Six heures trente. Le radio-réveil se déclencha. Encore une de ces chansons gnangnans qu’on entendait sans cesse chaque jour. Léa sortit difficilement de son lit, encore à demi-endormie. Elle savait bien qu’elle n’aurait pas dû suivre sa coloc’ hier soir, mais la tentation avait été trop grande. Résultat : des yeux cernés, un teint blafard, et une humeur maussade. La vie monotone suivait son court, la journée qu’elle allait passer ressemblerait à toutes les précédentes. Elle prendrait son petit-déjeuner, composé d’un café au lait, de deux Cracottes tartinées de beurre salé —car le beurre doux n’était pas du vrai beurre —, d’un verre de jus de fruit multivitaminé —sans sucres ajoutés, bien entendu —, et d’un « Bio » au bifidus actif, pour réguler son transit —ah nan, c’est vrai ! Maintenant ça s’appelle « Activia », quelle idée ! —. Ensuite, elle prendrait sa douche, histoire de se réveiller, et s’habillerait avec les premiers vêtements qu’elle croiserait dans sa chambre, puisque de toute façon, elle se changerait à peine soixante minutes plus tard. Elle irait attraper le bus en bas de chez elle, bondé, comme d’habitude, et se frayerait un chemin pour atteindre le fond et coller son nez contre la vitre, afin d’observer la ville qui s’animait peu à peu. Elle se ferait bousculer par les autres voyageurs, si individualistes, si égoïstes, si stressés, reflet de notre société actuelle, et les insulterait mentalement, pour ne pas s’attirer d’ennuis. Elle inspecterait son voisin d’en face, commençant par les chaussures, car oui, selon Léa, elles fournissaient des éléments précieux sur la personnalité de son propriétaire. Puis elle remonterait lentement, ferait une pause plus marquée sur les mains —qu’elles jugeaient également essentielles pour déterminer le caractère d’un être humain—, et achèverait son examen par le visage, parfois si expressif, parfois si neutre, vide de toute émotion. Elle arriverait à l’usine, un brin en retard, se ferait sermonner par son patron, filerait dans les vestiaires pour enfiler sa tenue, échangerait quelques mots avec sa collègue Nadine, jamais à l’heure, elle non plus, et rejoindrait son poste. Elle passerait huit heures debout, à regarder défiler des boites. Sa mission était très simple : prendre une conserve et la fermer avec un couvercle, geste qu’elle répétait des milliers de fois en l’espace d’une journée. Durant la pause de midi, elle irait en cachette dans l’immense salle qui lui était interdite, s’installerait discrètement sur la dernière marche de l’escalier en fer, à l’abri de tout regard, et contemplerait les petits pois rebondir sur le tapis roulant, seul plaisir qu’elle pouvait s’offrir dans ce bâtiment si lugubre et si déprimant. La valse que produisaient ces minuscules billes vertes l’enchantait et l’inspirait dans ses écrits. Car Léa écrivait, du moins elle essayait, c’est pourquoi, en attendant de trouver un éditeur qui accepte de la publier, elle se retrouvait coincée dans cette firme. Et ça faisait déjà sept ans que chaque soir, en rentrant, elle prenait son stylo, une feuille blanche —car les ordinateurs déshumanisent les gens—et couchait des mots sur le papier, repensant au ballet qu’avaient réalisé les petits pois.Mais ce jour-là, la routine fut brisée par un incident technique : tous les tapis roulants furent stoppés pendant une bonne vingtaine de minutes, pile au moment où Léa pénétrait dans la pièce centrale. C’était impossible ! Comment allait-elle tenir l’après-midi sans avoir assister à son spectacle quotidien ? Comment poursuivre son travail de robot sans avoir quelque chose à quoi se raccrocher ? Elle comprit alors qu’il s’agissait sans doute d’un signe du destin qui l’encourageait à quitter ce monde d’automates pour celui de la littérature. Elle retourna donc au vestiaire, réunit ses affaires, salua son chef d’un bras d’honneur, quitta cet enfer de machines et respira un grand coup l’air environnant : elle se sentait enfin libre.
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