par Roland Mellerio
Avez-vous déjà réfléchi au concept de la salle d'attente ?
La salle d'attente est un lieu de perdition. On y entre en se demandant surtout quand on en sortira. On est à la merci de tous, serviles. Attendre, c'est être pris au piège. Voyez plutôt mon cas aujourd'hui : cela fait environ une heure et trente-six minutes que j'attends - mais j'étais arrivé avec treize minutes d'avance.
Moi, je constate qu'attendre est un concept contre-nature. C'est une attitude inhumaine. Les animaux peuvent attendre, les plantes peuvent attendre, mais les humains, qui ont conscience du temps qui passe, ne peuvent pas attendre pour attendre. Notez qu'on attend toujours en vue de quelque chose. Rarement vous entendrez ce genre de dialogues :
« Qu'est-ce que tu as prévu pour samedi soir ? »
« Oh, samedi... rien d'original, une petite soirée d'attente entre amis. On a prévu de bien s'attendre entre nous avant d'aller attendre tous ensemble dans un endroit sympa. »
L'attente est anormale. Si on attend, c'est parce qu'il y a des dysfonctionnements dans notre super-système. Dans le système global, je veux dire, le système mondial. L'harmonie de l'univers, le grand horloger, tout ça, vous parlez d'une supercherie ! Tout n'est que complications, désorganisations, perturbations.
C'est bien connu, aujourd'hui, l'informatique, la vitesse, ça nous rend fous. Moi, personnellement, je ne me pose pas en victime ; mais il est vrai que nous – en particulier les jeunes, n'est-ce pas ? – les jeunes sont intolérants à l'ennui, ils ne peuvent plus supporter la frustration, ils veulent tout, tout de suite. Et ils ont raison ! On les a mieux habitués que nous, nous qui avons passé notre enfance à attendre à tout bout de champ.
Le saviez-vous ? L'Espagnol, intelligent, a trouvé une parade romantique : il n'attend pas, il espère. Il espère que le train trouvera le chemin des rails pour entrer en gare, il espère que l'avion pensera à lui et fera escale dans cet aéroport, il espère que le médecin qui lui a donné rendez-vous la veille n'aura pas décidé d'interrompre sa carrière entre-temps. Drôle de philosophie de vie, vous ne trouvez pas ? Car même en espérant, me direz-vous, on peut parfois espérer longtemps.
On en revient au même : pourquoi patienter, si patienter c'est souffrir ? Qui trouve du plaisir à faire acte de patience ? Oui, on rencontre parfois des patients patients. Ou de patients patients, comme on voudra. Mais une patientèle dans ce genre n'existe que dans les rêves éveillés des concepteurs de salles d'attente. Celui qui élabore ce genre d'endroit se représente déjà les sourires heureux des personnes qui prendront place sur ces fauteuils et ces chaises, le bonheur absolu que ce sera pour eux d'attendre ensemble dans un tel endroit. Il ne se rend pas compte de l'horreur qu'il est en train de créer.
Avez-vous déjà remarqué le processus inévitable qui s'enclenche chez chaque individu qui pénètre dans une salle d'attente ?
Comme l'attente en elle-même est un phénomène insoutenable, l'être humain regroupe sous cette appellation toute une série d'activités variées :
Le premier réflexe de l'individu est d'observer les lieux. À peine a-t-il posé un pied dans la salle qu'il cherche à la classer dans sa typologie personnelle des lieux où l'on attend. Chaises, table basse, cadres, le curseur va et vient pour finalement se stabiliser sur la « note » qu'il donnera à cette salle. « La décoration est harmonieuse, chaises métalliques sur lit de moquette électrique, quoiqu'un brin minimaliste quant aux divers tons employés. Mais elle est lumineuse, et la disposition des éléments à quelque chose de feng shui, les différentes énergies communiquent entre elles, avec cet arbuste en coin, ce néon opalin, et l'on entend au fond du couloir de l'eau qui clapote sur une vasque en porcelaine, comme une fontaine appelant à la relaxation. » Tout usager aguerri de la salle d'attente devient expert en décoration d'intérieur.
Vient rapidement derrière ce premier réflexe celui du choix du fauteuil. Le chanceux qui trouvera un fauteuil moelleux et accueillant se sentira flatté. On a veillé à mon confort, pensera-t-il. Et de se jeter dedans, sans plus pouvoir en bouger. Si par infortune l'attente vient à être écourtée, le nouveau propriétaire du fauteuil tombera de haut. En règle générale, ce n'est jamais dans ces salles-là que l'attente est cruellement longue.
L'activité qui suit naturellement ces considérations consiste en une débauche intellectuelle, accompagnée d'un certain instinct animal : la vue d'un article sur la vie intime du président Chirac devient tout à coup irrésistiblement attirante ; n'importe quel individu, même cet homme d'affaires respectable là-bas, est prêt à se jeter sur le magazine avant qu'un autre ne le remporte.
Pire encore, faute de magazine, on peut parfois tomber plus bas : la lecture du dépliant informatif sur le dépistage des maladies liées à l'âge devient soudain indispensable. C'est comme si on n'avait pas pu vivre jusque là sans lui, comme si on l'avait attendu toute notre vie, il est enfin là, il ne faut pas que j'en perde une miette, il faut que je le lise jusqu'à la dernière lettre là en tout petit en bas dans le coin. L'être humain, confronté au phénomène angoissant de l'attente, se doit pour sa survie de trouver quelque chose à faire.
Régulièrement, des affiches ornent les murs, du même genre que le dépliant, mais beaucoup plus frustrantes puisqu'avec moins de texte. Lorsque le concepteur de la salle a les moyens, ce sont des tableaux d'art-de-notre-temps, incompréhensibles, qui fleurissent sur les murs. Ceux-là déclenchent souvent des questions métaphysiques profondes. Tout individu dans une salle d'attente se découvre une passion pour l'art abstrait.
S'ensuit une observation des personnes alentour, dans leurs moindres détails...
Après avoir épuisé ces quelques ressources disponibles, le processus entre dans une phase critique : n'ayant plus rien à observer qui soit hors de soi, l'individu se concentre sur lui-même. Il peut au choix détailler ses ongles, faire l'inventaire visuel du contenu de son sac à main, et finit par en oublier les bonnes manières. Harassé, déformé, il est en proie à des tics nerveux.
La sphère privée de chacun est au départ réduite par l'importance de la sphère publique dans cette salle. Mais au fur et à mesure de l'attente, l'individu s'absorbe dans la contemplation de son for intérieur, qui grossit jusqu'à rassembler plus de monde que l'Agora un jour de marché.
La preuve en est qu'à force de raconter à qui veut l'entendre qu'il vaut mieux espérer qu'attendre, mes interlocuteurs se sont lassés. À l'évidence, personne ne m'écoute vraiment. En réalité, à y regarder de plus près, je pense même qu'à part la mienne il n'y a pas âme qui vive dans cette salle d'attente.
Je dois en conclure que l'on y entre seul mais que, pour peu qu'on y reste un peu trop longtemps, l'on en ressort toujours à deux : c'est-à-dire avec soi-même.
La salle d'attente est un lieu de perdition. On y entre en se demandant surtout quand on en sortira. On est à la merci de tous, serviles. Attendre, c'est être pris au piège. Voyez plutôt mon cas aujourd'hui : cela fait environ une heure et trente-six minutes que j'attends - mais j'étais arrivé avec treize minutes d'avance.
Moi, je constate qu'attendre est un concept contre-nature. C'est une attitude inhumaine. Les animaux peuvent attendre, les plantes peuvent attendre, mais les humains, qui ont conscience du temps qui passe, ne peuvent pas attendre pour attendre. Notez qu'on attend toujours en vue de quelque chose. Rarement vous entendrez ce genre de dialogues :
« Qu'est-ce que tu as prévu pour samedi soir ? »
« Oh, samedi... rien d'original, une petite soirée d'attente entre amis. On a prévu de bien s'attendre entre nous avant d'aller attendre tous ensemble dans un endroit sympa. »
L'attente est anormale. Si on attend, c'est parce qu'il y a des dysfonctionnements dans notre super-système. Dans le système global, je veux dire, le système mondial. L'harmonie de l'univers, le grand horloger, tout ça, vous parlez d'une supercherie ! Tout n'est que complications, désorganisations, perturbations.
C'est bien connu, aujourd'hui, l'informatique, la vitesse, ça nous rend fous. Moi, personnellement, je ne me pose pas en victime ; mais il est vrai que nous – en particulier les jeunes, n'est-ce pas ? – les jeunes sont intolérants à l'ennui, ils ne peuvent plus supporter la frustration, ils veulent tout, tout de suite. Et ils ont raison ! On les a mieux habitués que nous, nous qui avons passé notre enfance à attendre à tout bout de champ.
Le saviez-vous ? L'Espagnol, intelligent, a trouvé une parade romantique : il n'attend pas, il espère. Il espère que le train trouvera le chemin des rails pour entrer en gare, il espère que l'avion pensera à lui et fera escale dans cet aéroport, il espère que le médecin qui lui a donné rendez-vous la veille n'aura pas décidé d'interrompre sa carrière entre-temps. Drôle de philosophie de vie, vous ne trouvez pas ? Car même en espérant, me direz-vous, on peut parfois espérer longtemps.
On en revient au même : pourquoi patienter, si patienter c'est souffrir ? Qui trouve du plaisir à faire acte de patience ? Oui, on rencontre parfois des patients patients. Ou de patients patients, comme on voudra. Mais une patientèle dans ce genre n'existe que dans les rêves éveillés des concepteurs de salles d'attente. Celui qui élabore ce genre d'endroit se représente déjà les sourires heureux des personnes qui prendront place sur ces fauteuils et ces chaises, le bonheur absolu que ce sera pour eux d'attendre ensemble dans un tel endroit. Il ne se rend pas compte de l'horreur qu'il est en train de créer.
Avez-vous déjà remarqué le processus inévitable qui s'enclenche chez chaque individu qui pénètre dans une salle d'attente ?
Comme l'attente en elle-même est un phénomène insoutenable, l'être humain regroupe sous cette appellation toute une série d'activités variées :
Le premier réflexe de l'individu est d'observer les lieux. À peine a-t-il posé un pied dans la salle qu'il cherche à la classer dans sa typologie personnelle des lieux où l'on attend. Chaises, table basse, cadres, le curseur va et vient pour finalement se stabiliser sur la « note » qu'il donnera à cette salle. « La décoration est harmonieuse, chaises métalliques sur lit de moquette électrique, quoiqu'un brin minimaliste quant aux divers tons employés. Mais elle est lumineuse, et la disposition des éléments à quelque chose de feng shui, les différentes énergies communiquent entre elles, avec cet arbuste en coin, ce néon opalin, et l'on entend au fond du couloir de l'eau qui clapote sur une vasque en porcelaine, comme une fontaine appelant à la relaxation. » Tout usager aguerri de la salle d'attente devient expert en décoration d'intérieur.
Vient rapidement derrière ce premier réflexe celui du choix du fauteuil. Le chanceux qui trouvera un fauteuil moelleux et accueillant se sentira flatté. On a veillé à mon confort, pensera-t-il. Et de se jeter dedans, sans plus pouvoir en bouger. Si par infortune l'attente vient à être écourtée, le nouveau propriétaire du fauteuil tombera de haut. En règle générale, ce n'est jamais dans ces salles-là que l'attente est cruellement longue.
L'activité qui suit naturellement ces considérations consiste en une débauche intellectuelle, accompagnée d'un certain instinct animal : la vue d'un article sur la vie intime du président Chirac devient tout à coup irrésistiblement attirante ; n'importe quel individu, même cet homme d'affaires respectable là-bas, est prêt à se jeter sur le magazine avant qu'un autre ne le remporte.
Pire encore, faute de magazine, on peut parfois tomber plus bas : la lecture du dépliant informatif sur le dépistage des maladies liées à l'âge devient soudain indispensable. C'est comme si on n'avait pas pu vivre jusque là sans lui, comme si on l'avait attendu toute notre vie, il est enfin là, il ne faut pas que j'en perde une miette, il faut que je le lise jusqu'à la dernière lettre là en tout petit en bas dans le coin. L'être humain, confronté au phénomène angoissant de l'attente, se doit pour sa survie de trouver quelque chose à faire.
Régulièrement, des affiches ornent les murs, du même genre que le dépliant, mais beaucoup plus frustrantes puisqu'avec moins de texte. Lorsque le concepteur de la salle a les moyens, ce sont des tableaux d'art-de-notre-temps, incompréhensibles, qui fleurissent sur les murs. Ceux-là déclenchent souvent des questions métaphysiques profondes. Tout individu dans une salle d'attente se découvre une passion pour l'art abstrait.
S'ensuit une observation des personnes alentour, dans leurs moindres détails...
Après avoir épuisé ces quelques ressources disponibles, le processus entre dans une phase critique : n'ayant plus rien à observer qui soit hors de soi, l'individu se concentre sur lui-même. Il peut au choix détailler ses ongles, faire l'inventaire visuel du contenu de son sac à main, et finit par en oublier les bonnes manières. Harassé, déformé, il est en proie à des tics nerveux.
La sphère privée de chacun est au départ réduite par l'importance de la sphère publique dans cette salle. Mais au fur et à mesure de l'attente, l'individu s'absorbe dans la contemplation de son for intérieur, qui grossit jusqu'à rassembler plus de monde que l'Agora un jour de marché.
La preuve en est qu'à force de raconter à qui veut l'entendre qu'il vaut mieux espérer qu'attendre, mes interlocuteurs se sont lassés. À l'évidence, personne ne m'écoute vraiment. En réalité, à y regarder de plus près, je pense même qu'à part la mienne il n'y a pas âme qui vive dans cette salle d'attente.
Je dois en conclure que l'on y entre seul mais que, pour peu qu'on y reste un peu trop longtemps, l'on en ressort toujours à deux : c'est-à-dire avec soi-même.
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