vendredi 12 juin 2009

Votre version de la semaine, Asturias

En photo : Asturias par goriron1

Ahora que me acuerdo

Los Güegüechos de gracia José y Agustina, conocidos en el pueblo con los diminutivos de Don Chepe y la Niña Tina hacen la cuenta de mis años con granos de maíz, sumando de uno en uno de izquierda a derecha, como los antepasados los puntos que señalan los siglos en las piedras. El cuento de los años es triste. Mi edad les hace entristecer.
—El influjo hechicero del chipilín —habla la Niña Tina— me privó de la conciencia del tiempo, comprendido como sucesión de días y de años. El chipilín, arbolito de párpados con sueño, destruye la acción del tiempo y bajo su virtud se llega al estado en que enterraron a los caciques, los viejos sacerdotes del reino.
—Oí cantar —habla Don Chepe— a un guardabarranca bajo la luna llena, y su trino me goteó de mielita hasta dejarme lindo y transparente. El sol no me vido y los días pasaron sin tocarme. Para prolongar mi vida para toda la vida, alcancé el estado de la transparencia bajo el hechizo del guardabarranca.
—Es verdad —hablé el último—, les dejé una mañana de abril para salir al bosque a caza de venados y palomas, y, ahora que me acuerdo, estaban como están y tenían cien años. Son eternos. Son el alma sin edad de las piedras y la tierra sin vejez de los campos. Salí del pueblo muy temprano, cuando por el camino amanecía sobre las cabalgatas. Aurora de agua y miel. Blanca respiración de los ganados. Entre los liquidámbares cantaban los cenzontles. La flor de las verbenas quería reventar.
Entré al bosque y seguí bajo los árboles como en una procesión de patriarcas. Detrás de los follajes clareaba el horizonte con oro y colores de vitral. Los cardenales parecían las lenguas del Espíritu Santo. Yo iba viendo el cielo. Primitivo, inhumano e infantil, en ese tiempo me llamaban Cuero de Oro, y mi casa era asilo de viejos cazadores. Sus estancias contarían, si hablasen, las historias que oyeron contar. De sus paredes colgaban cueros, cornamentas, armas, y la sala tenía en marcos negros estampas de cazadores rubios y anima les perseguidos por galgos. Cuando yo era niño, encontraba en aquellas estampas que los venados heridos se parecían a San Sebastián.
Dentro de la selva, el bosque va cerrando caminos. Los árboles caen como moscas en la telaraña de las malezas infranqueables. Y a cada paso, las liebres ágiles del eco saltan, corren, vuelan. En la amorosa profundidad de la penumbra: el tuteo de las palomas, el aullido del coyote, la carrera de la danta, el paso del jaguar, el vuelo del milano y mi paso despertaron el eco de las tribus errantes que vinieron del mar. Aquí fue donde comenzó su canto. Aquí fue donde comenzó su vida. Comenzaron la vida con el alma en la mano. Entre el sol, el aire y la tierra bailaron al compás de sus lágrimas cuando iba a salir la luna. Aquí, bajo los árboles de anona. Aquí, sobre la flor de capulí...
Y bailaban cantando:
“¡Salud, oh constructores, oh formadores! Vosotros veis. Vosotros escucháis. ¡Vosotros! No nos abandonéis, no nos dejéis, ¡oh, dioses!, en el cielo, sobre la tierra, Espíritu del cielo, Espíritu de la tierra. Dadnos nuestra descendencia, nuestra posteridad, mientras haya días, mientras haya albas. Que la germinación se haga. Que el alba se haga. Que numerosos sean los verdes caminos, las verdes sendas que vosotros nos dais. Que tranquilas, muy tranquilas estén las tribus. Que perfectas, muy perfectas sean las tribus. Que perfecta sea la vida, la existencia que nos dais. ¡Oh, maestro gigante. Huella del relámpago, Esplendor del relámpago, Huella del Muy Sabio, Esplendor del Muy Sabio, Gavilán, Maestros-magos, Dominadores, Poderosos del cielo, Procreadores, Engendradores, Antiguo secreto, Antigua ocultadora, Abuela del día, Abuela del alba!...
¡Que la germinación se haga, que el alba se haga!”
Y bailaban, cantando...
“¡Salve, Bellezas del Día, Maestros gigantes, Espíritus del Cielo, de la tierra, Dadores del Amarillo, del Verde, Dadores de Hijas, de Hijos! ¡Volveos hacia nosotros, esparcid el verde, el amarillo, dad la vida, la existencia a mis hijos, a mi prole! ¡Que sean engendrados, que nazcan vuestros sostenes, vuestros nutridores, que os invoquen en el camino, en la senda, al borde de los ríos, en los barrancos, bajo los árboles, bajo los bejucos! ¡Dadles hijas, hijos! ¡Que no haya desgracia ni infortunio! ¡Que la mentira no entre detrás de ellos, delante de ellos! ¡Que no caigan, que no se hieran, que no se desgarren, que no se quemen! ¡Que no caigan ni hacia arriba del camino, ni hacia abajo del camino! ¡Que no haya obstáculo, peligro, detrás de ellos, delante de ellos! ¡Dadles verdes caminos, verdes sendas! ¡Que no hagan ni su desgracia ni su infortunio vuestra potencia, vuestra hechicería! ¡Que sea buena la vida de vuestros sostenes, de vuestros nutridores ante vuestras bocas, ante vuestros rostros, oh Espíritus del Cielo, oh Espíritus de la Tierra, oh Fuerza Envuelta, oh Pluvioso, Volcán, en el Cielo, en la Tierra, en los cuatro ángulos, en las cuatro extremidades, en tanto exista el alba, en tanto exista la tribu, oh dioses!”
Y bailaban cantando.

***

Jacqueline nous propose sa traduction :

Maintenant, je me souviens

Les deux goitreux, José et Agustina de leur nom, connus dans le village sous les diminutifs de Don Chepe et de la Niña Tina font le compte de mes années avec des grains de riz, en les additionnant un par un de gauche à droite, comme le faisaient les anciens avec les points qui marquaient les siècles sur les pierres. Triste est le compte des années. Mon âge les rend tristes.
- C’est l’influence de ce maléfique chipilín –dit la Niña Tina- qui m’a ôté toute conscience du temps, si on entend par là la succession des jours et des années. Le chipilín, cet arbuste aux paupières qui dorment, abolit l’action du temps et a cette vertu de vous conduire au temps où ont été enterrés les caciques, les vieux prêtres du royaume.
- J’ai entendu chanter –dit Don Chepe- un guardabarranca alors que c’était pleine lune, et ses trilles m’ont fait perdre goutte à goutte ma moelle au point de me rendre lisse et transparent. Le soleil ne me voyait pas et les jours sont passés sans m’atteindre. Pour prolonger ma vie encore et encore, j’ai atteint l’état de transparence sous les maléfices du guardabarranca.
-C’est vrai –dis-je en dernier-, je vous ai quittés un matin d’avril pour aller chasser dans les bois le gibier et les palombes, et à présent, je me le rappelle, vous étiez tels que vous êtes et vous aviez cent ans. Vous êtes éternels. Vous êtes l’âme sans âge des pierres et la terre sans vieillesse des champs. J’ai quitté le village très tôt, alors que l’aube pointait sur les défilés de cavaliers. L’aurore était d’eau et de miel. Et blanche, la respiration des troupeaux. Parmi les liquidambars, les oiseaux moqueurs chantaient. La fleur de verveine était sur le point d’éclater.
J’ai pénétré dans le bois et j’ai poursuivi mon chemin sous les arbres semblables à un cortège de patriarches. Derrière les feuillages, l’horizon s’éclairait d’or et de couleurs de vitrail. Les cardinaux semblaient être les langues de l’Esprit -Saint. Moi, je regardais le ciel. Primitif, inhumain et enfant, en ce temps-là, on m’appelait Cuero de Oro, et ma maison servait d’abri aux vieux chasseurs. Ses chambres pourraient raconter, si elles pouvaient parler, les histoires qu’elles ont entendu raconter. A leurs murs pendaient des cuirs, des bois, des armes, et il y avait au salon des gravures encadrées de noir qui représentaient des chasseurs blonds et des animaux poursuivis par des lévriers. Quand j’étais enfant, je trouvais que sur ces gravures le gibier blessé ressemblait à Saint Sébastien.
Dans la forêt, les chemins se referment. Les arbres tombent comme des mouches dans la toile des broussailles infranchissables. Et à chaque pas, les lièvres agiles de l’écho sautent, courent, volent. Dans la profondeur amoureuse de la pénombre : le roucoulement des palombes, le cri du coyote, la course de l’élan, le pas du jaguar, le vol du milan et mon propre pas ont réveillé l’écho des tribus errantes qui venaient de la mer. C’est là qu’a commencé leur chant. C’est là qu’a commencé leur vie. Ils ont commencé à vivre avec l’âme dans la main. Entre le soleil, l’air et la terre, ils ont dansé au rythme de leurs larmes quand la lune allait se lever. Là, sous les anones. Ici, sur la fleur du capulí…
Et ils dansaient en chantant ainsi :
« ¡ Salut, ô bâtisseurs, ô formateurs ! Vous voyez. Vous écoutez. Ö, vous, Ne nous abandonnez pas, ne nous laissez pas, ô dieux !, dans le ciel, sur la terre, Esprit du ciel, Esprit de la terre. Donnez-nous une descendance, une postérité, aussi longtemps que le jour viendra, que l’aube viendra. Que la germination se fasse. Que l’aube se fasse. Que nombreux soient les chemins verts, les sentiers verts que vous nous donnez. Que les tribus soient en paix, en grande paix. Que les tribus soient parfaites, parfaites. Que la vie soit parfaite, qu’ainsi soit l’existence que vous nous donnez. Ô, Maître géant. Signe de l’éclair, Splendeur de l’éclair, Trace du Très Sage, Splendeur du Très Sage, Épervier, Maîtres-mages, Dominateurs, Tout- puissants du ciel, Procréateurs, engendreurs, Ancien secret, Ancienne occultatrice, Aïeule cachée, Aïeule du jour, Aïeule de l’aube !… Que la germination se fasse, que l’aube se fasse ! »
Et ils dansaient en chantant…
« Salut, Beautés du jour, Maîtres géants, Esprits du Ciel, de la terre, vous qui donnez le Jaune et le Vert, qui donnez les filles, les fils ! Revenez vers nous, semez le Vert, le Jaune, donnez la vie, l’existence à mes enfants, à ma progéniture ! Que soient engendrés, que naissent vos soutiens, vos nourrisseurs, qu’ils vous invoquent sur le chemin, sur le sentier, au bord des fleuves, dans les ravins, sous les arbres, sous les lianes ! Donnez-leur des filles, des fils ! Qu’il n’y ait ni malheur ni infortune ! Que le mensonge ne parvienne pas derrière eux, devant eux ! Qu’ils ne tombent pas, qu’ils ne se blessent pas, qu’ils ne se déchirent pas, qu’ils ne se brûlent pas ! Qu’ils ne tombent pas, ni en montant ni en descendant le chemin ! Qu’il n’y ait pas d’obstacle, pas de danger, derrière eux, devant eux ! Donnez-leur de verts chemins, de verts sentiers. Que votre pouvoir, que votre sorcellerie ne cause pas leur malheur ni leur infortune ! Que soit bonne la vie de vos soutiens, de vos nourrisseurs devant vos bouches, devant vos visages, ô Esprits du Ciel, ô Esprits de la Terre, ô Force Cachée, ô Pluvieux, Volcan, dans le ciel, sur la Terre, aux quatre coins, aux quatre extrémités, aussi longtemps que l’aube existera, que la tribu existera, ô dieux ! »
Et ils dansaient, en chantant.

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Brigitte nous propose sa traduction :

VERSION ASTURIAS

A présent, je me souviens.

Les Güegüechos de la grâce, José et Agustina, plus connus dans le village sous les diminutifs de don Chepe et la Niña Tina, font le compte de mes années avec des grains de maïs, les additionnant un par un de gauche à droite, comme nos ancêtres marquaient de points les siècles sur les pierres. Le compte des années est triste. Mon âge les rend tristes.
- L’influence maléfique du chipilín - dit la Niña Tina, - m’a privée de la conscience du temps, comme suite de jours et d’années.
L’Arbre des Dieux, cet arbuste aux paupières ensommeillées, détruit l’action du temps et, sous son influence, on parvient à l’état dans lequel furent enterrés les caciques, les vieux prêtres du royaume.
- Moi, – raconte Don Chepe - j’ai entendu chanter un rossignol sous la pleine lune, et ses trilles ont laissé perler sur moi le miel de son chant jusqu’à ce que je devienne beau et transparent. Le soleil ne m’a pas vu et les jours se sont écoulés sans qu’il m’atteigne. Pour prolonger ma vie jusqu’à la nuit des temps, j’ai acquis l’état de transparence, envoûté par le rossignol.
- C’est vrai – dis-je le dernier - je les ai laissés un matin d’avril pour aller en forêt chasser le gibier et la palombe et, je me souviens à présent, ils étaient tels qu’ils sont et ils avaient cent ans. Ils sont éternels. Ils sont l’âme sans âge des pierres et l’âme sans vieillesse de la terre des champs. J’ai quitté le village très tôt, alors que l’aube pointait sur les chevauchées. Aurore d’eau et de miel. Souffle blanc des bêtes. Parmi les copalmes chantaient les centzontles, ces moqueurs aux quatre cents voix. La fleur de verveine désirait éclater.
J’ai pénétré dans la forêt et j’ai continué mon chemin sous les arbres semblables à un cortège de patriarches. Derrière les feuillages, l’horizon s’illuminait d’or avec des couleurs de vitrail. Les cardinaux rouges semblaient être les voix du Saint-Esprit. Moi, je regardais le ciel. Primitif, inhumain et enfantin, en ce temps-là, on m’appelait Peau d’Or, et ma maison était un refuge pour les vieux chasseurs. Si les murs pouvaient parler, ils raconteraient les histoires qu’ils ont entendues. Des peaux, des bois, des armes y étaient suspendus et, dans la pièce à vivre, à l’intérieur de cadres noirs, étaient accrochées des gravures de chasseurs blonds et d’animaux pourchassés par des lévriers. Quand j’étais enfant, je trouvais que le gibier blessé de ces gravures ressemblait à Saint Sébastien.
Dans la forêt vierge, les troncs coupent des chemins. Les arbres tombent comme des mouches dans la toile des sous-bois impénétrables et, à chaque pas, les lièvres agiles de l’écho bondissent, courent, volent. Dans l’amoureuse profondeur de la pénombre : le tutoiement des palombes, le hurlement du coyote, la course du tapir, le pas du jaguar, le vol du milan et mes propres pas réveillèrent l’écho des tribus nomades venues de la mer. C’est là que commença leur chant. C’est là que commença leur vie. Ils commencèrent la vie avec leur âme posée sur la main. Entre le soleil, l’air et la terre, ils dansèrent au rythme de leurs larmes quand la lune était sur le point de paraître. Ici, sous les anones. Là, sur la fleur du cerisier capulí …Et ils dansaient en chantant :
« Gloire à vous, ô bâtisseurs, ô créateurs ! Vous voyez, vous écoutez. Vous ! Ne nous abandonnez pas, ne nous laissez pas, ô dieux ! Dans le ciel, sur la terre, Esprit du ciel, Esprit de la terre. Donnez-nous notre descendance, notre postérité, tant qu’il y aura des jours, tant qu’il y aura des aurores. Que la germination se produise. Que naisse l’aube. Que nombreux soient les verts chemins, les verts sentiers que vous nous donnez. Que les tribus soient sereines, très sereines. Que les tribus soient parfaites, très parfaites. Que la vie, l’existence que vous nous donnez soit parfaite. Oh, Grand Maître. Empreinte de l’éclair, Splendeur de l’éclair, Trace du Très Sage, Splendeur du Très Sage, Epervier, Maîtres-Sorciers, Dominateurs, Tout-Puissants du ciel, Procréateurs, Engendreurs, Secret ancien, Aïeule du jour, Aïeule de l’aurore !
Que la germination se produise, que naisse l’aurore ! »
Et ils dansaient en chantant :
« Gloire à vous, Beautés du Jour, Grands Maîtres, Esprits du ciel, Donneurs du Jaune, du Vert, Donneurs de filles, de fils ! Tournez-vous vers nous, répandez le vert, le jaune, donnez la vie, l’existence à mes enfants, à ma progéniture ! Qu’ils soient engendrés, que naissent vos soutiens, vos nourrisseurs, qu’ils vous invoquent sur le chemin, sur le sentier, au bord des fleuves, dans les ravins, sous les arbres, sous les lianes ! Donnez-leur des filles, des fils ! Qu’il n’y ait ni malheur ni infortune ! Que le mensonge n’arrive ni devant eux, ni derrière eux ! Qu’ils ne tombent pas, qu’ils ne se blessent pas, qu’ils se ne déchirent pas, qu’ils se brûlent pas ! Qu’ils ne tombent ni en haut, ni en bas du chemin ! Qu’il n’y ait point d’obstacle, de danger, derrière eux, devant eux ! Donnez-leur des chemins verts, des sentiers verts ! Que votre puissance, que votre magie ne provoque ni leur malheur ni leur infortune ! Que la vie de vos soutiens, de vos nourrisseurs soit généreuse devant vos bouches, devant vos visages, ô, Esprits du ciel, ô, Esprit de la terre, ô Force occulte, ô Pluvieux, Volcan, dans le Ciel, sur la Terre, aux quatre angles, aux quatre extrémités, tant qu’existera l’aube, tant qu’existera la tribu, ô Dieux !
Et ils dansaient en chantant.

***

Laure L. nous propose sa traduction :

Maintenant que je me souviens

Les deux innocents José et Agustina, connus dans le village sous les diminutifs de Don Chepe et Niña Tina calculent mon âge avec des grains de maïs, en les ajoutant un par un, de gauche à droite, comme nos ancêtres le faisaient avec les points qui indiquent les siècles sur les pierres. Le compte des années est triste. Mon âge les rend tristes.
— L’influence envoûtante du chipilin, dit Niña Tina, m’a privé de la conscience du temps qui passe jours après jours, années après années. Le chipilin, arbuste de paupières ensommeillées, détruit l’œuvre du temps et sous son empire on arrive à l’état où on a enfouit les caciques, les vieux prêtres de ce royaume.
— J’ai entendu chanter un garde-fou à la pleine lune, dit Don Chepe, et sa mélodie m’a recouvert de miel au point de me rendre beau et transparent. Le soleil ne m’a pas vu et les jours ont passé sans me toucher. Pour prolonger ma vie pour toute la vie, je suis parvenu à l’état de transparence grâce au sortilège du garde-fou.
— C’est vrai, ai-je dit en dernier, je vous ai laissés un matin d’avril pour aller chasser le gibier et les colombes, et maintenant que je me souviens, vous étiez comme vous êtes et vous aviez cent ans. Vous êtes éternels. Vous êtes l’âme sans âge des pierres et la terre sans vieillesse des champs. Je suis sorti très tôt du village, quand en chemin le jour se levait sur les chevauchées. Aurore d’eau et de miel. Blanche respiration des troupeaux. Les cenzontles chantaient au milieu des liquidambars. La fleur des verveines voulait éclore.
Je me suis engouffré dans la forêt et j’ai marché parmi les arbres comme dans une procession de patriarches. Derrière les feuillages l’horizon s’éclaircissait d’or et de couleurs de vitraux. Les cardinaux semblaient être les langues du Saint Esprit. Moi je regardais le ciel. Primitif, inhumain et puéril, à cette époque on m’appelait Cuir d’Or et ma maison était l’asile des vieux chasseurs. Si elles parlaient, les pièces de la maison raconteraient les histoires qu’elles ont entendues conter. Sur les murs pendaient des cuirs, des bois, des armes et la salle étaient ornée d’estampes encadrées de noir, représentations de chasseurs blonds et d’animaux poursuivis par des lévriers. Quand j’étais petit je trouvais que dans ces estampes les gibiers blessés ressemblaient à Saint Sébastien.
Dans la forêt tropicale les bois ferment les chemins. Les arbres tombent comme des mouches dans des toiles d’araignées de broussailles infranchissables. A chaque pas, les lièvres agiles, en entendant l’écho, sautent, courent, volent. Dans la profondeur amoureuse de la pénombre : le tutoiement des colombes, le hurlement du coyote, la course du tapir, le pas du jaguar, le vol du milan et mes pas ont réveillé l’écho des tribus errantes qui sont venues de la mer. C’est là qu’a commencé son chant. C’est là qu’a commencé sa vie. Ils ont commencé la vie avec leur âme dans la main. Au beau milieu de l’air du soleil et de la terre, ils ont dansé au rythme de leurs larmes quand la lune allait poindre. Là, sous les chérimoliers. Là, sur la fleur de cerisier noir…
Ils dansaient en chantant :
« Salut ! Ô constructeurs, ô formateurs ! Vous voyez. Vous écoutez. Vous ! Ne nous abandonnez pas, ne nous laissez pas, ô Dieux, dans le ciel, sur la terre, Esprit du ciel, Esprit de la terre. Donnez-nous notre descendance, notre postérité, pendant qu’il y a des jours, pendant qu’il y a des aubes. Que la germination soit. Que l’aube soit. Que les verts chemins soient nombreux, les vert sentiers que vous nous offrez. Que les tribus soient tranquilles, très tranquilles. Que les tribus soient parfaites, très parfaites. Que la vie soit parfaite, que l’existence que vous nous donnez soit parfaite. Ô maître géant. Empreinte de l’éclair, Splendeur de l’éclair, Empreinte du Très sage, Splendeur du Très sage, Epervier, Maitres-Mages, Dominateurs, Puissances du ciel, Procréateurs, Géniteurs, Ancien Secret, Ancienne dissimulatrice, Grand-mère du jour, Grand-mère de l’aube ! …
Que la germination soit, que l’aube soit ! »
Ils dansaient, tout en chantant…
« Sauvez, Beautés du jour, Maitres géants, Esprits du ciel, de la terre, Porteurs du Jaune, du Vert, Porteur des Filles, des fils ! Tournez-vous vers nous, répandez le vert, le jaune, donnez la vie, l’existence à mes enfants, à ma progéniture ! Qu’ils soient engendrés, que naissent vos soutiens, ceux qui vous nourrissent, qui vous invoquent sur les chemins, sur les sentiers, sur la berge des rivières, dans les ravins, sous les arbres, sous les lianes ! Donnez-leur des filles et des garçons ! Qu’il n’y ait pas de malheur ni d’infortune ! Que le mensonge ne soit ni devant ni derrière eux ! Qu’ils ne tombent pas, qu’ils ne se blessent pas, qu’ils ne se déchirent pas, qu’ils ne se brûlent pas ! Qu’ils ne tombent pas en haut du chemin ni en bas du chemin ! Qu’il n’y ait pas d’obstacle, de danger, derrière eu ou devant eux ! Donnez-leur de vert chemins et de verts sentiers ! Que votre puissance et votre sortilège ne fassent ni leur malheur ni leur infortune ! Que la vie de vos soutiens soit bonne, de ceux qui vous nourrissent, devant votre bouche et devant vos visages, ô Esprit du ciel, ô Esprit de la terre, ô Force Enveloppée, ô Pluvieux, Volcan, dans le Ciel, sur la Terre, aux quatre angles, aux quatre extrémités, pendant que l’aube existe, pendant que la tribu existe, ô dieux ! »
Ils dansaient en chantant.

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