samedi 2 octobre 2010

Exercice d'écriture : « Le facteur a sonné », par Olivier Marchand

En photo : cimetière anglais &...
par e.v.r.i.e.l

La tarte aux pommes dorait petit à petit et les senteurs qui en émanaient emplissaient l'air de la maison. Elle, elle se tenait debout au milieu de la cuisine, totalement hermétique au monde extérieur. Le rituel culinaire hebdomadaire se répétait inlassablement depuis des années, faisant la plus grande joie du mari qui, en rentrant du travail, mordait à pleines dents dans la tarte qu'avait préparée sa femme. Elle ne tirait plus aucun plaisir ni à le regarder la dévorer avec ardeur, ni à observer ses deux enfants jouer dans le jardin. Ce n'était pas eux qui étaient au centre de ses pensées. Toute la journée, elle ne faisait rien d'autre que se tenir là, seule, les traits fatigués et le teint blafard, à penser à lui.
Une lettre des services militaires était arrivée il y a cinq mois. Elle n'avait pas osé l'ouvrir ; elle avait passé des heures, attendant le retour de son fils aîné, les yeux rivés sur ce rectangle de papier. Lorsque le regard du jeune homme avait croisé le sien, le sourire qui illuminait son visage avait disparu. Elle lui avait tendu, les mains tremblantes, la blanche enveloppe de laquelle il n'avait retiré qu'une simple feuille et avait lu à haute voix : « Gare d'Hamilton, 17 juillet 1944, 06h45 ». Le cachet des forces armées et l'ordre de convocation constituaient les seules informations que renfermait le courrier, la destination restait, quant à elle, inconnue. Néanmoins, à ce qu'elle avait pu lire dans la presse, l'essentiel des troupes américaines recrutées à l'époque ne se dirigeait pas vers le Vieux Continent. Ils étaient envoyés dans les îles du Pacifique, là où les conditions de vie étaient inhumaines, les chances de s'en sortir infimes et la souffrance, tant morale que physique, quotidienne. Sur ces terres écorchées, la pluie, les rats et les attaques incessantes des kamikazes meurtrissaient inlassablement les corps et les esprits des soldats. Dans ces territoires infernaux, ces enfants, aimés de leurs parents et idolâtrés par leurs cadets, fermaient les yeux pour la dernière fois.
Perdue dans ses sombres pensées, elle ne s'était pas rendu compte que sa fille et le plus jeune de ses fils, attirés par l'odeur qui se dégageait du four, étaient entrés dans la cuisine. Machinalement, elle avait disposé sur la table deux assiettes à desserts, deux petites cuillères et la pelle à tarte. Machinalement, elle avait, à l'aide d'une manique, sorti la tarte du four, en avait découpé deux morceaux et les avait servis. Machinalement, elle s'était assise à leurs côtés et les avait regardés prendre leur goûter.
À peine avaient-ils englouti la première bouchée que la sonnette s'était fait entendre.
« Est-ce que c'est le facteur, maman ? » avait demandé la jeune Nelly, la bouche pleine de nourriture.
La mère savait pertinemment que non, à une heure aussi avancée ce ne pouvait être lui. Elle savait aussi que les voisines, lorsqu'elles venaient boire un thé, prendre des nouvelles ou commenter les commérages, faisaient le tour et entraient par la porte de derrière. Sans même prendre le temps de répondre à sa fille, elle était sortie de la cuisine, avait traversé le salon et avait appuyé sur la poignée. Lorsque la porte s'était ouverte, l'espoir qui l'avait habité l'espace d'un instant s'était volatilisé. Sur le palier, un soldat en uniforme, dont la ressemblance avec son fils était frappante, se tenait. Il avait ouvert la bouche, mais les seuls mots qui étaient parvenus aux oreilles de la mère avait été : « Peleliu », « combat » et « mort ».

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