par Lindsay Beyerstein
À ma demande, Ghislaine Fournès (Professeur à l'Université de Bordeaux 3) a aimablement accepté de rédiger ces quelques pages… L'objectif était de convaincre les sceptiques et les fâcheux de l'intérêt et de la richesse de la version / traduction classique – un univers mystérieux et hostile pour nombre d'entre nous (dont je fais partie, je l'avoue très humblement)… peut-être un peu moins mystérieux et hostile à présent qu'il nous est présenté par une grande spécialiste.
Merci Ghislaine !
La meilleure traduction est celle qui sacrifie le moins la richesse de l’original, ce qui implique qu’on recherche, sur chaque problème concret, toutes les ressources qu’offre à cet endroit la langue française et qu’on choisisse en fonction de notre connaissance, qui se doit d’être aussi précise que possible, de la langue, de la civilisation — ce terme recouvrant à la fois les faits historiques et aussi les mentalités —, et de la littérature du pays où est né le texte d’origine. Cette double exigence est d’autant plus forte qu’elle s’applique à des textes d’une époque lointaine et révolue. La langue du Siècle d’or — plus exactement des œuvres écrites entre le début du XVIe et le XVIIIe siècle — présente de nombreuses difficultés : nombre de mots d’usage ont vu leur sens évoluer, certaines tournures déroutent, la syntaxe fluctuante renferme des pièges, et, surtout, le discours est porté par des valeurs délaissées et par des mœurs tombées en désuétude, ce qui les rend souvent peu accessibles au lecteur contemporain.
La pratique de la version classique demande donc, tout d’abord, une immersion dans les modes de pensée du Siècle d’or, ce qui ne peut se faire qu’à travers la fréquentation assidue des grands auteurs, assortie d’une connaissance des moments forts de cette époque, à la fois une, puisque sous le gouvernement des Habsbourg, et plurielle, car cette Espagne, ainsi que sa langue, ne sont ni statiques, ni uniformes durant ces trois siècles. Tout traducteur se doit d’être avant tout un lecteur ; le traducteur des auteurs du Siècle d’or fera en sorte d’être familier de la langue lumineuse de Cervantès — la première partie du Don Quichotte fut traduite par César Oudin en 1614 et la seconde par François de Rosset quelques années plus tard —, il se frottera bien sûr au roman picaresque, du Lazarillo au Buscón, et tâtera également de la pensée des mystiques, tout en ne dédaignant pas de musarder du côté de la poésie amoureuse ou de la comedia.
Que voilà un beau programme, me direz-vous, pour quelqu’un qui peine parfois à appréhender ne fût-ce que le sens littéral de certaines de ces œuvres ! À cela je répondrai que c’est précisément le rôle des œuvres déjà traduites que d’ouvrir la voie de la compréhension. Pour s’en persuader, il n’est que de citer le succès que recueillirent les premières traductions des grands auteurs de ce Siècle d’or, traduits, diffusés, appréciés et commentés — ainsi que joués pour quelques œuvres — de ce début du XVIIe siècle jusqu’à nos jours. François de Rosset, après sa traduction de la seconde partie du Don Quichotte, met de plus à son actif une version de Persilès et Sigismunda (1617) et, en collaboration avec Audiguier, traduit les Nouvelles exemplaires (1615). Jean Chapelain propose en 1620 une version du Guzman de Alfarache d'Alemán sous le titre Le Gueux ou la Vie de Guzman de Alfarache. Claude Lancelot donne en 1624 les Délices de la Vie pastorale de l'Arcadie de Lope de Vega, après avoir traduit un roman dialogué de Figueroa sous le titre La Constante Amarillis. Le Lazarillo sera également traduit par Jean Baudoin et il faut attendre 1633 pour avoir la première traduction La Celestina de Fernando de Rojas. Citons, enfin, la traduction intégrale en 1645 des Œuvres de Don Francisco de Quevedo. Cette énumération, qui est loin d’être exhaustive, prouve assez l’engouement des lettrés du XVIIe siècle pour les grands auteurs espagnols ; ce siècle fut donc également l’époque dorée de la traduction littéraire.
Cependant le siècle des Lumières tourna le dos à la traduction des grands auteurs baroques car, pour les philosophes, l'esprit doit s'affranchir de la tutelle de l'Antiquité et la littérature de celle de la traduction. Pour les rationalistes, il reste à progresser, à créer plus qu'à traduire. Cette attitude, Montesquieu l'illustre de manière très caustique dans une de ses Lettres persanes (CXXVIII, 1719) : « J'ai une grande nouvelle à vous apprendre, fait-il dire à l'un de ses personnages ; je viens de donner mon Horace au public. -Comment ! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il y est. -Vous ne m'entendez point, reprend l'autre, c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour : il y a vingt ans que je m'occupe à faire des traductions. Quoi Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! ».
Il incombe donc à chaque traducteur de prouver que l’on peut traduire et penser conjointement ou, pour mieux dire, que la pensée sert la traduction et vice-versa. Certains se sont attelés avec excellence à cette tâche : Georges Hérelle a traduit coup sur coup plusieurs romans de Vicente Blasco Ibañez, M. Bixio a donné Boue et roseaux (1905) du même auteur mais aussi Miséricorde de Benito Pérez Galdós ; Valery Larbaud a signé une traduction d'Echantillons de Ramón Gómez de la Serna. Mis à part ces œuvres, citées à titre d'exemple, c'est surtout la foisonnante production des écrivains latino-américains qui intéressent les maisons d’édition d’aujourd’hui et leurs traducteurs ; citons parmi les auteurs les plus traduits Miguel Angel Asturias, Ernesto Sabato Julio Cortázar, Jorge Borges, Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes, Alejo Carpentier, Pablo Neruda, Luís Cernuda…
Est-ce à dire que la traduction des auteurs du Siècle d’or n’intéresse plus le public d’aujourd’hui et qu’il n’est nul besoin de remettre sur le métier les grandes œuvres classiques ? Le succès rencontré par le Don Quichotte nouvellement traduit, dépoussiéré a-t-on écrit, en 2001 par Aline Schulman, apporte un premier démenti. On se doit de citer également comme traducteurs des auteurs du Siècle d’or espagnol Jean Bourg, qui s’est s'intéressé au grand représentant baroque de la fin de l'Âge d'or, Francisco Quevedo, dont il a traduit en 1981 le chef-d'oeuvre L'Heure de tous. Florence Delay a proposé en 1989 une version moderne de La Celestina de Fernando de Rojas qui fut jouée par la suite au Théâtre de l’Odéon à Paris avec Jeanne Moreau dans le rôle titre. En plus de cette œuvre, ce sont principalement les dramaturges du Siècle d'or espagnol qui fascinent à l’époque contemporaine des traducteurs, et non des moindres comme Alexandre Arnoux qui traduit La Vie est un songe de Calderón, Albert Camus traducteur de nombreuses pièces de Calderón et de Lope de Vega, Jules Supervielle qui donne en 1956 L'Etoile de Séville de Lope de Vega, Maurice Clavel qui signe une version du Don Juan de Tirso de Molina, et, enfin, Georges Pillement qui, en plus du Rufian heureux de Cervantès, traduit des pièces de Calderón, de Lope de Vega et de Tirso de Molina.
Une fois immergé dans l’esprit que d’aucuns qualifient de siècledoriste, l’apprenti traducteur, armé de sa connaissance des mentalités, des débats, des mœurs et des inquiétudes d’une époque certes révolue mais qui nous tend souvent un miroir grossissant et dérangeant, saura alors déjouer l’anachronisme — danger qui sans relâche guette —, remettre sur pied une syntaxe enjouée et quelque peu libertine afin de transporter le génie de l’écriture d’une langue à l’autre. Entreprise ardue que celle d’un traducteur de textes classiques, où l’érudition doit aller de pair avec la plus extrême rigueur, sans toutefois négliger l’intuition d’un mot, d’une résonance, intuition qui nous livrera, enfin et après moult efforts, le sens et l’humanité du texte.
Merci Ghislaine !
La meilleure traduction est celle qui sacrifie le moins la richesse de l’original, ce qui implique qu’on recherche, sur chaque problème concret, toutes les ressources qu’offre à cet endroit la langue française et qu’on choisisse en fonction de notre connaissance, qui se doit d’être aussi précise que possible, de la langue, de la civilisation — ce terme recouvrant à la fois les faits historiques et aussi les mentalités —, et de la littérature du pays où est né le texte d’origine. Cette double exigence est d’autant plus forte qu’elle s’applique à des textes d’une époque lointaine et révolue. La langue du Siècle d’or — plus exactement des œuvres écrites entre le début du XVIe et le XVIIIe siècle — présente de nombreuses difficultés : nombre de mots d’usage ont vu leur sens évoluer, certaines tournures déroutent, la syntaxe fluctuante renferme des pièges, et, surtout, le discours est porté par des valeurs délaissées et par des mœurs tombées en désuétude, ce qui les rend souvent peu accessibles au lecteur contemporain.
La pratique de la version classique demande donc, tout d’abord, une immersion dans les modes de pensée du Siècle d’or, ce qui ne peut se faire qu’à travers la fréquentation assidue des grands auteurs, assortie d’une connaissance des moments forts de cette époque, à la fois une, puisque sous le gouvernement des Habsbourg, et plurielle, car cette Espagne, ainsi que sa langue, ne sont ni statiques, ni uniformes durant ces trois siècles. Tout traducteur se doit d’être avant tout un lecteur ; le traducteur des auteurs du Siècle d’or fera en sorte d’être familier de la langue lumineuse de Cervantès — la première partie du Don Quichotte fut traduite par César Oudin en 1614 et la seconde par François de Rosset quelques années plus tard —, il se frottera bien sûr au roman picaresque, du Lazarillo au Buscón, et tâtera également de la pensée des mystiques, tout en ne dédaignant pas de musarder du côté de la poésie amoureuse ou de la comedia.
Que voilà un beau programme, me direz-vous, pour quelqu’un qui peine parfois à appréhender ne fût-ce que le sens littéral de certaines de ces œuvres ! À cela je répondrai que c’est précisément le rôle des œuvres déjà traduites que d’ouvrir la voie de la compréhension. Pour s’en persuader, il n’est que de citer le succès que recueillirent les premières traductions des grands auteurs de ce Siècle d’or, traduits, diffusés, appréciés et commentés — ainsi que joués pour quelques œuvres — de ce début du XVIIe siècle jusqu’à nos jours. François de Rosset, après sa traduction de la seconde partie du Don Quichotte, met de plus à son actif une version de Persilès et Sigismunda (1617) et, en collaboration avec Audiguier, traduit les Nouvelles exemplaires (1615). Jean Chapelain propose en 1620 une version du Guzman de Alfarache d'Alemán sous le titre Le Gueux ou la Vie de Guzman de Alfarache. Claude Lancelot donne en 1624 les Délices de la Vie pastorale de l'Arcadie de Lope de Vega, après avoir traduit un roman dialogué de Figueroa sous le titre La Constante Amarillis. Le Lazarillo sera également traduit par Jean Baudoin et il faut attendre 1633 pour avoir la première traduction La Celestina de Fernando de Rojas. Citons, enfin, la traduction intégrale en 1645 des Œuvres de Don Francisco de Quevedo. Cette énumération, qui est loin d’être exhaustive, prouve assez l’engouement des lettrés du XVIIe siècle pour les grands auteurs espagnols ; ce siècle fut donc également l’époque dorée de la traduction littéraire.
Cependant le siècle des Lumières tourna le dos à la traduction des grands auteurs baroques car, pour les philosophes, l'esprit doit s'affranchir de la tutelle de l'Antiquité et la littérature de celle de la traduction. Pour les rationalistes, il reste à progresser, à créer plus qu'à traduire. Cette attitude, Montesquieu l'illustre de manière très caustique dans une de ses Lettres persanes (CXXVIII, 1719) : « J'ai une grande nouvelle à vous apprendre, fait-il dire à l'un de ses personnages ; je viens de donner mon Horace au public. -Comment ! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il y est. -Vous ne m'entendez point, reprend l'autre, c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour : il y a vingt ans que je m'occupe à faire des traductions. Quoi Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! ».
Il incombe donc à chaque traducteur de prouver que l’on peut traduire et penser conjointement ou, pour mieux dire, que la pensée sert la traduction et vice-versa. Certains se sont attelés avec excellence à cette tâche : Georges Hérelle a traduit coup sur coup plusieurs romans de Vicente Blasco Ibañez, M. Bixio a donné Boue et roseaux (1905) du même auteur mais aussi Miséricorde de Benito Pérez Galdós ; Valery Larbaud a signé une traduction d'Echantillons de Ramón Gómez de la Serna. Mis à part ces œuvres, citées à titre d'exemple, c'est surtout la foisonnante production des écrivains latino-américains qui intéressent les maisons d’édition d’aujourd’hui et leurs traducteurs ; citons parmi les auteurs les plus traduits Miguel Angel Asturias, Ernesto Sabato Julio Cortázar, Jorge Borges, Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes, Alejo Carpentier, Pablo Neruda, Luís Cernuda…
Est-ce à dire que la traduction des auteurs du Siècle d’or n’intéresse plus le public d’aujourd’hui et qu’il n’est nul besoin de remettre sur le métier les grandes œuvres classiques ? Le succès rencontré par le Don Quichotte nouvellement traduit, dépoussiéré a-t-on écrit, en 2001 par Aline Schulman, apporte un premier démenti. On se doit de citer également comme traducteurs des auteurs du Siècle d’or espagnol Jean Bourg, qui s’est s'intéressé au grand représentant baroque de la fin de l'Âge d'or, Francisco Quevedo, dont il a traduit en 1981 le chef-d'oeuvre L'Heure de tous. Florence Delay a proposé en 1989 une version moderne de La Celestina de Fernando de Rojas qui fut jouée par la suite au Théâtre de l’Odéon à Paris avec Jeanne Moreau dans le rôle titre. En plus de cette œuvre, ce sont principalement les dramaturges du Siècle d'or espagnol qui fascinent à l’époque contemporaine des traducteurs, et non des moindres comme Alexandre Arnoux qui traduit La Vie est un songe de Calderón, Albert Camus traducteur de nombreuses pièces de Calderón et de Lope de Vega, Jules Supervielle qui donne en 1956 L'Etoile de Séville de Lope de Vega, Maurice Clavel qui signe une version du Don Juan de Tirso de Molina, et, enfin, Georges Pillement qui, en plus du Rufian heureux de Cervantès, traduit des pièces de Calderón, de Lope de Vega et de Tirso de Molina.
Une fois immergé dans l’esprit que d’aucuns qualifient de siècledoriste, l’apprenti traducteur, armé de sa connaissance des mentalités, des débats, des mœurs et des inquiétudes d’une époque certes révolue mais qui nous tend souvent un miroir grossissant et dérangeant, saura alors déjouer l’anachronisme — danger qui sans relâche guette —, remettre sur pied une syntaxe enjouée et quelque peu libertine afin de transporter le génie de l’écriture d’une langue à l’autre. Entreprise ardue que celle d’un traducteur de textes classiques, où l’érudition doit aller de pair avec la plus extrême rigueur, sans toutefois négliger l’intuition d’un mot, d’une résonance, intuition qui nous livrera, enfin et après moult efforts, le sens et l’humanité du texte.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire