Chaque fois que je lis un article sur la traduction, je me rends compte que pour chaque argument avancé en faveur de la systématisation de telle ou telle remarque, on peut trouver un contre-argument. Ici, G. Genette lui-même se charge de cette effort dialectique. Il semble donc impossible ( ?) de théoriser sur les problèmes de la traduction.
Par ailleurs, Genette souligne, dans ce passage, l’effet dommageable de la traduction dans le cas de la poésie ; y-a-t-il, selon vous, d’autres formes textuelles qui peuvent sérieusement en pâtir ?
Par ailleurs, Genette souligne, dans ce passage, l’effet dommageable de la traduction dans le cas de la poésie ; y-a-t-il, selon vous, d’autres formes textuelles qui peuvent sérieusement en pâtir ?
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La forme de transposition la plus voyante, et à coup sûr la plus répandue, consiste à transposer un texte d’une langue à une autre : c’est évidemment la traduction, dont l’importance littéraire n’est guère contestable, soit parce qu’il faut bien traduire les chefs-d’œuvre, soit parce que certaines traductions sont elles-mêmes des chefs-d’œuvre : le Quichotte d’Oudin et Rosset, l’Edagr Poe de Baudelaire, l’Orestie de Claudel, les Bucoliques de Valéry, les Thomas Mann de Louise Servicen par exemple et pour ne citer que des traductions françaises, sans compter les écrivains bilingues comme Beckett ou Nabokov (et parfois, je crois, Heine ou Rilke), qui se traduisent eux-mêmes et produisent, d’emblée ou à distance, deux versions de chacune de leurs œuvres.
Il n’est pas question de traiter ici des fameux « problèmes théoriques », ou autres, de la traduction : il y a là-dessus de bons et de mauvais livres, et tout ce qu’il faut entre les deux. Nous suffise que ces « problèmes », largement couverts par certain proverbe italien, existent, ce qui signifie simplement que, les langues étant ce qu’elles sont (« imparfaites en cela que plusieurs »), aucune traduction ne peut être absolument fidèle, et tout acte de traduire touche au sens du texte traduit.
Une variante minimale du traduttore traditore accorde à la poésie et conteste à la prose le glorieux privilège de l’intraduisibilité. La racine de cette vulgate plonge dans la notion mallarméenne de « langage poétique » et dans les analyses de Valéry sur « l’indissolubilité », en poésie, du « son » et du « sens ». Rendant compte d’un ouvrage qu’il traitait ‘sévèrement) comme une traduction en prose des poèmes de Mallarmé, Maurice Blanchot énonçait jadis cette règle d’intraduisibilité radicale : « l’œuvre poétique a une signification dont la structure est originale et irréductible… Le premier caractère de la signification poétique, c’est qu’elle est liée, sans changement possible, au langage qui la manifeste. Alors que, dans le langage non poétique, nous savons que nous avons compris l’idée dont le discours nous apporte la présence lorsque nous pouvons l’exprimer sous des formes diverses, nous rendant maîtres d’elle au point de la libérer de tout langage déterminé, au contraire, la poésie exige pour être comprise un acquiescement total à la forme unique qu’elle propose. […] (1)
A ce principe, je ne reprocherai que de (sembler) placer le seuil de l’intraduisibilité à la frontière (selon moi bien douteuse) entre poésie et prose, et de méconnaître cette remarque de Mallarmé lui-même, qu’il y a « vers » dès qu’il y a « style », et que la prose elle-même est un « art du langage », c’est-à-dire de la langue. A cet égard, la formule la plus juste est peut-être celle du linguiste Nida, qui désigne l’essentiel sans distinguer prose et poésie : « Tout ce qui peut être dit dans une langue peut être dit dans une autre langue, sauf si la forme est un élément essentiel du message. » (2) Le seuil, s’il en est un, serait plutôt à la frontière du langage « pratique » et de l’emploi littéraire du langage. Cette frontière aussi est à vrai dire contestée, et non sans raison : mais c’est qu’il y a déjà, souvent, du jeu (et donc de l’art) linguistique dans le « langage ordinaire » - et que, tout effet esthétique mis à part et comme l’ont montré maintes fois les linguistes depuis Humboldt, chaque langue a (entre autres) son partage notionnel spécifique, qui rend certains de ses termes intraduisibles en quelque contexte que ce soit. Il vaudrait mieux, sans doute, distinguer non entre textes traduisibles (il n’y en a pas) et textes intraduisibles, mais entre textes pour lesquels les défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont les littéraires) et ceux pour lesquels ils sont négligeables : ce sont les autres, encore qu’une bévue dans une dépêche diplomatique ou une résolution internationale puisse avoir de fâcheuses conséquences.
Une variante minimale du traduttore traditore accorde à la poésie et conteste à la prose le glorieux privilège de l’intraduisibilité. La racine de cette vulgate plonge dans la notion mallarméenne de « langage poétique » et dans les analyses de Valéry sur « l’indissolubilité », en poésie, du « son » et du « sens ». Rendant compte d’un ouvrage qu’il traitait ‘sévèrement) comme une traduction en prose des poèmes de Mallarmé, Maurice Blanchot énonçait jadis cette règle d’intraduisibilité radicale : « l’œuvre poétique a une signification dont la structure est originale et irréductible… Le premier caractère de la signification poétique, c’est qu’elle est liée, sans changement possible, au langage qui la manifeste. Alors que, dans le langage non poétique, nous savons que nous avons compris l’idée dont le discours nous apporte la présence lorsque nous pouvons l’exprimer sous des formes diverses, nous rendant maîtres d’elle au point de la libérer de tout langage déterminé, au contraire, la poésie exige pour être comprise un acquiescement total à la forme unique qu’elle propose. […] (1)
A ce principe, je ne reprocherai que de (sembler) placer le seuil de l’intraduisibilité à la frontière (selon moi bien douteuse) entre poésie et prose, et de méconnaître cette remarque de Mallarmé lui-même, qu’il y a « vers » dès qu’il y a « style », et que la prose elle-même est un « art du langage », c’est-à-dire de la langue. A cet égard, la formule la plus juste est peut-être celle du linguiste Nida, qui désigne l’essentiel sans distinguer prose et poésie : « Tout ce qui peut être dit dans une langue peut être dit dans une autre langue, sauf si la forme est un élément essentiel du message. » (2) Le seuil, s’il en est un, serait plutôt à la frontière du langage « pratique » et de l’emploi littéraire du langage. Cette frontière aussi est à vrai dire contestée, et non sans raison : mais c’est qu’il y a déjà, souvent, du jeu (et donc de l’art) linguistique dans le « langage ordinaire » - et que, tout effet esthétique mis à part et comme l’ont montré maintes fois les linguistes depuis Humboldt, chaque langue a (entre autres) son partage notionnel spécifique, qui rend certains de ses termes intraduisibles en quelque contexte que ce soit. Il vaudrait mieux, sans doute, distinguer non entre textes traduisibles (il n’y en a pas) et textes intraduisibles, mais entre textes pour lesquels les défauts inévitables de la traduction sont dommageables (ce sont les littéraires) et ceux pour lesquels ils sont négligeables : ce sont les autres, encore qu’une bévue dans une dépêche diplomatique ou une résolution internationale puisse avoir de fâcheuses conséquences.
(1) « La poésie de Mallarmé est-elle obscure ? », Faux Pas, Gallimard, 1943
(2) E. A. Nida et C. Taber, The theory and Poetics of Translation, Leyde, 1969
Gérard Genette, Palimpsestes (début du chapitre XLI), Seuil, 1982.
La suite demain !
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