Les premières phrases incontournables de Tradabordo
par Jacqueline
par Jacqueline
Avant d’être celles de Tradabordo, elles sont celles de Pierre Vavasseur, l’auteur du Guide des 100 premières phrases incontournables (de romans français ou étrangers) que l’auteur présente, dit la quatrième de couverture, avec « sagesse et humour » ; vérification faite, on ne peut qu’être d’accord avec l’éditeur – Flammarion, collection Librio.
Prenons l’exemple de la première phrase du Quichotte, que nous connaissons tous par cœur (ici étudiée dans la traduction de Louis Viardot), et qu’il analyse ainsi : « Sept virgules. Oui, il faut parfois, avec la littérature, se livrer à de misérables petits comptes d’apothicaire pour en attraper l’identité. Remarquons comme la phrase avance dans le mouvement de ces rames que sont ses virgules. On croirait un entraînement de joutes au petit matin sur un fleuve, sous les encouragements métronomes de capitaine, à savoir Cervantès lui-même . Voyons ce jeu de reins : « de la Manche »-han !-« ne veux pas me »-han !-« vivait »-han !- « il n’y a pas longtemps » -han !- « un hidalgo »-han ! […] Pour le reste, que dire ? Que l’auteur se méfie de son propre sujet. Il y va à contrecœur. Le nom de la bourgade ? Mieux vaut l’oublier. Le héros dont il veut nous entretenir ? Pas spécialement sympathique. Les virgules sont précisément là pour le hacher menu. Et voyez comme, excepté la « rondache » - un bouclier- « antique », cette présentation est une affaire d’angles et de pointes, de lance de râtelier et de lévrier. Cet hidalgo est gaulé comme un paratonnerre ».
Cette lecture et celle des textes qui suivent m’a donné envie de m’essayer à cet exercice : qu’en est-il de la première phrase de ma traduction longue ? Tout le roman y est-il en germe ?
Si l’on fait fi du paratexte puisque la note de l’auteur lui-même « Comencé a redactar… » présentée comme un épigraphe nous fournit forcément quelque indication et si nous nous en tenons à l’incipit, nous avons ceci :
« Nos trasladaron de noche. », qui pourrait donner littéralement : On nous transféra de nuit.
La langue source est plus concise, ce n’est pas une découverte. Quatre mots pour nous plonger immédiatement dans un univers dont on ne sait pas encore qu’il est carcéral, c’est la seconde phrase qui nous l’apprendra, mais qui tout de suite apparaît sombre et inquiétant : une indication temporelle, « noche », on est dans les ténèbres, - la perte de la liberté ?- ; le « nos » de sujet devient objet, « trasladar » : il s’agit donc d’un passage où l’on perd son identité pour devenir un objet, -le transfert à la prison ?- il y a « eux » et il y a « nous » : deux blocs dont l’un est soumis à l’autre –la lutte ?- et le narrateur se confond avec un « nosotros » indéfini. Le prétérit « trasladaron » indique clairement que nous sommes dans l’espace des souvenirs, on se trouve dans un temps détaché du présent de l’écriture.
Cette phrase extrêmement brève, d’une simplicité totale, souligne la brutalité des faits : on devine que les prisonniers passent très rapidement du lieu où ils étaient retenus jusque là à ce monde inconnu ; elle nous fournit sans en avoir l’air une foule d’informations. Il faut être à l’écoute des premières phrases. « La première phrase, dit Pierre Vavasseur, revêt quelque chose de sacré, de profondément mystérieux. En trouvant cette clef, on trouve la serrure ; et derrière la porte, une maison qui se construit au fur et à mesure » […] Dans sa forme, son rythme, le choix des mots, sa précipitation ou sa langueur appuyée, son attention à décrire ou sa tendance à l’ellipse, sa volonté de séduire ou sa curieuse banalité, il y a le code génétique de tout ce qui va suivre».
La traduction peut-elle rendre tout cela ? Si nous reprenons « ma » première phrase et sa traduction littérale possible, il y a dans la langue source un rythme qui rend mieux compte des remarques faites ci-dessus, des allitérations aussi en « s » , en « d » qui montrent mieux le glissement vers un monde de dureté ; en revanche, en français, il serait possible de souligner d’emblée l’opposition entre « ils « et « nous », l’espagnol et sa marque générique de la personne attachée au verbe ne le permet pas et joue sur l’ambiguïté, l’accent est mis implicitement sur l’espace –l’espace carcéral ?- car le Sexto est bien cette prison que tout lecteur péruvien virtuel connaît. La traduction : « on nous transféra de nuit » permet de rétablir le rythme tout en rejetant les acteurs dans l’anonymat pour mieux mettre en valeur l’action. Nous vérifions ainsi que dans la traduction, comme le dit notre tuteur, Jean-Marie Saint-Lu, tout est affaire de gains et de pertes. A cet égard, la première phrase est d’une logique implacable.
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