Le sujet de l'exercice d'écriture de cette semaine n'était pas facile ; voici le résultat des cogitations de nos jeunes apprenties traductrices, de plus en plus loquaces :
Émeline :
Mon plus vieux souvenir, c’est moi. Oui, moi, dans le sens où tous mes souvenirs ne sont qu’un finalement, et qu’ils sont tous vieux quelque part ; les genoux de mon père dans la cuisine de l’ancien appartement, les kermesses de la maternelle, surtout celle où déguisée en flamenca, je suis tombée de la scène, le frelon pris dans une toile d’araignée dans la cour de l’école, un camarade de classe qui tombe et son os qui ressort de son bras, les tapis de gymnastique sur lesquels on s’endormaient parfois, les pinceaux trempés avec lesquels on se dessinait des marques de guerre sur le visage, mon grand-père qui me poussait sur la balançoire du jardin pour que je touche les feuilles de l’arbre, les cyclamens de ma grand-mère que j’arrachais pour les lui offrir, l’odeur de la confiture de fraises chez ma tante quand je faisais un câlin à mon parrain, les promenades sur le bassin et le feu d’artifice du 15 août sur la plage, assise entre les jambes de ma mère, ramasser des crabes à l’épuisette avec mon père, aller dans les bois et ramasser des cèpes et de la bruyère, courir vers l’école primaire et tomber sur la route, dessiner des fleurs et un soleil à l’hôpital, les piqûres du médecin contre les allergies, mon oncle et ses seringues, mes cousines et moi marchant sur le muret et grimpant dans la grande sapinette, mon grand-père dans son fauteuil roulant qui me prenait sur ses genoux et descendait la petite côte façon formule un pour aller se balader au petit bois et cueillir des coquelicots, l’odeur du riz au thon et à la tomate le midi, le maquillage de ma tante, ma petite robe blanche et mon vtt dans la boue, les cerises et les poires, et aussi les citrons horriblement acides, l’Antésite à la réglisse, le parfum de ma grand-mère et ses longs cheveux lisses avant qu’elle ne les coupe, les baignades au plan d’eau avec les cousins, les cigarettes de mon oncle, le vélo d’appartement sur lequel nous faisions des courses imaginaires commentées par nous-mêmes, les visites au moulin et à la papèterie, et aussi celles de la chocolaterie, mon manteau en peau de mouton et la douceur de ma petite couverture rose, les lapins du clapier, le faisan dans le champ que j’ai tiré à huit ans avec le fusil de mon grand-père, les poules, les petit-pois, la nouvelle maison de ma grand-mère et le petit jardin avec son minuscule potager, et aussi les rendez-vous chez l’ophtalmologue, le parfum de cette vieille femme toujours impeccable, les promenades dans Bordeaux avec mes parents, les baignades dans l’océan l’été où l’on allait en vélo, moi derrière ma mère, profitant de l’odeur des embruns mêlée à celle de l’ombre des pins, les fentes dans ces derniers pour en recueillir la résine, et les Noëls flamboyant, chez mes grands-parents, autour de la grande tablée familiale, les souvenirs de voyages, les babioles d’un autre temps, les napperons et les crochets, apprendre à faire ses lacets, à grandir finalement. Toute une énumération, largement incomplète, de souvenirs, qui n’en sont qu’un seul immense, le souvenir de l’enfance, d’une vie passée…
Quatre ans. Ou peut-être trois. C’est un peu vague dans ma tête, mais je crois bien que c’est mon plus vieux souvenir. Dans une petite allée très fleurie, je trottinais à côté de mon père. Je ne savais pas trop où on allait, mais je l’entends encore me dire « Nous rendons visite à ton arrière grand-père, Charles. C’est le papa de Papi Lucien. » Ces explications m’avaient semblé très obscures à l’époque. Était-il possible qu’il y ait quelqu’un de plus vieux que mon Papi ?
Au bout du chemin, nous avons débouché dans un jardin, qui, sur le moment, ne m’a pas vraiment paru accueillant. L’endroit me faisait un peu peur et, allez savoir pourquoi, j’avais la désagréable sensation que je n’allais pas du tout aimer cette rencontre. Me sentant un peu réticente, mon père essaya de m’amadouer.
Tu sais ce qu’il y a au fond du jardin ? Je suis sûr que tu vas adorer.
Il se dirigea alors vers ce qui ressemblait à des cages.
Viens, n’aie pas peur.
C’est quoi ça ?
Mon père ne me répondit pas, il faisait mine d’observer très attentivement l’intérieur d’une des cages. Poussée par la curiosité, je me suis approchée à mon tour. Au début, je n’ai pas remarqué ce qu’il y avait de si incroyable, la cage était sombre, et une forte odeur s’en dégageait. Et puis, j’ai aperçu quelque chose qui bougeait, blotti dans un coin. Un lapin !
Oh, papa ! Je peux le toucher ? Attrape-le s’il te plaît !
Il ouvrit lentement la cage et tendit sa main en direction de la boule de poils.
Il est trop mignon ! Donne-le !
D’accord, mais tu fais doucement, c’est pas un jouet.
J’ai tenu le lapin dans mes bras, comme une poupée. C’était la première fois que j’en touchais un. J’ai caressé tendrement sa fourrure, qu’est-ce qu’il était doux !
Repose-le maintenant, on va aller dire bonjour à Papi Charles, tu reviendras le voir tout à l’heure.
Non, je veux pas y aller, je veux rester avec lui !
Fais pas ta tête de mule, je te promets que ça va pas durer longtemps.
Mon père avait pris sa grosse voix, je lui ai donc obéi. Nous nous sommes avancés vers une porte rouge, assez basse, dont la peinture s’écaillait. Quelques instants après avoir frappé, elle s’ouvrit dans un grincement. Mon cœur battait la chamade, persuadée que j’allais me retrouvée nez à nez avec un monstre. Et puis il apparut, le fameux Papi Charles. Il était tellement grand que je devais tendre mon cou au maximum pour pouvoir l’observer. Comme je l’avais imaginé, son apparence était effrayante : maigre, la peau tachetée, un visage couvert de plis qui dissimulaient de petits yeux noirs et voilés. Son crâne, lisse et brillant était parsemé par de rares cheveux blancs. Il regardait mon père avec insistance, comme s’il ne le reconnaissait pas. Enfin, il prononça quelques mots d’une voix chevrotante que je ne compris pas, mais qui laissèrent entendre à mon père que nous étions invités à entrer. Papi Charles nous désigna une table et quatre chaises dans une cuisine minuscule. Une odeur de renfermé imprégnait les lieux, et je me pinçai le nez immédiatement. Il se mit à nous préparer à boire – une orangeade, m’avait dit mon père –, ses gestes étaient maladroits, il avait comme une raideur dans le bras gauche. D’une main tremblante, il déposa un verre devant moi, et c’est là que je remarquai un détail qui hanta mes rêves pendant plusieurs nuits. Son bras gauche était faux, il était en plastique ! Sa main était une pince figée, comme celles de mes playmobils ! Épouvantée, je ne pus m’empêcher de hurler et de prendre mes jambes à mon cou !
Coralie :
Après de longues fouilles dans l’antre de ma mémoire, il me semble avoir découvert mon plus lointain souvenir : mes premiers pas sur la neige…en skis. Je devais avoir à peine plus de trois ans lorsque mon père, fervent amateur de ce sport, me fixa aux pieds ces spatules qu’on appelait patinettes. Je me souviens parfaitement de ce jour. Emmitouflée dans une petite combinaison rose pâle, des petites lunettes de soleil rondes sur le bout du nez, je descendais ma première piste, sous l’œil à la fois inquiet et amusé de ma mère, mais surtout entre les longs skis de mon père. C’est ainsi que mon apprentissage a débuté : nous glissions tous les deux en même temps, il nous dirigeait, me promenait et je riais. « Plus vite, papa ! » Les descentes étaient courtes, peut être trop à mon goût, mais à présent je comprends pourquoi. Chaque fois que nous arrivions au bas de la piste, mon père déchaussait ses skis, les mettait sur son épaule, me donnait un de ses bâtons à tenir et jouait les remonte-pentes. Il me conduisait quelques mètres plus haut et nous nous lancions dans un nouveau schuss. Puis, voyant que mon équilibre ne me faisait pas défaut, il me laissa me jeter à l’eau (ou plutôt dans la neige), seule, pour aller rejoindre ma mère à quelques pas de là. Ils me guidaient, ensemble, ils m’encadraient, comme on encadre un enfant qui apprend à marcher. Mon père m’avait poussée pour me donner de l’élan, ma mère me tendait les bras pour me rattraper. A chaque nouvelle tentative, l’écart entre mes deux parents grandissait et les applaudissements et autres marques de fierté augmentaient. Ces progrès n’avaient certainement pas tous eu lieu lors de la même journée : mon dévoué père se chargeait de mes cours de ski en fin d’après midi, quand la station se vidait de tous ses touristes mais surtout quand la fatigue montrait ses premiers signes. Lui, d’un naturel nerveux, impatient et même colérique, devenait calme, serein à l’idée de transmettre sa passion à sa fille. En apercevant mon frère jouer, assis dans la neige, lui tendre les bras et l’appeler, il sut que ce petit bonhomme serait à ma place l’hiver suivant et qu’il n’aurait plus seulement un enfant sur son remonte-pente mais deux, que les allées-et-venues se multiplieraient, qu’il faudrait redoubler de vigilance et craindre de nouveaux pleurs. Mais il ignora ces contraintes et continua de mettre tout son cœur à l’ouvrage. Il s’investit tellement dans cette tâche que, ni mon frère ni moi, n’avons jamais voulu d’un autre moniteur. Nous l’avions, lui, le meilleur à nos yeux.
J’imagine que ce souvenir est le plus lointain mais aussi, et surtout, un des meilleurs. Nous ne profitions de notre père que pendant de rares vacances et il faisait alors en sorte de devenir le meilleur papa du monde…
Auréba :
Mon premier souvenir, qui reste permanent, c´est que quand j´étais petite, quel âge j´avais, je ne sais pas. Ce que je sais, c´est que je n´aimais pas le kiri, et qu´il y en avait sur une table posée en pleine air. Je me souviens de l´herbe, verte. Peut-être parce qu´à cette époque là, mes yeux et mes narines étaient plus près du sol. Je me souviens que sur la table il y avait un fromage dont la couleur était blanche. Ce qui m´a le plus marquée, ce sont alors deux couleurs : le vert et le blanc. Et aussi le marron, pour le bois de la table. Finalement, ça fait trois couleurs dominantes. Y a t´il une signification particulière là dedans, comme quand on interprète la symbolique d´un rêve ? Je ne sais pas. Dans quelle vie ai- je vraiment vécu cet instant ? Des fois, j´ai des souvenirs dont je me demande s´il s´agit d´un rêve ou de la réalité. En tous cas, mon premier souvenir ressemble à une courte série de clichés.
Premier cliché : de l´herbe verte
Deuxième cliché : une table plus haute que moi, dont je vois les pieds, et sur laquelle je perçois le fameux kiri kiri kiri !!!!
Après : un remix de tout ceci ou le vide complet dans ma mémoire.
Je me souviens d´une présence féminine. Je me souviens seulement de sa présence, je l´imagine et la reconstruis. Je crois qu´elle avait les cheveux bouclés. Je me souviens qu´on m´avait demandé si je voulais du kiri, et j´avais exprimé que je n´en voulais pas, car dans ma petite tête, je n´aimais pas ça.
Dans le tiroir du secrétaire dans le salon de ma mère, il y a un album photo dans lequel je peux voir une photo en noir et blanc. On m´y voit en train de jouer, et bien sûr, il y a de l´herbe, comme dans mon souvenir. Je suis sûre que ces photos ont un lien étroit avec mon souvenir.
Je ne sais pas pourquoi un épisode de ma vie que l´on pourrait croire insignifiant m´a tant marqué. Je ne me souviens pas de la première fois où j´ai vu la lumière du jour, je ne me souviens pas de la première fessée que l´on m´a donnée ce jour où je suis née à l´hôpital, je ne me souviens pas de la première fois où j´ai volé au dessus des nuages pour aller d´un pays à l´autre. Mon premier souvenir dont je suis consciente ne remonte pas aussi loin, ma mémoire se contente de peu, un peu d´herbe, du fromage, et….je crois que j´ai passé une bonne journée, et que peu importe ce qu´il y avait au goûter, je devais bien m´amuser.
Émeline :
Mon plus vieux souvenir, c’est moi. Oui, moi, dans le sens où tous mes souvenirs ne sont qu’un finalement, et qu’ils sont tous vieux quelque part ; les genoux de mon père dans la cuisine de l’ancien appartement, les kermesses de la maternelle, surtout celle où déguisée en flamenca, je suis tombée de la scène, le frelon pris dans une toile d’araignée dans la cour de l’école, un camarade de classe qui tombe et son os qui ressort de son bras, les tapis de gymnastique sur lesquels on s’endormaient parfois, les pinceaux trempés avec lesquels on se dessinait des marques de guerre sur le visage, mon grand-père qui me poussait sur la balançoire du jardin pour que je touche les feuilles de l’arbre, les cyclamens de ma grand-mère que j’arrachais pour les lui offrir, l’odeur de la confiture de fraises chez ma tante quand je faisais un câlin à mon parrain, les promenades sur le bassin et le feu d’artifice du 15 août sur la plage, assise entre les jambes de ma mère, ramasser des crabes à l’épuisette avec mon père, aller dans les bois et ramasser des cèpes et de la bruyère, courir vers l’école primaire et tomber sur la route, dessiner des fleurs et un soleil à l’hôpital, les piqûres du médecin contre les allergies, mon oncle et ses seringues, mes cousines et moi marchant sur le muret et grimpant dans la grande sapinette, mon grand-père dans son fauteuil roulant qui me prenait sur ses genoux et descendait la petite côte façon formule un pour aller se balader au petit bois et cueillir des coquelicots, l’odeur du riz au thon et à la tomate le midi, le maquillage de ma tante, ma petite robe blanche et mon vtt dans la boue, les cerises et les poires, et aussi les citrons horriblement acides, l’Antésite à la réglisse, le parfum de ma grand-mère et ses longs cheveux lisses avant qu’elle ne les coupe, les baignades au plan d’eau avec les cousins, les cigarettes de mon oncle, le vélo d’appartement sur lequel nous faisions des courses imaginaires commentées par nous-mêmes, les visites au moulin et à la papèterie, et aussi celles de la chocolaterie, mon manteau en peau de mouton et la douceur de ma petite couverture rose, les lapins du clapier, le faisan dans le champ que j’ai tiré à huit ans avec le fusil de mon grand-père, les poules, les petit-pois, la nouvelle maison de ma grand-mère et le petit jardin avec son minuscule potager, et aussi les rendez-vous chez l’ophtalmologue, le parfum de cette vieille femme toujours impeccable, les promenades dans Bordeaux avec mes parents, les baignades dans l’océan l’été où l’on allait en vélo, moi derrière ma mère, profitant de l’odeur des embruns mêlée à celle de l’ombre des pins, les fentes dans ces derniers pour en recueillir la résine, et les Noëls flamboyant, chez mes grands-parents, autour de la grande tablée familiale, les souvenirs de voyages, les babioles d’un autre temps, les napperons et les crochets, apprendre à faire ses lacets, à grandir finalement. Toute une énumération, largement incomplète, de souvenirs, qui n’en sont qu’un seul immense, le souvenir de l’enfance, d’une vie passée…
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Chloé :Quatre ans. Ou peut-être trois. C’est un peu vague dans ma tête, mais je crois bien que c’est mon plus vieux souvenir. Dans une petite allée très fleurie, je trottinais à côté de mon père. Je ne savais pas trop où on allait, mais je l’entends encore me dire « Nous rendons visite à ton arrière grand-père, Charles. C’est le papa de Papi Lucien. » Ces explications m’avaient semblé très obscures à l’époque. Était-il possible qu’il y ait quelqu’un de plus vieux que mon Papi ?
Au bout du chemin, nous avons débouché dans un jardin, qui, sur le moment, ne m’a pas vraiment paru accueillant. L’endroit me faisait un peu peur et, allez savoir pourquoi, j’avais la désagréable sensation que je n’allais pas du tout aimer cette rencontre. Me sentant un peu réticente, mon père essaya de m’amadouer.
Tu sais ce qu’il y a au fond du jardin ? Je suis sûr que tu vas adorer.
Il se dirigea alors vers ce qui ressemblait à des cages.
Viens, n’aie pas peur.
C’est quoi ça ?
Mon père ne me répondit pas, il faisait mine d’observer très attentivement l’intérieur d’une des cages. Poussée par la curiosité, je me suis approchée à mon tour. Au début, je n’ai pas remarqué ce qu’il y avait de si incroyable, la cage était sombre, et une forte odeur s’en dégageait. Et puis, j’ai aperçu quelque chose qui bougeait, blotti dans un coin. Un lapin !
Oh, papa ! Je peux le toucher ? Attrape-le s’il te plaît !
Il ouvrit lentement la cage et tendit sa main en direction de la boule de poils.
Il est trop mignon ! Donne-le !
D’accord, mais tu fais doucement, c’est pas un jouet.
J’ai tenu le lapin dans mes bras, comme une poupée. C’était la première fois que j’en touchais un. J’ai caressé tendrement sa fourrure, qu’est-ce qu’il était doux !
Repose-le maintenant, on va aller dire bonjour à Papi Charles, tu reviendras le voir tout à l’heure.
Non, je veux pas y aller, je veux rester avec lui !
Fais pas ta tête de mule, je te promets que ça va pas durer longtemps.
Mon père avait pris sa grosse voix, je lui ai donc obéi. Nous nous sommes avancés vers une porte rouge, assez basse, dont la peinture s’écaillait. Quelques instants après avoir frappé, elle s’ouvrit dans un grincement. Mon cœur battait la chamade, persuadée que j’allais me retrouvée nez à nez avec un monstre. Et puis il apparut, le fameux Papi Charles. Il était tellement grand que je devais tendre mon cou au maximum pour pouvoir l’observer. Comme je l’avais imaginé, son apparence était effrayante : maigre, la peau tachetée, un visage couvert de plis qui dissimulaient de petits yeux noirs et voilés. Son crâne, lisse et brillant était parsemé par de rares cheveux blancs. Il regardait mon père avec insistance, comme s’il ne le reconnaissait pas. Enfin, il prononça quelques mots d’une voix chevrotante que je ne compris pas, mais qui laissèrent entendre à mon père que nous étions invités à entrer. Papi Charles nous désigna une table et quatre chaises dans une cuisine minuscule. Une odeur de renfermé imprégnait les lieux, et je me pinçai le nez immédiatement. Il se mit à nous préparer à boire – une orangeade, m’avait dit mon père –, ses gestes étaient maladroits, il avait comme une raideur dans le bras gauche. D’une main tremblante, il déposa un verre devant moi, et c’est là que je remarquai un détail qui hanta mes rêves pendant plusieurs nuits. Son bras gauche était faux, il était en plastique ! Sa main était une pince figée, comme celles de mes playmobils ! Épouvantée, je ne pus m’empêcher de hurler et de prendre mes jambes à mon cou !
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Amélie :
7 heures du matin. Le soleil brille déjà à l’horizon, une belle journée d’été s’annonce quand j’ouvre le rideau de la chambre d’Amélie ce samedi-là. En bas, je sens l’odeur du café frais et je perçois le tintement d’une cuillère dans un bol de céréales et le babillement d’un enfant, tous les autres sont déjà levés. Je la réveille doucement, mais elle se dresse dans son lit comme un diable hors de sa boîte.
Ni une, ni deux, je saute de mon lit, enfile les vieux vêtements que maman a préparé hier soir sur mon lit, cours dans la salle de bain pour faire une toilette de chat, et descends les escaliers à toute vitesse, même si maman me crie qu’il n’y a pas le feu et que je vais me casser une jambe –ça serait trop dommage que ça arrive aujourd’hui, c’est vrai, n’empêche, j’aimerais bien avoir un plâtre un jour–. Je m’assois, papa me sert des Miel Pops. Scrunch, scrunch. Ma mâchoire et celle de Gauthier font le même bruit en broyant les céréales. Le petit déjeuner fini, nous montons ensemble nous brosser les dents. Pendant ce temps, maman habille Justine, et puis, en route mauvaise troupe, tout le monde grimpe dans la voiture, direction la ferme de grand-père et grand-mère.
Nous arrivons les premiers. Ma marraine et celle de Justine ne sont pas encore là, il n’y a que le copain de grand-père. Le tracteur est déjà en route, grand-père en saute pour nous dire bonjour. Il sent bon la terre et l’odeur de la grange, et ses mains sont noires : il a commencé à travailler depuis une heure. On fait un bisou à grand-mère, on laisse le transat de Justine dans la maison et on ressort tous pour partir au champ. Il fait déjà assez chaud, alors je demande à papa si je peux tirer mon pull et le mettre dans la voiture. Il me dit oui, surtout que je ne l’ai pas encore sali, alors c’est mieux. Pas longtemps après, tout le monde est là, on se met enfin au travail.
Les grands alignent les boutocs le long des rangées de pommes de terre. Grand-père remonte dans son tracteur, ça fait beaucoup de bruit. Il roule jusqu’à une des rangées pour retourner la terre, comme ça, on peut ramasser. Je prends un boutoc, je m’assois dans le champ, et j’essaye de le remplir le plus possible, mais pas trop quand même, parce qu’après, c’est trop lourd, même pour papa. Au bout de quatre, j’en ai un peu marre et je suis fatiguée, alors je vais voir grand-mère pour avoir un verre de jus d’orange, et jouer un peu avec ma petite sœur. Elle doit beaucoup s’ennuyer toute seule, mais je pense qu’elle ne se rend pas trop compte qu’on s’amuse autant. En repartant, je croise grand-père qui apporte des boutocs dans la grange. Il me dit qu’il va recommencer à labourer, et que, si je veux, je peux le faire avec lui, en m’asseyant près du siège du conducteur. Chouette alors, les années précédentes, on me disait toujours que j’étais trop petite, j’ai enfin le droit de l’accompagner, c’est vraiment une bonne journée ! Pendant qu’il dépose les pommes de terre, je cours raconter ça à maman et papa tellement je suis contente. Papa me porte pour que je monte dans le tracteur, grand-père démarre, et teuf teuf teuf, on est plus haut que tout le monde, c’est trop rigolo… Gauthier veut venir aussi, mais c’est un peu dangereux quand même. Je crois que je serai capable de le tenir, mais maman dit non, tant pis. Grand-père m’explique tout, comment tourner le volant, comment relever la machine qui remue la terre, comment faire des virages… Je pourrai rester là des heures avec lui. Mais grand-mère vient nous dire que c’est l’heure de la pause, le repas est prêt. On a tous très faim, alors grand-père me descend du tracteur, et nous partons manger. On est nombreux autour de la table, tout le monde parle en même temps, c’est super. Justine est déjà au lit, elle fait la sieste. Quand Gauthier et moi on a plus rien dans notre assiette, on retourne dans le champ tous les deux. On veut prendre de l’avance sur les autres, remplir quelques boutocs avant qu’ils reviennent. Et puis, la pause est terminée, l’après-midi commence, avec la même bonne humeur que le matin, et ce sera aussi comme ça demain. Qu’est-ce que c’est bien les week-ends où on ramasse les patates chez grand-père et grand-mère…
7 heures du matin. Le soleil brille déjà à l’horizon, une belle journée d’été s’annonce quand j’ouvre le rideau de la chambre d’Amélie ce samedi-là. En bas, je sens l’odeur du café frais et je perçois le tintement d’une cuillère dans un bol de céréales et le babillement d’un enfant, tous les autres sont déjà levés. Je la réveille doucement, mais elle se dresse dans son lit comme un diable hors de sa boîte.
Ni une, ni deux, je saute de mon lit, enfile les vieux vêtements que maman a préparé hier soir sur mon lit, cours dans la salle de bain pour faire une toilette de chat, et descends les escaliers à toute vitesse, même si maman me crie qu’il n’y a pas le feu et que je vais me casser une jambe –ça serait trop dommage que ça arrive aujourd’hui, c’est vrai, n’empêche, j’aimerais bien avoir un plâtre un jour–. Je m’assois, papa me sert des Miel Pops. Scrunch, scrunch. Ma mâchoire et celle de Gauthier font le même bruit en broyant les céréales. Le petit déjeuner fini, nous montons ensemble nous brosser les dents. Pendant ce temps, maman habille Justine, et puis, en route mauvaise troupe, tout le monde grimpe dans la voiture, direction la ferme de grand-père et grand-mère.
Nous arrivons les premiers. Ma marraine et celle de Justine ne sont pas encore là, il n’y a que le copain de grand-père. Le tracteur est déjà en route, grand-père en saute pour nous dire bonjour. Il sent bon la terre et l’odeur de la grange, et ses mains sont noires : il a commencé à travailler depuis une heure. On fait un bisou à grand-mère, on laisse le transat de Justine dans la maison et on ressort tous pour partir au champ. Il fait déjà assez chaud, alors je demande à papa si je peux tirer mon pull et le mettre dans la voiture. Il me dit oui, surtout que je ne l’ai pas encore sali, alors c’est mieux. Pas longtemps après, tout le monde est là, on se met enfin au travail.
Les grands alignent les boutocs le long des rangées de pommes de terre. Grand-père remonte dans son tracteur, ça fait beaucoup de bruit. Il roule jusqu’à une des rangées pour retourner la terre, comme ça, on peut ramasser. Je prends un boutoc, je m’assois dans le champ, et j’essaye de le remplir le plus possible, mais pas trop quand même, parce qu’après, c’est trop lourd, même pour papa. Au bout de quatre, j’en ai un peu marre et je suis fatiguée, alors je vais voir grand-mère pour avoir un verre de jus d’orange, et jouer un peu avec ma petite sœur. Elle doit beaucoup s’ennuyer toute seule, mais je pense qu’elle ne se rend pas trop compte qu’on s’amuse autant. En repartant, je croise grand-père qui apporte des boutocs dans la grange. Il me dit qu’il va recommencer à labourer, et que, si je veux, je peux le faire avec lui, en m’asseyant près du siège du conducteur. Chouette alors, les années précédentes, on me disait toujours que j’étais trop petite, j’ai enfin le droit de l’accompagner, c’est vraiment une bonne journée ! Pendant qu’il dépose les pommes de terre, je cours raconter ça à maman et papa tellement je suis contente. Papa me porte pour que je monte dans le tracteur, grand-père démarre, et teuf teuf teuf, on est plus haut que tout le monde, c’est trop rigolo… Gauthier veut venir aussi, mais c’est un peu dangereux quand même. Je crois que je serai capable de le tenir, mais maman dit non, tant pis. Grand-père m’explique tout, comment tourner le volant, comment relever la machine qui remue la terre, comment faire des virages… Je pourrai rester là des heures avec lui. Mais grand-mère vient nous dire que c’est l’heure de la pause, le repas est prêt. On a tous très faim, alors grand-père me descend du tracteur, et nous partons manger. On est nombreux autour de la table, tout le monde parle en même temps, c’est super. Justine est déjà au lit, elle fait la sieste. Quand Gauthier et moi on a plus rien dans notre assiette, on retourne dans le champ tous les deux. On veut prendre de l’avance sur les autres, remplir quelques boutocs avant qu’ils reviennent. Et puis, la pause est terminée, l’après-midi commence, avec la même bonne humeur que le matin, et ce sera aussi comme ça demain. Qu’est-ce que c’est bien les week-ends où on ramasse les patates chez grand-père et grand-mère…
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Coralie :
Après de longues fouilles dans l’antre de ma mémoire, il me semble avoir découvert mon plus lointain souvenir : mes premiers pas sur la neige…en skis. Je devais avoir à peine plus de trois ans lorsque mon père, fervent amateur de ce sport, me fixa aux pieds ces spatules qu’on appelait patinettes. Je me souviens parfaitement de ce jour. Emmitouflée dans une petite combinaison rose pâle, des petites lunettes de soleil rondes sur le bout du nez, je descendais ma première piste, sous l’œil à la fois inquiet et amusé de ma mère, mais surtout entre les longs skis de mon père. C’est ainsi que mon apprentissage a débuté : nous glissions tous les deux en même temps, il nous dirigeait, me promenait et je riais. « Plus vite, papa ! » Les descentes étaient courtes, peut être trop à mon goût, mais à présent je comprends pourquoi. Chaque fois que nous arrivions au bas de la piste, mon père déchaussait ses skis, les mettait sur son épaule, me donnait un de ses bâtons à tenir et jouait les remonte-pentes. Il me conduisait quelques mètres plus haut et nous nous lancions dans un nouveau schuss. Puis, voyant que mon équilibre ne me faisait pas défaut, il me laissa me jeter à l’eau (ou plutôt dans la neige), seule, pour aller rejoindre ma mère à quelques pas de là. Ils me guidaient, ensemble, ils m’encadraient, comme on encadre un enfant qui apprend à marcher. Mon père m’avait poussée pour me donner de l’élan, ma mère me tendait les bras pour me rattraper. A chaque nouvelle tentative, l’écart entre mes deux parents grandissait et les applaudissements et autres marques de fierté augmentaient. Ces progrès n’avaient certainement pas tous eu lieu lors de la même journée : mon dévoué père se chargeait de mes cours de ski en fin d’après midi, quand la station se vidait de tous ses touristes mais surtout quand la fatigue montrait ses premiers signes. Lui, d’un naturel nerveux, impatient et même colérique, devenait calme, serein à l’idée de transmettre sa passion à sa fille. En apercevant mon frère jouer, assis dans la neige, lui tendre les bras et l’appeler, il sut que ce petit bonhomme serait à ma place l’hiver suivant et qu’il n’aurait plus seulement un enfant sur son remonte-pente mais deux, que les allées-et-venues se multiplieraient, qu’il faudrait redoubler de vigilance et craindre de nouveaux pleurs. Mais il ignora ces contraintes et continua de mettre tout son cœur à l’ouvrage. Il s’investit tellement dans cette tâche que, ni mon frère ni moi, n’avons jamais voulu d’un autre moniteur. Nous l’avions, lui, le meilleur à nos yeux.
J’imagine que ce souvenir est le plus lointain mais aussi, et surtout, un des meilleurs. Nous ne profitions de notre père que pendant de rares vacances et il faisait alors en sorte de devenir le meilleur papa du monde…
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Louise :
Mon souvenir le plus ancien est un souvenir sensuel de musique et de linguistique.
Je nageais dans un cocon chaud et douillet. J'étais en apesanteur et j'écoutais la voix de ma mère, familièrement trop grave et ralentie par la densité du liquide qui m'entourait. Ma pédagogique porteuse lisait. Elle offrait à trois rangées d'élèves la magnifique histoire de L'homme qui plantait des arbres. Et moi, blottie dans ma cachette, j'ouvrais tout grand mes minuscules oreilles, je me délectais de mots dont je ne connaissais pas la réalité, je flottais sur un rythme lent. L'air inspiré à chaque virgule résonnait en moi comme le son d'une basse de musique douce. Je buvais de l'abstraction à l'état pur. Du vent, du désert, du voyage, du refuge, du feu, de l'arithmétique, de la graine...et de l'arbre! De l'arbre! Je n'avais pas encore conscience que ce mot pouvait être autre chose que la note émouvante de cette mélodie, son leitmotiv. Je l'aimais déjà. Le long A initial poussait, poussait, j'allongeais mon cou, je voulais grandir. Puis le roulement de gorge qu'utilisait ma mère pour prononcer les deux R et la singulière respiration dont elle avait besoin faisaient des vagues et des bulles dans mon aquarium. Je vibrais, comme devaient le faire les premières feuilles vertes des jeunes chênes du conte.
Je ne savais pas ce qu'étais un arbre, mais j'en devins un alors.
Je naquis. Mon père me donna son nom. Je suis la racine latine du hêtre, le fagus.
Mon souvenir le plus ancien est un souvenir sensuel de musique et de linguistique.
Je nageais dans un cocon chaud et douillet. J'étais en apesanteur et j'écoutais la voix de ma mère, familièrement trop grave et ralentie par la densité du liquide qui m'entourait. Ma pédagogique porteuse lisait. Elle offrait à trois rangées d'élèves la magnifique histoire de L'homme qui plantait des arbres. Et moi, blottie dans ma cachette, j'ouvrais tout grand mes minuscules oreilles, je me délectais de mots dont je ne connaissais pas la réalité, je flottais sur un rythme lent. L'air inspiré à chaque virgule résonnait en moi comme le son d'une basse de musique douce. Je buvais de l'abstraction à l'état pur. Du vent, du désert, du voyage, du refuge, du feu, de l'arithmétique, de la graine...et de l'arbre! De l'arbre! Je n'avais pas encore conscience que ce mot pouvait être autre chose que la note émouvante de cette mélodie, son leitmotiv. Je l'aimais déjà. Le long A initial poussait, poussait, j'allongeais mon cou, je voulais grandir. Puis le roulement de gorge qu'utilisait ma mère pour prononcer les deux R et la singulière respiration dont elle avait besoin faisaient des vagues et des bulles dans mon aquarium. Je vibrais, comme devaient le faire les premières feuilles vertes des jeunes chênes du conte.
Je ne savais pas ce qu'étais un arbre, mais j'en devins un alors.
Je naquis. Mon père me donna son nom. Je suis la racine latine du hêtre, le fagus.
***
Laëtitia Sw :
Cette odeur me transporta immédiatement dans l’atelier paternel où j’avais passé, m’avait-on raconté, mes plus jeunes années à fureter dans tous les coins à quatre pattes. Mon père avait disparu trop tôt et je n’en avais gardé qu’un souvenir diffus. J’avais longtemps essayé de fixer ma mémoire mais je ne disposais que d’images flottantes, semblables à des photos floues, au cadre jauni et aux coins racornis, dont on s’efforce en vain de retirer l’essence sans jamais y parvenir. Là, pour la première fois de ma vie, je me représentais avec netteté des pans entiers de mon tendre vécu, même s’ils se succédaient à toute vitesse, l’un chassant l’autre, dans un joyeux désordre. Oui, les clichés étaient précis. J’avais commencé par revoir la grosse marmite en fonte, du ventre de laquelle s’exhalait en glougloutant un extraordinaire fumet de chocolat chaud. Je me remémorais, au fond de l’immense pièce, de grands sacs de jute empilés ça et là, certains éventrés, d’autres soigneusement ouverts, d’où s’échappaient des fèves de cacao charnues. À côté, sur des rayonnages, s’amoncelait un nombre incalculable de boîtes rondes, rectangulaires, carrées, en carton, en bois ou en métal. Puis venaient d’imposantes armoires abritant les divers alcools, les plantes aromatiques et huiles essentielles (thym, lavande, genévrier…), les épices, les pâtes d’amande, d’agrumes ou de fruits rouges, les pralinés, les nougatines, les massepains, tout un trésor de senteurs et de couleurs qui servait à parfumer, fourrer ou décorer les chocolats. Broyage, pressage, malaxage, conchage, coulage, moulage, enrobage, tous ces noms techniques me résonnaient aux oreilles comme autant de formules magiques. De leur alchimie avec la ronde des ingrédients subtilement mélangés était née l’âme de l’atelier. Toute mon enfance remontait à la surface avec une force insoupçonnée. Tapie pendant de longues années dans les interstices mystérieux de l’inconscient, elle ressurgissait aujourd’hui, vindicative, comme pour réclamer son dû. Et si le moment était venu de donner un nouveau tour à ma vie ? Après tout, depuis le départ de ma mère et de mes sœurs pour l’étranger, j’étais libre de renouer avec un passé devenu trop douloureux, trop encombrant pour elles. Je savais que des cartons entiers de vieux carnets, registres, dossiers avaient été relégués au fond du grenier. Peut-être, tels de vieux grimoires poussiéreux, avaient-ils encore de nombreux secrets à livrer ? Peut-être l’atelier pourrait-il un jour renaître de ses cendres ? Je décidai sur le champ d’aller rendre une petite visite à la maison familiale qui restait tristement fermée depuis trois ans maintenant. Sur le chemin, j’essayais de me convaincre de taire pour l’instant ces bribes de projet à mon entourage qui n’y verrait sûrement qu’une idée farfelue de plus.
Cette odeur me transporta immédiatement dans l’atelier paternel où j’avais passé, m’avait-on raconté, mes plus jeunes années à fureter dans tous les coins à quatre pattes. Mon père avait disparu trop tôt et je n’en avais gardé qu’un souvenir diffus. J’avais longtemps essayé de fixer ma mémoire mais je ne disposais que d’images flottantes, semblables à des photos floues, au cadre jauni et aux coins racornis, dont on s’efforce en vain de retirer l’essence sans jamais y parvenir. Là, pour la première fois de ma vie, je me représentais avec netteté des pans entiers de mon tendre vécu, même s’ils se succédaient à toute vitesse, l’un chassant l’autre, dans un joyeux désordre. Oui, les clichés étaient précis. J’avais commencé par revoir la grosse marmite en fonte, du ventre de laquelle s’exhalait en glougloutant un extraordinaire fumet de chocolat chaud. Je me remémorais, au fond de l’immense pièce, de grands sacs de jute empilés ça et là, certains éventrés, d’autres soigneusement ouverts, d’où s’échappaient des fèves de cacao charnues. À côté, sur des rayonnages, s’amoncelait un nombre incalculable de boîtes rondes, rectangulaires, carrées, en carton, en bois ou en métal. Puis venaient d’imposantes armoires abritant les divers alcools, les plantes aromatiques et huiles essentielles (thym, lavande, genévrier…), les épices, les pâtes d’amande, d’agrumes ou de fruits rouges, les pralinés, les nougatines, les massepains, tout un trésor de senteurs et de couleurs qui servait à parfumer, fourrer ou décorer les chocolats. Broyage, pressage, malaxage, conchage, coulage, moulage, enrobage, tous ces noms techniques me résonnaient aux oreilles comme autant de formules magiques. De leur alchimie avec la ronde des ingrédients subtilement mélangés était née l’âme de l’atelier. Toute mon enfance remontait à la surface avec une force insoupçonnée. Tapie pendant de longues années dans les interstices mystérieux de l’inconscient, elle ressurgissait aujourd’hui, vindicative, comme pour réclamer son dû. Et si le moment était venu de donner un nouveau tour à ma vie ? Après tout, depuis le départ de ma mère et de mes sœurs pour l’étranger, j’étais libre de renouer avec un passé devenu trop douloureux, trop encombrant pour elles. Je savais que des cartons entiers de vieux carnets, registres, dossiers avaient été relégués au fond du grenier. Peut-être, tels de vieux grimoires poussiéreux, avaient-ils encore de nombreux secrets à livrer ? Peut-être l’atelier pourrait-il un jour renaître de ses cendres ? Je décidai sur le champ d’aller rendre une petite visite à la maison familiale qui restait tristement fermée depuis trois ans maintenant. Sur le chemin, j’essayais de me convaincre de taire pour l’instant ces bribes de projet à mon entourage qui n’y verrait sûrement qu’une idée farfelue de plus.
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Auréba :
Mon premier souvenir, qui reste permanent, c´est que quand j´étais petite, quel âge j´avais, je ne sais pas. Ce que je sais, c´est que je n´aimais pas le kiri, et qu´il y en avait sur une table posée en pleine air. Je me souviens de l´herbe, verte. Peut-être parce qu´à cette époque là, mes yeux et mes narines étaient plus près du sol. Je me souviens que sur la table il y avait un fromage dont la couleur était blanche. Ce qui m´a le plus marquée, ce sont alors deux couleurs : le vert et le blanc. Et aussi le marron, pour le bois de la table. Finalement, ça fait trois couleurs dominantes. Y a t´il une signification particulière là dedans, comme quand on interprète la symbolique d´un rêve ? Je ne sais pas. Dans quelle vie ai- je vraiment vécu cet instant ? Des fois, j´ai des souvenirs dont je me demande s´il s´agit d´un rêve ou de la réalité. En tous cas, mon premier souvenir ressemble à une courte série de clichés.
Premier cliché : de l´herbe verte
Deuxième cliché : une table plus haute que moi, dont je vois les pieds, et sur laquelle je perçois le fameux kiri kiri kiri !!!!
Après : un remix de tout ceci ou le vide complet dans ma mémoire.
Je me souviens d´une présence féminine. Je me souviens seulement de sa présence, je l´imagine et la reconstruis. Je crois qu´elle avait les cheveux bouclés. Je me souviens qu´on m´avait demandé si je voulais du kiri, et j´avais exprimé que je n´en voulais pas, car dans ma petite tête, je n´aimais pas ça.
Dans le tiroir du secrétaire dans le salon de ma mère, il y a un album photo dans lequel je peux voir une photo en noir et blanc. On m´y voit en train de jouer, et bien sûr, il y a de l´herbe, comme dans mon souvenir. Je suis sûre que ces photos ont un lien étroit avec mon souvenir.
Je ne sais pas pourquoi un épisode de ma vie que l´on pourrait croire insignifiant m´a tant marqué. Je ne me souviens pas de la première fois où j´ai vu la lumière du jour, je ne me souviens pas de la première fessée que l´on m´a donnée ce jour où je suis née à l´hôpital, je ne me souviens pas de la première fois où j´ai volé au dessus des nuages pour aller d´un pays à l´autre. Mon premier souvenir dont je suis consciente ne remonte pas aussi loin, ma mémoire se contente de peu, un peu d´herbe, du fromage, et….je crois que j´ai passé une bonne journée, et que peu importe ce qu´il y avait au goûter, je devais bien m´amuser.
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