dimanche 19 avril 2009

Conversation de Brigitte Le Roy avec Claude Bleton

En photo : www.bedetheque.com www.bedetheque.com

Claude BLETON, « Un traducteur, heureux et comblé »
par Brigitte

Depuis quarante ans, Claude BLETON a traduit tous les grands noms de la littérature espagnole et latino américaine, à faire pâlir d’envie les apprenties traductrices que nous sommes !
Travailleur acharné, traducteur insatiable, farouche défenseur du métier de traducteur mais également écrivain, Claude BLETON a été directeur du Collège International des Traducteurs à Arles.

Claude BLETON s’est soumis de bonne grâce à la trame imposée de notre questionnaire tradabordien au cours d’un entretien téléphonique qu’il m’a gentiment accordé. Un entretien cordial et chaleureux, un échange à bâtons rompus, empreint d’une grande humanité au cours duquel j’ai eu la chance, le plaisir, le privilège et l’honneur de croiser le chemin de ce « Grand Monsieur » : un amoureux de la traduction, heureux et comblé qui vous communique son enthousiasme et sa passion pour le métier !
Encore un grand merci, Monsieur BLETON !

*Dans un souci d’authenticité et afin de rester fidèle aux propos recueillis, je restitue ici, pour TRADABORDO, les réponses de Claude BLETON, avec son aimable autorisation (Propos recueillis le 7 Avril 2009)

« Dix questions à Claude BLETON »

1. Comment êtes-vous venu à la traduction ?
Eh bien, je dirai simplement que, comme Astérix « Je suis tombé dedans quand j’étais petit ! »
J’ai toujours traduit par goût. Dans les années 60, quand j’étais étudiant, je traduisais tous les textes que j’étudiais, par plaisir, par envie et par souci de mieux comprendre les textes et les auteurs que je lisais.

2. Votre première traduction, qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
Ma première traduction était un texte de Ramón Sender, « L’Empire d’un Homme », publié en 1985 chez Actes Sud.
En général, je ne reviens pas sur mes traductions, une fois publiées.
J’ai eu le malheur, un jour, de relire l’une de mes traductions, après sa publication. Et en relisant certaines phrases, j’ai été horrifié ! Je me suis dit « Mais comment l’éditeur a-t-il pu laisser passer ça ? » J’étais désespéré ! Ce fut la seule fois. Depuis, pour éviter d’être désespéré, je ne relis jamais les traductions que j’ai faites !

3. Comment voyez-vous le métier de traducteur aujourd’hui ?
L’un des changements primordiaux que l’on a pu constater ces dernières années, c’est la reconnaissance du statut de traducteur, grâce à l’A.T.L.F. notamment, dont l’action en faveur des traducteurs a été remarquable et qui s’est battue pour la reconnaissance de ce statut.
Pendant longtemps, traduire a été considéré davantage comme une activité complémentaire, une activité de dilettante. Lorsqu’un ouvrage était traduit, le nom de son traducteur n’apparaissait pas toujours, pas beaucoup.
Aujourd’hui le métier de traducteur est reconnu comme un métier à part entière.
Cependant, on constate actuellement un certain recul par rapport aux avancées obtenues : de la part de certains éditeurs, avec des contrats non respectés et une remise en question de certains acquis.
Il n’y a donc une double évolution : Une avancée par la reconnaissance du métier de traducteur d’une part, mais, un recul d’autre part avec un retour en arrière de la part de certains éditeurs.

4. Vous traduisez davantage de romans que du théâtre, par exemple, voyez-vous d’importantes différences entre les deux en tant que traducteur ?
Je ne peux pas répondre à cette question car je n’ai jamais traduit de théâtre, par exemple, ni de B.D. Non pas que je n’aime pas le théâtre ou que je ne veuille pas en traduire. Je n’ai jamais eu à traduire de B.D. non plus, j’aurai bien aimé. Mais les choses se sont présentées un peu comme ça... Ce sont les éditeurs qui proposent. Et mes éditeurs m’ont toujours proposé des romans, jamais de théâtre ni de B.D, j’ai donc traduit ce qu’on me donnait à traduire, surtout des romans. Et puis, quand vous traduisez un auteur, il vous envoie son roman suivant à traduire aussi … et les choses s’enchaînent ainsi…

5. Quels rapports entretenez-vous avec les éditeurs ?
Depuis toutes ces années, mes éditeurs sont nombreux et variés. J’ai toujours eu de bons rapports avec les éditeurs. Mais il y a cependant quelques éditeurs « bizarres » ou « véreux » parfois des « rats » !
Je ne vous demanderai pas de citer des noms…
Certains éditeurs se sont vus interdits de subventions au C.N.L parce qu’ils ne respectaient jamais les contrats de certains traducteurs.
Il faut donc faire très attention et rester vigilant… Certains traducteurs « débutants » tombent parfois dans le panneau, face à des contrats prétendus « juteux ». Il faut toujours négocier son contrat avant d’envoyer sa traduction. Le contrat est le seul moyen qu’a le traducteur de se protéger. C’est son seul moyen de pression.
Par contre, je me souviens d’une anecdote, il y a 10-15 ans, quand j’ai traduit un roman de Santiago Gamboa. Je me suis entretenu avec l’éditrice, j’ai traduit puis envoyé ma traduction et je me suis aperçu ensuite que nous avions oublié le contrat ! Mais là, c’était tout à fait différent… j’étais en très bons termes avec l’éditrice et nous étions dans un climat de totale confiance… à tel point que nous n’avions même pas penser au contrat !

6. Quels rapports éventuels entretenez-vous avec les auteurs que vous traduisez ?
J’entretiens toujours de bons rapports avec les auteurs que je traduis. Beaucoup sont d’ailleurs devenus des amis.
Certains traducteurs n’ont aucun échange avec les auteurs qu’ils traduisent.
Moi, j’ai besoin de ces échanges, j’ai besoin d’une complicité avec les auteurs. J’aime échanger, discuter avec eux, pas forcément sur leur œuvre, mais pour voir comment a pris naissance leur écriture, pour voir où se trouve la source de ce qu’ils écrivent. […] Pour moi c’est très important.
Je ne pense pas avoir d’ennemis parmi eux… Enfin, à ma connaissance !

7. Quel est votre meilleur souvenir, en tant que traducteur ?
L’un de mes meilleurs souvenirs de traducteur, l’un qui m’a le plus « ébloui » c’est lorsque j’ai traduit La Saga Fuga de Gonzalo Torrente Ballester. Plus de 900 pages, un livre hallucinant ! Une véritable « Ecole d’écriture », un livre riche, un tel foisonnement, une aventure superbe ! Un travail vraiment colossal mais qui m’a énormément apporté en tant que traducteur et du point de vue de l’écriture.
Et le moins bon ?
Je n’ai pas de souvenir d’échec à vrai dire… Si, peut-être… un échec, mais qui n’en est pas vraiment un... un échec disons… « rigolo » : J’avais traduit plusieurs romans d’Adelaida García Morales, aux éditions Stock. Quand son quatrième est sorti, l’éditeur me l’a naturellement donné à traduire. Mais je n’ai pas du tout aimé ce roman. J’ai d’abord hésité et puis « tel un héros », je me suis lancé tout de même et je l’ai traduit. Mais, une fois ma traduction terminée et remise, l’éditeur m’a reproché d’avoir fait une mauvaise traduction ! Sans doute : si on traduit un livre qu’on n’aime pas, cela transparait dans la traduction et le lecteur lira : « J’aime pas, j’aime pas, j’aime pas ! » Conclusion : Il vaut mieux aimer les livres qu’on traduit !

8. Y a-t-il un texte en particulier que vous aimeriez traduire ou que vous auriez aimé traduire ?
À vrai dire, je n’ai pas de problèmes avec les regrets ! Ou si j’en ai eu, je ne m’en souviens plus, je les ai oubliés. Les regrets, je les oublie très vite !
Je peux dire que je suis content de ce que je fais.
Il y a peut-être un texte que j’aurais aimé traduire : « El Libro de Buen Amor », mais ce n’est pas vraiment un regret, juste un concours de circonstances.
Un éditeur m’avait proposé de le traduire et, au même moment, le livre est sorti chez un éditeur voisin, traduit par un autre traducteur, donc nous avons renoncé et le projet n’a pas eu de suite.
Depuis toutes ces années, j’ai eu la chance de traduire beaucoup d’auteurs. Chaque nouveau roman à traduire est une nouvelle aventure, un « nouveau voyage » ! Je peux dire qu’en tant que traducteur je suis heureux et comblé. J’ai vraiment le sentiment d’être un privilégié !

9. Le traducteur est-il pour vous un auteur ou un passeur ?
Pour moi, c’est très clair : le traducteur n’est pas un auteur. L’auteur part d’une page blanche, pas le traducteur !
Un passeur ? Qu’est-ce que c’est qu’un passeur ? C’est une personne qui prend une autre personne sur une berge et qui la dépose sur une autre berge… Ce terme de « passeur » est une supercherie, c’est une fausse image, parce que ce n’est pas la même personne qui arrive de l’autre côté. Je déteste cette image ! Je m’emporte…
Non, le traducteur n’est ni un auteur, ni un passeur.
[…]
Parfois, je m’amuse à dire que je suis devenu traducteur « par paresse » !
Le traducteur porte un regard personnel et professionnel sur un texte. Il s’interroge et se pose des questions sur ce qu’il va traduire. C’est un « artisan de l’écriture ». Il va traduire sur le papier, à partir d’une langue source, un texte qu’il va transmettre dans une langue cible, le français : c’est un acte personnel d’écriture. Il n’y a pas de magie à l’état pur !

10. Traduire a-t-il fait de vous un lecteur différent ? Et si oui, quel lecteur ?
Lecteur, je le suis et je l’ai été avant de traduire. Depuis le temps que je traduis, oui, forcément, un lecteur différent mais surtout parce que j’ai lu beaucoup de livres. Mais je ne suis pas devenu lecteur en traduisant. La question est mal posée…
La lecture du traducteur, ce n’est pas la même que celle du lecteur qui lit « pour le plaisir ». Il n’y a pas ce même rapport de plaisir de lecteur. Le traducteur a un « regard inquisiteur du bouquin ». Rien ne m’échappe, petit bout par petit bout. Le lecteur qui lit pour le plaisir ne lit pas tout et pas avec le même regard. Le traducteur, lui, se doit de distiller les mots un à un pour traduire.

11. Question « subsidiaire » : Quel conseil pourriez-vous donner à un apprenti traducteur ou une apprentie traductrice ?
Je n’ai pas vraiment de conseil à donner… Mais une chose est sûre : quand on regarde une œuvre, une peinture par exemple, on ne regarde pas le cadre ou la toile, on regarde le travail réalisé.
Quand on lit une « belle traduction », c’est la même chose : c’est LE TRAVAIL que l’on voit avant tout et c’est un gros travail !
Pour traduire, il faut très bien connaître sa langue maternelle, connaître sa propre culture, il faut aussi beaucoup lire dans sa propre langue. La lecture déteint sur la traduction.
Si vous écrivez, en vous trouvant dans un pays étranger, votre écriture ne s’en ressentira pas. Mais si vous traduisez dans les mêmes conditions, votre traduction s’en ressentira. L’écriture « résiste aux enzymes », mais pas la traduction !
Alors, plutôt qu’un conseil, je donnerai un « avis » : « Travaille, mon petit bonhomme ! » - ou « ma petite bonne femme », si c’est une traductrice ! - ou « Travaillez, travaillez, prenez de la peine ! ».
Et …BONNE CHANCE !

Propos recueillis le 7 avril 2009.

[12. M’autorisez-vous à publier cet entretien sur notre blog « Tradabordo » ? (Blog des enseignants et étudiants du Master 2 Professionnel de Traduction littéraire Parcours espagnol - Université Michel de Montaigne BORDEAUX III) ?
Vous pouvez publier… Il n’y a pas de « Secret bancaire » ! ]

BIBLIOGRAPHIE :

Quelques titres, parmi les innombrables romans et recueils de poésie traduits par Claude BLETON :

• Paco IGNACIO TAIBO II (Mexique) : Pancho Villa, roman d’une vie, Ed. PAYOT RIVAGES, 2009.
• Manuel VÁZQUEZ MONTALBÁN (Espagne) : Le Labyrinthe grec, Ed. SEUIL Points Policiers, 2009.
• Juan Gabriel VASQUEZ (Colombie) : Les Dénonciateurs, Ed. ACTES SUD, 2008.
• Senel PAZ (Cuba) : Sous un ciel de diamants, Ed. ACTES SUD, 2008.
• Carla GUELBENFEIN (Chili) : Ma Femme de ta Vie, Ed. ACTES SUD, 2007.
• Santiago GAMBOA (Colombie) : Le Syndrome d’Ulysse, Ed. METAILIE, 2007.
• Belén GOPEGUI (Espagne) : Le Côté froid de l’oreiller, Ed. SEUIL, 2006.
• Roberto LUQUE ESCALONA (Cuba) : Une maison explosive, Ed. ACTES SUD, 2006.
• José Manuel FAJARDO (Espagne) : L’eau à la bouche, Ed. METAILIE, 2006.
• Francisco CASAVELLA (Espagne), Trilogie Les jours du Watusi, Les Jeux Féroces (Tome 1) Ed. ACTES SUD, 2004, Du vent et des Bijoux (Tome 2), Ed. ACTES SUD 2005, Le langage impossible (Tome 3), Ed. ACTES SUD 2005.
• Karla SUÁREZ (Cuba) : La voyageuse, Ed. METAILIE, 2005.
Antonio MUÑOZ MOLINA (Espagne) : Le Royaume des Voix (Titre original : El Jinete Polaco), Ed. SEUIL 2000 / Bélténébros, Ed. ACTES SUD, 1995.
• Zoé VALDES (Cuba) : Une Habanera à Paris, Poèmes d’anthologie (Titre original : Una habanera en París), Collection « Du Monde Entier », Ed. GALLIMARD, 1997 / Compartiment fumeurs (Titre original : Vagón para fumadores), Ed. ACTES SUD, 1999.
• Vilma FUENTES (Mexique) : L’autobus de Mexico (Titre original : El Autobús de México), Ed. ACTES SUD, 1999.
• Carmen MARTÍN GAITE (Espagne) : Passages nuageux, Ed. FLAMMARION, 1999.
• Gonzalo TORRENTE BALLESTER (Espagne) : La Saga Fuga de J.B., Ed. ACTES SUD, 1991.
• Ramón SENDER (Espagne) : L’Empire d’un Homme, (Titre original : El Lugar de un Hombre), Ed. ACTES SUD, 1985.
• En 2004, il a publié son premier roman « Les nègres du traducteur » aux Editions Métailié.

3 commentaires:

Nathalie a dit…

Merci pour cette belle contribution, Brigitte. Tu as fait du beau travail !

Laure L a dit…

Oui, Nathalie a bien raison. Merci de ta contribution Brigitte.

Brigitte a dit…

Merci beaucoup "les filles" !
Et je vous souhaite de tout coeur un entretien aussi cordial, enrichissant et instructif car..."Vous le valez bien !"