Je remercie vivement ma collègue de Poitiers, Elvire Diaz (Professeur des Universités) d'avoir accepté de répondre à mes questions à propos de sa riche expérience d'enseignante de la version et, parallèlement, de « théoricienne » ayant beaucoup réfléchi et écrit sur la pratique de cet exercice dans nos cursus de langue.
Si vous avez des questions complémentaires à lui poser, n'hésitez pas à le faire via les commentaires.
1) En tant que spécialiste de ce que je me permets d'appeler sans aucune connotation la « version universitaire », quelles différences majeures vois-tu avec la « traduction littéraire » – si tant est que tu en fasses une ?
J’essaie de ne pas en faire, mais il est vrai que dans le cours de version on essaie de « coller » le plus fidèlement à l’original, en respectant le sens mais aussi la structure, le rythme, les connotations, les effets de style, dans la correction, la fluidité et l’idiotisme bien sûr. Le fait que le traducteur professionnel ait affaire à des textes « entiers » (un roman, par exemple), est différent d’être confronté à un fragment, sans contextualisation sinon interne et sans possibilité d’escamoter ou de se « rattraper » ailleurs dans la traduction. Sans compter que le traducteur doit « accrocher » ses lecteurs et parfois lisser davantage qu’il ne faudrait.
2) Te semble-t-il justifié de dire que nos cours de version sont strictement des exercices « scolaires »… sorte de prétexte pour améliorer sa connaissance de la langue espagnole ?
Le cours de version dépasse le simple exercice technique de transformation. Il me semble qu’à partir du moment où nous choisissons de « beaux » textes, c’est-à-dire des objets littéraires ou culturels par exemple, riches d’un point de vue linguistique, ça va au-delà de l’exercice de transformation ou d’acquisition purement grammatical ou lexical ; sinon autant donner des phrases types grammaticales voire inventer des phrases ad hoc pour vérifier les acquis.
3) Penses-tu, comme certains, que ce passage par la version nuise à l'apprentissage de la langue orale ?
Non, au contraire, car la « production orale » peut s’en trouvée enrichie ; la recherche du meilleur équivalent suscite l’expression orale en cours, des débats, justifications, propositions, échanges et donc développe la « compétence » orale, d’autant plus si on demande à s’exprimer en espagnol. Par ailleurs, l’étape de la lecture à voix haute de l’ensemble du texte (non pas restreinte à « la » phrase à traduire) est déjà le premier pas vers la compréhension et vers une pré-traduction.
4) Comme tu le sais, se pose pour le traducteur la fameuse question centrale de la littéralité… Personnellement, il me semble voir dans les corrigés des divers jurys de nos concours (CAPES et agrégation) un souci de rester très près du texte alors que le traducteur lui semble s'en affranchir davantage. As-tu la même impression et, le cas échéant, comment l'expliques-tu ?
On entre là dans le vieux débat du traducteur-traître ou des « belles infidèles » et le cas précis des concours est spécial, car le jury craint parfois que le candidat n’escamote ou ne contourne la difficulté en s’éloignant (abusivement) de la littéralité. Sans nier l’importance de cette littéralité – je rappellerai que parfois l’on peut traduire littéralement des passages, le voisinage des langues le permettant –, il y a aussi la « littérarité » du texte ; la restitution doit tenter de rendre le « je ne sais quoi » qui fait l’âme d’un texte. Ne pas l’enfermer dans l’attendu, c’est-à-dire dans un genre ou un style donné par exemple, mais rester à l’écoute du texte, rendre sa spécificité.
5) Tu as écrit deux manuels pour l'apprentissage de la traduction. Peux-tu nous les présenter et, au passage (car cela est très intéressant), nous expliquer comment on élabore ce genre d'ouvrage et avec quels objectifs ?
En effet, pour les deux manuels que j’ai rédigés (Version espagnole moderne, PUF, 2010, avec M.-A. Orobon, et Espagnol. Entraînement au thème et à la version, Ellipses, 2004), j’ai été attentive au public visé, au discours et à la méthode proposés et bien sûr au choix des textes. S’agissant d’un public « d’apprenants », en cours de formation donc, et même d’auto-formation puisqu’il fait appel, en plus de ses cours, à un manuel d’exercice, il est nécessaire de le guider par un maximum de commentaires, d’explications. On commence par proposer des textes plus immédiatement accessibles (par leur contemporanéité, leur brièveté, leur relative « simplicité » d’écriture, leur thématique proche des intérêts de l’étudiant), puis on passe à des niveaux plus complexes, avec des textes qui offrent une richesse lexicale plus ample, une complexité syntaxique et des nuances linguistiques, stylistiques, etc. L’objectif est d’amener les étudiants à s’entraîner en vue d’acquérir des automatismes, par exemple d’éviter la traduction immédiate (précipitée en général) mais passer par une phase d’observation et d’analyse du texte original pour y repérer les difficultés et chercher dans la langue de réception les meilleurs équivalents dans le lot des possibilités qu’offre cette langue.
6) Quels conseils donnerais-tu à des étudiants ou tout simplement à des amateurs débutants soucieux de se mettre à la version mais ne sachant pas comment procéder et travailler seuls ?
Il faut d’abord avoir « fait » de l’espagnol et avoir acquis les notions de base (en général les étudiants qui entrent dans nos cursus ont fait 2 ou 3 ans d’espagnol auparavant), avant de s’attaquer à la traduction, c’est une évidence. La traduction n’a pas pour but premier ou en tout cas unique d’enseigner la langue, mais plutôt à partir d’un niveau de connaissance et de compétences langagières, de l’améliorer, de l’affiner, pour atteindre… la perfection : dire en langue étrangère exactement ce que dit l’original ! Se confronter à l’exercice, seul, s’astreindre à la régularité, se fixer des exigences (de contenu, mais aussi matérielles : une durée de travail par exemple, faire tous les textes d’un manuel, etc.), comparer sa traduction à d’autres, la refaire plus tard à tête reposée, lire beaucoup, y compris à voix haute… ce qu’on néglige trop souvent.
7) Pour finir : quelle est la règle d'or du bon « versioniste » ?
Il faut une bonne fréquentation des deux langues et aimer lire, expliquer un texte, entrer dans l’esprit d’un autre, d’une autre culture (c’est le domaine de l’interculturalité), vouloir transmettre, se prouver qu’on peut « devenir » l’autre, et pourquoi pas… le double de l’auteur ! La version – que le philosophe Ortega y Gasset qualifiait d’ « afán utópico » – met le traducteur dans une situation ambivalente : il doit se soumettre au texte (à sa littéralité et sa littérarité) et à l’auteur tout en ayant l’espoir (ou l’illusion) de pouvoir l’égaler…
Travaux d'Elvire Diaz de / sur la traduction
- Manuel Azaña, Le jardin des moines. La veillée à Benicarló, Introduction, traduction et notes par E. Diaz et J.-P. Amalric, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, 210 p.
- Version espagnole moderne, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. Licence (avec M.-A. Orobon), 2010, 268 p.
- Espagnol. Entraînement au thème et à la version, Paris, Ellipses, 2004, 162 p.
- « Traduire ou adapter : entre fidélité et liberté », communication au Campus Europe international d’été sur « Métiers des langues et traduction », organisé par P. Buffaria, Poitiers, 27 juin -3 juillet 2010.
- Rapports du jury de l’Agrégation interne d’Espagnol.
Version, CNDP, 2005, p. 24-33 ; CNDP, 2007, p. 35-41 ; CNDP, 2008, p. 25-31.
http://www.education.gouv.fr/personnel/siac2/jury/default.htm
- Fascicules de traduction annuels, Agrégations externe et interne d’Espagnol, CNED (1998-2009).
- « Méthodologie pour la version moderne », M. Arias, E. Diaz et M.-A. Orobon, CNED, 2001, 32 p.
- Traductions pour des associations ou revues (plaquette du festival du film ibérique de Bordeaux (1985-90), articles pour le Bull. d’anthropologie du sud-ouest, pour Arkheia, revue d’histoire).
2 commentaires:
Un super cadeau, un vrai bijou,
Merci beaucoup.
C'est en effet, un guide et une synthèse qui répond à beaucoup de mes questions.
Merci !
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