Amélie nous propose sa traduction :
C’était Rosa, et non sa sœur Gertrudis – qui sortait toujours de la maison en sa compagnie – que les regards avides de Ramiro embrassaient. Ou, du moins, voilà ce qu’ils croyaient tous les deux, puisqu’ils étaient attirés l’un par l’autre.
Les deux sœurs, toujours ensembles, mais pas pour autant toujours unies, formaient un couple apparemment indissoluble, comme un tout. C’était la beauté splendide et quelque peu provocatrice de Rosa, fleur de chair qui s’épanouissait en fleur du ciel, en plein jour et en plein air, qui attirait la première les regards sur le couple ; mais, par la suite, c’était le regard obstiné de Gertrudis qui assujettissait les yeux qui l’avaient croisé, et qui, par là même, leur fixait des limites. Certains, les voyant passer, avaient préparé quelque compliment un peu plus osé ; mais ils durent se retenir en se heurtant aux fameux yeux réprobateurs de Gertrudis, qui, sans un mot, évoquaient le sérieux. « Avec nous, on rigole pas » semblait-elle dire de ses regards silencieux.
Et en y regardant bien, et de plus près, Gertrudis éveillait encore plus la soif de plaisir. Tandis que sa sœur Rosa ouvrait magnifiquement la fleur de ses formes charnues, en plein jour et en plein air, elle était comme un coffre fermé et scellé où l’on devine un trésor de tendresse et de délicieux secrets.
Mais Ramiro, dont l’âme tout entière se trouvait dans les yeux, ne crut voir que Rosa, Rosa à qui il s’adressa, bien entendu.
« Tu sais qu’il m’a écrit ? demanda celle-ci à sa sœur.
- Oui, j’ai vu la lettre.
- Quoi ? Comment ça tu l’as vue ? Tu m’espionnes ou quoi ?
- Je pouvais feindre de ne pas l’avoir vue ? Non, moi je n’espionne jamais, tu le sais bien, et tu as dit ça rien que pour dire quelque chose…
- Tu as raison Tula, excuse-moi.
- D’accord, une fois de plus, parce que tu es comme ça. Moi je n’espionne pas, mais je ne cache jamais rien non plus. J’ai vu la lettre.
- Je sais bien ; je sais bien…
- J’ai vu la lettre et je m’y attendais.
- Et, alors, t’en penses quoi de Ramiro ?
- Je ne le connais pas.
- Mais il n’est pas nécessaire de connaître un homme pour qu’une fille dise ce qu’elle en pense.
- Pour moi, si.
- Mais ce qui se voit, ce qui est visible aux yeux de tous…
- Même ça je ne peux en juger sans le connaître.
- Tu n’as pas les yeux en face des trous ou quoi ?
- Peut-être que non… ; tu sais bien que j’ai la vue courte.
- Prétextes ! Eh bien, figure-toi, ma chère, qu’il est beau garçon.
- Il paraît, oui.
- Et sympathique.
- Tant qu’il l’est pour toi, ça me va.
- Mais c’est que tu crois que je lui ai déjà dit oui ?
- Je sais que tu le lui diras au bout du compte, c’est tout.
- Aucune importance ; il faut le faire attendre, voire le faire enrager un peu…
- Pourquoi ?
- Il faut se faire valoir.
- Ce n’est pas comme ça que tu te fais valoir, Rosa ; et ce flirt est une chose très vilaine.
- De sorte que tu…
- Ce n’est pas à moi qu’il s’est adressé.
- Et si c’était à toi qu’il s’était adressé ?
- Ça ne sert à rien de poser des questions qui n’ont pas lieu d’être.
- Mais toi, s’il s’était adressé à toi, que lui aurais-tu répondu?
- Moi je n’ai pas dit que je le trouvais beau garçon ni qu’il était sympathique, je me serais donc mise à l’étudier…
- Et, entre temps, il serait parti avec une autre…
- C’est fort probable.
- Eh bien, ma chère, tu peux donc déjà te préparer…
- Oui, à devenir tante.
- Comment ça, tante ?
- La tante de tes enfants, Rosa.
- Eh, tu en as de ces idées ! Sa voix se brisa.
- Allons, Rosita, ne te mets pas dans cet état, et excuse-moi, lui dit-elle en l’embrassant.
- Mais si tu recommences…
- Non, non, je ne recommencerai pas !
- Et alors, je lui dis quoi ?
- Tu lui dis oui !
- Mais il pensera que je suis une fille facile…
- Alors tu lui dis non !
- Oui mais c’est que…
- Oui, c’est que tu le trouves beau garçon et sympathique. Dis-lui oui, dans ce cas, et arrête donc de minauder, c’est moche. Dis-lui oui. Après tout, ce n’est pas sûr qu’un meilleur parti s’offre à toi. Ramiro est très bien, il est fils unique.
- Je n’ai pas parlé de ça.
- Mais moi j’en parle, Rosa, ça revient au même.
- Et les gens ne diront pas que j’ai envie d’avoir un petit ami ?
- Et ils auront raison.
- Encore Tula ?
- Cent fois raison. Tu as envie d’avoir un petit ami et c’est normal. Sinon, pourquoi Dieu t’a‑t‑il fait si jolie ?
- Plaisante pas !
- Tu sais bien que je ne plaisante pas. Que ça nous plaise ou pas, notre destin est le mariage ou le couvent ; toi, tu n’as pas une vocation de bonne sœur ; Dieu t’a faite pour le monde et le foyer, disons, pour être mère de famille… Tu ne vas pas rester vieille fille. Alors, dis-lui oui.
- Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Eh bien toi, après…
- Moi, oublie-moi. »
Le lendemain de cette conversation, Rosa et Ramiro entretenaient déjà ce que l’on appelle relations amoureuses.
Ce qui posa les bases de la solitude de Gertrudis.
***
Laëtitia Sw nous propose sa traduction :
C’était à Rosa et non à sa sœur Gertrudis, toujours à ses côtés au sortir de la maison, qu’étaient destinés les regards avides que leur adressait Ramiro. Ou, du moins, c’était ce que, dans leur attirance réciproque, Ramiro et Rosa croyaient tous les deux.
Les deux sœurs qui étaient toujours ensemble, même si elles n’en étaient pas pour autant toujours unies, formaient un couple apparemment indissociable, et cela étant, représentaient une valeur unique. C’était la splendide beauté un tantinet provocatrice de Rosa, fleur de chair s’épanouissant vers le ciel à tous vents, qui attirait au premier abord les regards sur ce couple ; c’étaient ensuite les yeux tenaces de Gertrudis qui retenaient ceux qui s’étaient fixés sur eux tout en leur opposant une ferme résistance. Il y en eut certains pour préparer, sur leur passage, un compliment un peu plus osé ; mais ils durent le réprimer en trébuchant sur le reproche formulé par les incroyables yeux de Gertrudis, qui exprimaient muettement tout le sérieux possible. « On ne joue pas avec ce couple », semblait-elle dire par ses regards silencieux.
À y regarder de près, Gertrudis aiguisait davantage l’appétit des sens. Alors que sa sœur Rosa offrait à tous vents la splendide fleur de sa chair, Gertrudis, elle, était comme un écrin fermé et scellé dans lequel on devine un trésor de tendresses et de délices secrètes.
Mais Ramiro, qui avait l’âme entière au bord des yeux, ne crut voir que Rosa, et c’est vers Rosa qu’il se dirigea bien évidemment.
- Sais-tu qu’il m’a écrit ? – dit-elle à sa sœur.
- Oui, j’ai vu la lettre.
- Comment ? Tu l’as vu ? Tu m’espionnes en douce ?
- Comment aurais-je pu ne pas la voir ? Non, je n’espionne jamais personne, tu le sais bien, et tu dis ça juste pour dire quelque chose...
- Tu as raison, Tula, pardon.
- Oui, une fois de plus ; tu ne changes pas. Je n’espionne personne, mais je ne cache jamais rien non plus. J’ai vu la lettre.
- Oui, je sais, je sais...
- J’ai vu la lettre et je l’attendais.
- Et alors, que penses-tu de Ramiro ?
- Je ne le connais pas.
- Mais il ne faut pas connaître un homme pour dire ce qu’on en pense.
- Moi, si.
- Mais, d’après ce qu’on en voit, ce qui saute aux yeux...
- Je ne peux pas juger de ça non plus sans le connaître.
- Tu n’as pas d’yeux sur le visage ou quoi ?
- Peut-être que je n’en ai pas pour ce genre de choses... ; tu sais bien que j’ai la vue courte.
- Des excuses ! Eh bien, ma foi, sœurette, c’est un beau garçon.
- On dirait bien.
- Et sympathique avec ça.
- Pourvu qu’il te le soit, à toi, c’est suffisant.
- Mais ne serais-tu pas en train de croire que je lui ai déjà dit oui ?
- Je sais que tu finiras par le lui dire, voilà tout.
- Peu importe ; il faut le faire attendre et même enrager un peu...
- Pour quoi faire ?
- Pour se faire désirer.
- Ce n’est pas une manière de faire, Rosa ; et cette coquetterie est bien vilaine.
- Alors comme ça, toi...
- Ce n’est pas à moi que la lettre a été adressée.
- Et si c’était à toi ?
- Il ne sert à rien de se poser des questions sans importance.
- Mais si c’était à toi qu’elle était adressée, que lui aurais-tu répondu ?
- Moi, je n’ai pas dit qu’il me faisait l’effet d’un beau garçon, sympathique de surcroît, c’est pourquoi j’aurais pris le temps d’étudier la question...
- Et pendant ce temps-là, il se serait intéressé à une autre...
- C’est fort probable.
- Eh bien, tu vois, ma petite, tu peux déjà te préparer...
- Oui, à devenir tata.
- Comment ça, tata ?
- La tata de tes enfants, Rosa.
- Eh, comment tu y vas ! – et sa voix se brisa.
- Allons, Rosita, ne te mets pas dans un état pareil, pardon – lui dit-elle en lui donnant un baiser.
- Mais, si tu recommences...
- Non, je ne recommencerai pas !
- Bon, qu’est-ce que je lui dis ?
- Dis-lui oui !
- Mais il pensera que je cède trop facilement...
- Alors, dis-lui non !
- Mais, c’est que...
- Quoi ? Tu le trouves beau, sympathique... Alors, dis-lui oui, et ne fais pas la coquette, c’est très vilain. Dis-lui oui. Après tout, il n’est pas sûr qu’un meilleur parti se présente à toi. Ramiro est vraiment très bien, il est fils unique.
- Je n’ai pas parlé de ça.
- Eh bien, moi, j’en parle, Rosa, ça revient au même.
- Et on ne va pas dire, Tula, que j’ai envie d’avoir un fiancé ?
- Ce serait bien parlé.
- Tu ne vas pas recommencer, Tula ?
- Si, j’y compte bien. Tu as envie d’avoir un fiancé et c’est naturel. Pourquoi Dieu t’a faite si jolie, alors ?
- Arrête ton char !
- Tu sais bien que je ne me moque pas de toi. Écoute, que cela nous semble bien ou mal, nous nous destinons au mariage ou au couvent ; or, tu n’as pas vocation à être nonne ; Dieu t’a faite pour fréquenter le monde et fonder un foyer, vois-tu, pour être mère de famille... Tu ne vas pas rester vieille fille. Par conséquent, dis-lui oui.
- Et toi ?
- Eh bien, quoi, moi ?
- Toi, après...
- Moi, laisse-moi tranquille.
Le jour suivant cette discussion, Rosa et Ramiro étaient déjà engagés dans ce que l’on appelle des relations amoureuses.
Ce qui commença à sceller la solitude de Gertrudis.