces pôles qui ont fini par former, ce qu’il appelle, des « couples célèbres ». Dans son premier livre intitulé Les Belles Infidèles (1955), Mounin a illustré l’opposition entre l’esprit et la lettre par la métaphore des « verres transparents » (l’esprit) et celle des « verres colorés » (la lettre). Nida, lui, en 1966, a forgé les concepts d’équivalence dynamique (l’esprit) et de correspondance formelle (la lettre). Mais Ladmiral ne s’est pas contenté d’inscrire ces deux postures dans l’histoire, il a aussi démontré qu’une catégorisation étanche des deux n’était pas réelle. Il prend des exemples puisés dans la pratique, à partir desquels il prouve que l’on peut parfois, certes, établir une catégorisation nette lorsque l’on analyse un fait précis, isolé mais que celle-ci est toujours, au final, invalidée, lorsqu’on l’envisage dans un ensemble. L’appartenance stricte à l’une ou l’autre pratique serait donc indécidable. C’est pourquoi, lui, préfère parler de « continuum » : on ne peut jamais vraiment savoir où la traduction s’arrête et où l’adaptation commence. Cependant, ce n’est pas pour autant que Ladmiral accepte qu’un traducteur puisse se réclamer des deux points de vue à la fois. Pour lui, « c’est impossible : c’est marier l’eau avec le feu » [LADMIRAL Jean-René, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles », in RAGUET Christine (dir.), De la lettre à l’esprit : traduction ou adaptation ?, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Palimpsestes, n°16, 2004, p. 19.], pour utiliser une métaphore des éléments, ou « marier l’eau et l’huile » [Ibid., p. 170.], pour sa variante culinaire. Il apparaît donc difficile de pencher définitivement pour l’une ou l’autre théorie, les théoriciens nous laissant quelque peu dans un entre-deux mouvant. En définitive, il serait prudent de conseiller une première approche où le « mot à mot », ou plutôt le littéral prime, pour passer ensuite à une phase de relecture interprétative où l’adaptation et toutes ses modalités doivent pouvoir trouver leur place si nécessaire.
Pour achever cette réflexion, je souhaiterais citer, en guise de conclusion (provisoire…), une partie d’une présentation qu’un traducteur consacre à la traduction d’un ouvrage qui prouve que fuir une posture « cibliste » a priori peut s’avérer totalement inopérant. Certains choix en ce sens peuvent s’imposer au traducteur qui les opère alors en toute conscience. L’ouvrage en question est le Livre du chevalier Zifar, un roman de chevalerie anonyme datant du début du XIVe siècle, traduit du castillan médiéval par Jean-Marie Barberà. Il s’agit d’un passage du prologue où le traducteur justifie ses choix de traduction.
« Choisir un texte devant servir de socle à une traduction pose de réels problèmes, car aucune des versions connues n’est exempte de défauts. […] D’autre part, la nature des différences entre les versions […] montre une volonté de correction pour rendre le texte clair lorsqu’il ne l’est pas. Il ne s’agit guère d’une pratique arbitraire, mais d’un exercice auquel convie l’auteur même du Zifar dans son premier prologue […] : ‘Mais cette œuvre pourra être corrigée par ceux qui voudront l’amender, et certes, ceux qui désireront et sauront l’améliorer doivent le faire, ne serait-ce que parce que […] ce qui est corrigé avec subtilité mérite d’être davantage loué que le premier qui l’a trouvé. Et celui qui commence l’ouvrage doit ressentir également beaucoup de plaisir dans le fait que tous ceux qui voudront et pourront amender son travail le fassent, car celui-ci est d’autant plus loué qu’il est réformé. […]’ Ce ne saurait donc être une atteinte au texte que de l’amender, mais au contraire un respect supérieur […]. Cette pratique n’est pas propre au Livre du chevalier Zifar, mais correspond bien aux arts poétiques du Moyen Âge. ‘La correction, la réécriture, est habituelle dans les textes en langue vernaculaire parce que l’auteur […] offre [une œuvre], dans l’attente de sa diffusion et de sa transmission, ce qui implique inévitablement son amélioration…’ (José Manuel Lucía Megías). D’une certaine façon, traduire relève aussi de cet exercice d’amendement […]. Le respect mécanique de la lettre serait la pire des trahisons, car elle aboutirait trop souvent à des non-sens, or c’est justement le sens qui importe. C’est lui que l’on traduit, et non les mots qui l’expriment. Lorsqu’une obscurité apparaît, […] il reste [au traducteur] le cotexte, le contexte et son bon sens. Il rejoint ainsi la chaîne des réviseurs d’un texte qui, comme le dit l’auteur dans le premier prologue, ‘est d’autant plus loué qu’il est réformé’. C’est la voie que, nous semble-t-il, nous devions emprunter […].
Voilà une belle démonstration qui permet de comprendre, par le biais d’arguments convaincants, la nécessité, pour le cas présent, d’une traduction qui s’attache visiblement plus à l’esprit qu’à la lettre. La théorie, au lieu de constituer un cadre strict de prescriptions dans lequel chacun aurait à choisir son « camp », devrait viser – et c’est dans ce sens là qu’elle intéresse, il me semble, le traducteur – l’analyse de phénomènes non généralisables dans l’absolu à partir d’éléments précis, clairement identifiés. Les choix de traduction, inévitablement fluctuants d’un texte à l’autre, dépendront ainsi de toute une série de contraintes à définir en amont. La prise en compte d’un éventail de données préalables permettra d’orienter le traducteur dans ses choix. Il s’agira de tenir compte, notamment, du contexte historique (politique, social, culturel, moral…) de création mais aussi de traduction de l’œuvre originale (on peut mesurer dans le cas exposé précédemment que leur degré d’éloignement est déterminant de la conduite à tenir) ; du type de lecteurs auxquels on s’adresse (grand public, spécialistes…) ; du type de traduction (première traduction, retraduction après vieillissement de la première, énième retraduction à des époques rapprochées…) ; du degré de proximité entre la langue-source et la langue-cible (lexique, syntaxe, schémas de pensée…). On le voit, le traducteur a donc tout intérêt à se présenter le plus neutre possible devant un texte à traduire, sans préjugés, sans idées préconçues, sans calque à appliquer ou théorie à suivre absolument. Il doit, par conséquent, s’adapter à chaque fois à la nouveauté, à la singularité que représente le texte à traduire en se servant de tous les outils dont il pourra disposer : des instruments fixes (son expérience, sa rigueur, sa méthode, son bon sens…) et des recours temporaires (tel dictionnaire spécialisé, telle recherche de références culturelles…). En somme, il n’en finit jamais de se former… exercice ô combien formateur !
Laëtitia a la générosité de rendre son travail public… Le voici.
Ce vers de Philippe Jaccottet, extrait du poème « Que la fin nous illumine », lui-même tiré du recueil L’Ignorant (composé entre 1952 et 1956), condense, dans toute sa concision et même son dépouillement, l’esthétique de la pensée de son auteur. « [Que] l’effacement soit ma façon de resplendir » : tout est dit, dans cette invocation, du rapport qu’entretient Jaccottet avec le monde. Par « effacement », le poète-traducteur qu’il est entend œuvrer en toute modestie, discrétion et retenue, voire dépossession, jusqu’à la transparence. L’homme doit se taire pour devenir « pur regard [...] [et] écoute » [GIUSTO Jean-Pierre, Philippe Jaccottet ou le désir d’inscription, Presses Universitaires de Lille, collection Objet, 1994, p. 21.] Cette nécessité de contenir le flot de la parole afin d’aiguiser la perception fait d’ailleurs l’objet du deuxième quatrain du poème : « Moins il y a d’avidité et de faconde / en nos propos, mieux on les néglige pour voir / jusque dans leur hésitation briller le monde / entre le matin ivre et la légèreté du soir ». Effacement donc, mais également lumière : « resplendir » et « briller », voilà à quoi nous convient ces vers. Partant, l’effort d’effacement est aussi et surtout un effort de clarification et d’élucidation. À ce propos, les trois premiers vers de la strophe suivante nous enseignent que : « Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux / et nos personnes par la crainte garrottées, / plus les regards iront s’éclaircissant [...] ». En somme, « l’effacement seul conduit au jour » [Ibid., p. 23.], d’où le devoir de se refréner pour mieux voir, entendre et comprendre. Mais la tâche est loin d’être aisée. En effet, s’effacer n’implique ni une posture passive, une mise en retrait confortable, ni une démarche simple, toute tracée, qui va de soi : « Prenons garde : effacement n’est pas spontanéité jaillissante, tout au contraire ! Il suppose maîtrise, recherche de la transparence et donc justesse. Quand la justesse est parfaite quelque chose peut se manifester, [...] quelque chose comme une lumière, un certain éclairage qui pénètre et révèle. » [ONIMUS Jean, Philippe Jaccottet : une poétique de l’insaisissable, Seyssel, Éditions Champ Vallon, collection Champ Poétique, 1993, p. 67.] Effacement, justesse et illumination, nous avons là les principaux concepts qui fondent le pacte d’écriture de Jaccottet, non seulement en tant que poète, mais aussi – et c’est ce qui nous intéresse ici – comme traducteur. Par conséquent, nous nous proposons d’analyser, à la lueur d’exemples puisés dans l’histoire, la théorie et la pratique de la traduction, en quoi ils peuvent être associés à l’acte de traduire, à la « tâche du traducteur » pour reprendre la célèbre formule de Walter Benjamin dans son article éponyme, et, n’ayons pas peur d’associer ces deux mots, à une œuvre de traduction.
Utilisons derechef cette expression pour débuter notre réflexion car il convient de préciser que l’œuvre de traduction de Jaccottet a été considérable. Il a par exemple traduit – pour ne citer que quelques noms – Musil, Rilke et Hölderlin (de l’allemand), Ungaretti et Leopardi (de l’italien), Góngora (de l’espagnol), Mandelstam (du russe) et même L’Odyssée d’Homère… Pour lui, la traduction est « une forme d’hommage, une attention admirative au texte, qui fait […] l’objet d’une sorte de lecture supérieure » [BÉNÉVENT Christine, Poésie et À la lumière d’hiver de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, collection Foliothèque, 2006, p. 25.] Ainsi, comme nous l’avons déjà fait remarquer, la recherche de l’effacement s’avère un exercice ardu qui, s’il est mené à bien, confère une forme d’extralucidité garantissant l’accès profond au texte : une « lecture supérieure » qui conduira à la lumière, au « resplendir ». Voilà l’articulation entre les trois concepts de l’esthétique de Jaccottet, fondée, en outre, sur un double mouvement : dans sa tâche, le traducteur opère une « ressaisie, […] une mise à distance (puisque le texte de l’autre est alors pris comme un objet, objectivé), […] [qui] apparaît comme une manière d’apprivoiser le texte de […] grands phares si intimidants, de se l’approprier » [Ibid., pp. 25-26.] Résumons : le traducteur doit, d’une part, s’imposer (se ressaisir et s’approprier quelque chose) pour mieux s’effacer (se mettre à distance) et d’autre part, se laisser éblouir par les « phares si intimidants » pour offrir à son tour cet éblouissement et « resplendir ». La clef de cette démarche réside dans le « souci de trouver une voix juste […] [en] se méfi[ant] de toute emphase et grandiloquence, de la tentation d’une parole trop souveraine, […] d’où le choix d’une écriture de la réticence […] : […] [il faut] refuse[r] tout à la fois la trop forte inscription du sujet et un placement de la voix trop assuré de ses effets » [GERVAIS-ZANINGER Marie-Annick & THONNERIEUX Stéphanie, Jaccottet : Poésie 1946-1967, À la lumière d’hiver, Pensées sous les nuages, Neuilly, Atlande, collection Clefs concours – Lettres XXe siècle, 2003, p. 143.] Que pouvons-nous déduire de ces observations ? Partons de l’ouvrage La tâche du traducteur du théoricien allemand Walter Benjamin (1892-1940), que nous avons évoqué en fin d’introduction, car celui-ci est doublement intéressant. D’une part, il constitue un point de départ solide pour s’interroger à propos de la traduction. Ainsi, Antoine Berman, dans L’âge de la traduction, considère ce texte [La tâche du traducteur] « comme le texte central du XXe siècle sur la traduction […] : un texte indépassable, duquel toute autre méditation sur la traduction doit partir, fût-ce pour se dresser contre lui » [BERMAN Antoine, L’âge de la traduction : « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire, Presses Universitaires de Vincennes, collection Intempestives, impr. 2008, p. 17. Texte d’un séminaire tenu par Antoine Berman au Collège international de philosophie, Paris, hiver 1984-1985.] D’autre part, la poétique de Jaccottet s’inscrit dans la même lignée que la pensée de Benjamin : même « effacement » (Benjamin parle de « transparence »), même « illumination » à la fin, et même « justesse » de la voix que Benjamin qualifie de « pure langue ». Pour le théoricien allemand, « il s’agit de donner aux mots une aura. Dans l’aura s’unissent la clarté et l’obscurité » [Ibid., p.30.] Obscurité, effectivement, car Benjamin soumet ses textes au secret, au mystère et même à une certaine mystique, en vue de les rendre « illuminants ». Leur cheminement intellectuel est donc extrêmement proche. Berman explique que, pour Benjamin, la traduction est :
« un acte de translation transparente du sens. La traduction, pour parvenir à cette transparence, devrait être pour ainsi dire sans sujet, car le sujet viendrait déformer le procès de la traduction. Reconnaître par exemple la ‘marque’ du traducteur dans une traduction passe pour une tare qui affecte sa ‘fidélité’ et sa ‘vérité’. De là toute une psychologie du traducteur comme être voué à l’effacement. En tant qu’impératif posé au traducteur, l’effacement signifie littéralement qu’il ne doit pas ‘être’ pour que la translation puisse s’effectuer, pour que la traduction puisse ‘être’. Ou plutôt, que son seul ‘être’ est celui d’une pure fonction : celle d’effectuer le passage embellissant du sens. Partout où le traducteur ‘apparaît’, c’est d’une manière négative ; il est ce qui menace l’accomplissement de la traduction. Traduttore traditore : de toutes les trahisons que le traducteur commet, la plus grande et la plus patente est celle qu’il commet envers la traduction même. » [Ibid., pp. 36-37.]
Mais cette volonté d’effacement absolu résiste-t-elle vraiment à l’agir, à la mise en acte ? On peut en douter. Si on suit le raisonnement de Benjamin, la traduction ne doit pas apparaître comme ayant été produite par quelqu’un. Pour lui, le traducteur disparaît donc. Par ailleurs, la traduction ne doit pas apparaître non plus comme une production produite par quelqu’un. La traduction disparaît donc à son tour. Comme le souligne Berman :
« À l’auto-oblitération du traducteur répond l’auto-oblitération de la traduction. Et comme cette double oblitération est évidemment impossible, surgit une tension. Car la traduction est bien une traduction, non un original, et elle est bien l’œuvre, l’opération d’un sujet. […] Si bien qu’il faut choisir : ou la traduction, ou le traducteur. De cette alternative paradoxale, il n’est pas facile de se libérer. » [Ibid., p. 37.]
Quant à Jaccottet, les mêmes problèmes se posent. Certes, le traducteur doit être un passeur, un médiateur, un intermédiaire discret entre l’auteur et le lecteur pour ne pas « polluer » la relation qui se noue entre ces deux-là. Or, le traducteur dispose pour ce faire d’un seul outil, le langage, qui est par essence subjectif, donc orienté, et nécessairement dépendant de contingences. On suspecte donc que le traducteur aura beau essayer de réduire au maximum sa place, il laissera forcément des traces, aussi imperceptibles soient-elles, de sa présence. D’où, qu’on le veuille ou non, un inévitable statut de tiers pour le traducteur avec toute la visibilité que cela entraîne. En outre, par sa sensibilité, son interprétation, le traducteur imprimera sa marque sur le texte : la finalité n’est donc pas un texte plus transparent, plus pur. Au contraire, il jouera le rôle d’un filtre qui apportera une façon de voir et non « la » façon de voir. Le traducteur sera bien là, avec toute l’entièreté et parfois l’opacité de sa présence. Enfin, il transportera avec lui toute une série de doutes, d’incertitudes qui parasiteront une communication limpide entre l’auteur et le lecteur. Triple échec ou, du moins, limite de ce concept d’effacement, semble-t-il. Un argument de Christine Bénévent, maître de conférences à l’Université de Tours, est éclairant à ce sujet :
Ces exigences se heurtent immédiatement à la réalité de ce qu’on est, à ses propres limites et à celles des hommes en général. […] Le regard lui-même, la voix peuvent-ils échapper aux pesanteurs du sujet ? Comment sortir de soi […] ? […] d’où le paradoxe qui se donne à lire dans le vers désormais si célèbre : ‘L’effacement soit ma façon de resplendir’, où les sonorités fuyantes des [f] et des [s] cèdent la place à la fermeté des [r], où le vœu d’effacement s’articule avec une affirmation rayonnante de soi. » [BÉNÉVENT Christine, op. cit., pp. 38-39.]
Nous aussi, nous nous interrogerons avec elle sur la réelle viabilité d’un tel parti pris (l’effacement) en traduction. Afin de progresser dans notre analyse, voyons maintenant en quoi les préceptes d’autres théoriciens de la traduction infirment-ils ou nuancent-ils cette conception.
Antoine Berman (1942-1991), dans La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, commente les deux conceptions classiques de la traduction que sont la traduction de l’esprit, c’est-à-dire la traduction du sens, qui fonctionne par équivalences (c’est pour lui la forme majoritairement prise par la traduction traditionnelle occidentale) et la traduction de la lettre, à savoir une traduction littérale – et non « mot à mot » : il déplore la confusion abusive entre les deux appellations – qu’il pose comme celle qui devrait toujours être appliquée. C’est d’ailleurs par ce postulat qu’il ouvre sa démonstration : « La traduction est traduction-de-la-lettre, du texte en tant qu’il est lettre » [BERMAN Antoine, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Paris, Seuil, collection L’ordre philosophique, 1999, p. 25. Texte du séminaire d’Antoine Berman sur la traduction, tenu au Collège international de philosophie en 1984 et publié en 1985 dans Les tours de Babel : essais sur la traduction.] Il qualifie la première (la traduction de l’esprit) d’« ethnocentrique », d’« hypertextuelle » et de « platonicienne » et la seconde (la traduction de la lettre) d’« éthique », de « poétique » et de « pensante », ces termes s’opposant deux à deux respectivement. La traduction ethnocentrique dont il condamne durement la finalité (il la présente comme n’ayant de cesse d’« adapter », de « filtrer », d’« annexer », de « censurer » l’Étranger en vue de l’« assimiler », de se l’« approprier ») est régie par un double principe : un principe d’invisibilité et un autre de naturalité (au sens de recherche d’un effet de naturel). Il explique que l’ : « on doit traduire l’œuvre étrangère de façon que l’on ne sente pas la traduction [et] […] de façon à donner l’impression que c’est ce que l’auteur aurait écrit s’il avait écrit dans la langue traduisante » [Ibid., p. 35.] Il expose ensuite les implications qui découlent de cette vision. Cela suppose de gommer toute trace de la langue d’origine, par l’emploi d’une « langue normative » qui ne doit en aucun cas « heurter par des ‘étrangetés’ » afin que l’impression produite sur le lecteur d’arrivée soit la même que sur le lecteur d’origine. D’où le fait qu’une traduction ethnocentrique induit une traduction hypertextuelle puisque le texte d’arrivée va se trouver placé dans un rapport d’antériorité / postériorité avec le texte d’origine. D’une traduction en « bon français » (la « langue normative »), on glisse vers une traduction en français classique (l’héritage modèle). De là, une traduction comme « opération où intervient massivement la littérature, et même la ‘littérarisation’, la sur-littérature » [Ibid.] A priori, Berman se situe donc dans la même lignée que Benjamin et partage la même conception que Jaccottet. Cependant, il convient de nuancer cette conclusion. En effet, Berman reconnaît tout de même qu’il n’est pas possible d’évacuer totalement le type de traduction qu’il vient de critiquer. Ainsi, il concède que « mettre en question la traduction hypertextuelle et ethnocentrique, c’est chercher à situer la part nécessairement ethnocentrique et hypertextuelle de toute traduction » [Ibid., p. 41.] Il semblerait donc que l’on soit en fait irrémédiablement rattrapé par ce que l’on cherchait précisément à éviter. Pour Berman, réussir une traduction, c’est aussi « situer la part qu’y occupent la captation du sens et la transformation littéraire » [ Ibid.]
Puisqu’un projet farouche d’effacement en traduction semble se heurter à la réalité de l’acte de traduire, à la présence effective du traducteur et à l’évidence de l’existence d’un produit fini, la traduction, différent de l’original, essayons d’interroger maintenant les défenseurs de l’autre conception de la traduction : les partisans de l’« esprit », du sens. Jean-René Ladmiral (1942), à la suite de théoriciens comme Georges Mounin (1910-1993) ou Eugene Nida (1914) dont il a étudié les travaux, a utilisé deux termes – qui ont le mérite d’être tout aussi simples qu’ils sont éclairants – pour désigner ces deux positions semble-t-il irréconciliables : celle des « sourciers » et celle des « ciblistes ». En outre, Ladmiral s’est attaché à illustrer combien l’histoire et la théorie de la traduction s’étaient vues constamment tiraillées entre ces pôles qui ont fini par former, ce qu’il appelle, des « couples célèbres ». Dans son premier livre intitulé Les Belles Infidèles (1955), Mounin a illustré l’opposition entre l’esprit et la lettre par la métaphore des « verres transparents » (l’esprit) et celle des « verres colorés » (la lettre). Nida, lui, en 1966, a forgé les concepts d’équivalence dynamique (l’esprit) et de correspondance formelle (la lettre). Mais Ladmiral ne s’est pas contenté d’inscrire ces deux postures dans l’histoire, il a aussi démontré qu’une catégorisation étanche des deux n’était pas réelle. Il prend des exemples puisés dans la pratique, à partir desquels il prouve que l’on peut parfois, certes, établir une catégorisation nette lorsque l’on analyse un fait précis, isolé mais que celle-ci est toujours, au final, invalidée, lorsqu’on l’envisage dans un ensemble. L’appartenance stricte à l’une ou l’autre pratique serait donc indécidable. C’est pourquoi, lui, préfère parler de « continuum » : on ne peut jamais vraiment savoir où la traduction s’arrête et où l’adaptation commence. Cependant, ce n’est pas pour autant que Ladmiral accepte qu’un traducteur puisse se réclamer des deux points de vue à la fois. Pour lui, « c’est impossible : c’est marier l’eau avec le feu » [LADMIRAL Jean-René, « Lever de rideau théorique : quelques esquisses conceptuelles », in RAGUET Christine (dir.), De la lettre à l’esprit : traduction ou adaptation ?, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Palimpsestes, n°16, 2004, p. 19.], pour utiliser une métaphore des éléments, ou « marier l’eau et l’huile » [Ibid., p. 170.], pour sa variante culinaire. Il apparaît donc difficile de pencher définitivement pour l’une ou l’autre théorie, les théoriciens nous laissant quelque peu dans un entre-deux mouvant. En définitive, il serait prudent de conseiller une première approche où le « mot à mot », ou plutôt le littéral prime, pour passer ensuite à une phase de relecture interprétative où l’adaptation et toutes ses modalités doivent pouvoir trouver leur place si nécessaire.
Pour achever cette réflexion, je souhaiterais citer, en guise de conclusion (provisoire…), une partie d’une présentation qu’un traducteur consacre à la traduction d’un ouvrage qui prouve que fuir une posture « cibliste » a priori peut s’avérer totalement inopérant. Certains choix en ce sens peuvent s’imposer au traducteur qui les opère alors en toute conscience. L’ouvrage en question est le Livre du chevalier Zifar, un roman de chevalerie anonyme datant du début du XIVe siècle, traduit du castillan médiéval par Jean-Marie Barberà. Il s’agit d’un passage du prologue où le traducteur justifie ses choix de traduction.
« Choisir un texte devant servir de socle à une traduction pose de réels problèmes, car aucune des versions connues n’est exempte de défauts. […] D’autre part, la nature des différences entre les versions […] montre une volonté de correction pour rendre le texte clair lorsqu’il ne l’est pas. Il ne s’agit guère d’une pratique arbitraire, mais d’un exercice auquel convie l’auteur même du Zifar dans son premier prologue […] : ‘Mais cette œuvre pourra être corrigée par ceux qui voudront l’amender, et certes, ceux qui désireront et sauront l’améliorer doivent le faire, ne serait-ce que parce que […] ce qui est corrigé avec subtilité mérite d’être davantage loué que le premier qui l’a trouvé. Et celui qui commence l’ouvrage doit ressentir également beaucoup de plaisir dans le fait que tous ceux qui voudront et pourront amender son travail le fassent, car celui-ci est d’autant plus loué qu’il est réformé. […]’ Ce ne saurait donc être une atteinte au texte que de l’amender, mais au contraire un respect supérieur […]. Cette pratique n’est pas propre au Livre du chevalier Zifar, mais correspond bien aux arts poétiques du Moyen Âge. ‘La correction, la réécriture, est habituelle dans les textes en langue vernaculaire parce que l’auteur […] offre [une œuvre], dans l’attente de sa diffusion et de sa transmission, ce qui implique inévitablement son amélioration…’ (José Manuel Lucía Megías). D’une certaine façon, traduire relève aussi de cet exercice d’amendement […]. Le respect mécanique de la lettre serait la pire des trahisons, car elle aboutirait trop souvent à des non-sens, or c’est justement le sens qui importe. C’est lui que l’on traduit, et non les mots qui l’expriment. Lorsqu’une obscurité apparaît, […] il reste [au traducteur] le cotexte, le contexte et son bon sens. Il rejoint ainsi la chaîne des réviseurs d’un texte qui, comme le dit l’auteur dans le premier prologue, ‘est d’autant plus loué qu’il est réformé’. C’est la voie que, nous semble-t-il, nous devions emprunter […].
Voilà une belle démonstration qui permet de comprendre, par le biais d’arguments convaincants, la nécessité, pour le cas présent, d’une traduction qui s’attache visiblement plus à l’esprit qu’à la lettre. La théorie, au lieu de constituer un cadre strict de prescriptions dans lequel chacun aurait à choisir son « camp », devrait viser – et c’est dans ce sens là qu’elle intéresse, il me semble, le traducteur – l’analyse de phénomènes non généralisables dans l’absolu à partir d’éléments précis, clairement identifiés. Les choix de traduction, inévitablement fluctuants d’un texte à l’autre, dépendront ainsi de toute une série de contraintes à définir en amont. La prise en compte d’un éventail de données préalables permettra d’orienter le traducteur dans ses choix. Il s’agira de tenir compte, notamment, du contexte historique (politique, social, culturel, moral…) de création mais aussi de traduction de l’œuvre originale (on peut mesurer dans le cas exposé précédemment que leur degré d’éloignement est déterminant de la conduite à tenir) ; du type de lecteurs auxquels on s’adresse (grand public, spécialistes…) ; du type de traduction (première traduction, retraduction après vieillissement de la première, énième retraduction à des époques rapprochées…) ; du degré de proximité entre la langue-source et la langue-cible (lexique, syntaxe, schémas de pensée…). On le voit, le traducteur a donc tout intérêt à se présenter le plus neutre possible devant un texte à traduire, sans préjugés, sans idées préconçues, sans calque à appliquer ou théorie à suivre absolument. Il doit, par conséquent, s’adapter à chaque fois à la nouveauté, à la singularité que représente le texte à traduire en se servant de tous les outils dont il pourra disposer : des instruments fixes (son expérience, sa rigueur, sa méthode, son bon sens…) et des recours temporaires (tel dictionnaire spécialisé, telle recherche de références culturelles…). En somme, il n’en finit jamais de se former… exercice ô combien formateur !
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