vendredi 3 avril 2009

Texte, image et traduction, par Vincent Foucaud

En photo : poesie-visuelle-(14) par moya janus

Les études littéraires ont toujours eu tendance à séparer l'analyse du texte de l'analyse de l'image ; en ce qui concerne les études d'espagnol, le texte est étudié en littérature, en linguistique et en civilisation ; l'image, quant à elle, ne s'étudie que dans le cadre de la civilisation et bien souvent est complètement séparée de l'étude du texte. Dans le reste du domaine des études universitaires, toutes les autres disciplines de littérature et de sciences humaines dissocient nettement l'analyse textuelle de l'analyse iconique, qu'il s'agisse de l'histoire, de l'histoire de l'art, des arts, des lettres modernes, des lettres classiques, etc.
En réalité, il est vrai a priori qu'image et texte recouvrent deux réalités bien distinctes et surtout autonomes. Il suffit pour s'en rendre compte de considérer premièrement leur mode de lecture respectif : la lecture d'un texte obéit à un mouvement précis et codifié (on lit ainsi de gauche à droite et de haut en bas dans la culture occidentale) tandis que la lecture d'une image ne suit pas de sens pré-défini ; d'ailleurs, dans la grande majorité des cas, l'image donne des informations de manière simultanée, d'un seul coup. Il appartient au spectateur de hiérarchiser les données qu'une image lui envoie. Deuxièmement, l'image et le texte sont d'autant plus indépendants l'un de l'autre qu'ils sont de nature différente. Le texte est étymologiquement en effet un « tissage » de mots, c'est-à-dire un tissage de signes appartenant à un code : le langage. Le texte représente plus exactement la fixation de la parole, que ce soit à l'écrit ou à l'oral ; il peut donc être appréhendé mentalement, visuellement et auditivement. Quant à l'image, elle ne peut s'appréhender que mentalement et visuellement ; en aucun cas elle peut être entendue. D'après les diverses définitions que l'on peut en donner, l'image apparaît sous deux formes : elle peut être mentale (en tant que rêve, produit de l'imagination, ou encore produit d'une figure de style en littérature, c'est-à-dire une image littéraire) ou visuelle (appréhendée par les yeux, depuis le reflet d'un miroir jusqu'aux productions des arts visuels). A ces deux points de différence, on pourra ajouter troisièmement celui de leur origine : ainsi, tout texte, d'après l'analyse de Julia Kristeva dans Σημειωτιχή, est issu de textes antérieurs entendus ou lus par le locuteur (c'est le principe d'intertextualité) ; quant à l'image, elle est toujours liée à un élément externe dont elle est la représentation ; elle est liée à un monde fictionnel autonome, parallèle à celui produit par un texte littéraire par exemple. Ainsi, il apparaît à première vue que texte et image recouvrent deux domaines complètement indépendants l'un de l'autre. De cette manière, le traducteur, apparemment, ne devra manipuler dans son travail de traduction que le texte, littéraire dans la plupart des cas. Nous essaierons de montrer que cette idée est fausse. Certes, dans le travail de traduction, le texte est omniprésent, puisqu'il s'agit principalement de le faire passer d'une langue à une autre ; mais, et aussi surprenant que cela puisse paraître, le traducteur sera très souvent voire continuellement en présence de texte et d'image associés : même si ces deux éléments semblent indépendants l'un de l'autre, ils s'articulent constamment. L'objet de notre exposé sera donc de rendre compte des différentes articulations texte-image auxquelles le traducteur sera confronté.
Ainsi, dans un premier temps, nous montrerons que le texte est de manière générale inséparable de l'image. Partant de ce point de vue, nous verrons par conséquent dans un deuxième temps que le travail du traducteur sera d'autant plus complexe. Or, dans un troisième temps, il apparaîtra que cette complexité sera à son apogée dans le cas de la traduction de messages mixtes dont la nature repose essentiellement sur l'association texte-image.

Tout d'abord, et contrairement aux apparences, le texte est de manière générale sans cesse en relation avec l'image.

Il apparaît en premier lieu que le texte a pratiquement toujours été en contact avec l'image. En effet, les toutes premières manifestations de l'écriture se sont faites sous la forme d'images : on pense effectivement aux peintures rupestres pré-historiques qui sont principalement figuratives, à l'apparition des langues idéographiques, des langues pictographiques ou des langues hiéroglyphiques dont la forme associe étroitement dessin et idée ; or, ces systèmes d'écriture sont à l'origine des nôtres. Ensuite, l'association texte-image s'est multipliée tout au long de l'histoire ; afin d'en donner un panorama complet, citons un extrait du livre Littérature et peinture de Daniel Bergez :
C'est d'abord dans l'espace public et collectif que se noue le dialogue effectif entre texte et image, des miniatures du Moyen Age à la bande dessinée contemporaine. La pratique est si ancienne et si diversifiée qu'on ne peut qu'en donner idée, en un raccourci qui suggère l'extraordinaire fortune de ce dialogue.
Dans la société d'Ancien Régime, c'est souvent par cette alliance du mot et de l'image que circulent les informations : affiches, cartes illustrées proposées par les colporteurs, almanachs, forment le soubassement, graphique et visuel, de la culture populaire. L'espace privé de la lecture a lui aussi fait sa place à ce dialogue entre texte et image, notamment dans les romans de la littérature de colportage. Par exemple, dans les volumes de la célèbre « Bibliothèque bleue » de Troyes, l'image est un complément offert à un public pour lequel l'accès à la lecture n'est pas aisé. On sait d'ailleurs que sous l'Ancien Régime les manuels scolaires étaient illustrés. Ce double mode d'information peut porter sur des savoirs spécialisés : cartographie, planches de médecine, de botanique, d'anatomie, ouvrages d'architecture, fonctionnent sur ce double registre. Le fonds théologique alimente bien sûr abondamment ce dialogue, en dehors même des églises et autres lieux de culte : les ouvrages de piété illustrés (dont la Bible) témoignent d'une prodigieuse imagination dans le traitement de la relation texte-image. Lettrines enluminées, chevauchements divers entre le texte et l'illustration forment alors un art d'une extraordinaire variété. La littérature morale cultive les emblèmes et devises. Quant au débat politique, il alimente l'espace public en libelles illustrés, textes pamphlétaires accompagnés de caricatures (par exemple au moment de la Révolution française). Tous ces textes illustrés qui ont traversé et traversent encore l'espace public, faisant circuler les informations, véhiculant et créant aussi à leur manière une doxa, trouvent dans la civilisation moderne une forme d'apothéose dans l'image piblicitaire et la bande dessinée. Comme dans le roman-photo, dont la structure narrative relève le plus souvent d'une logique textuelle (c'est dans le texte que les articulations du récit, comme les effets de sens, sont explicités), l'image y double en permanence le récit, selon une intrication souvent difficile à défaire par l'analyse, tant les deux modes d'expression y paraissent indissociables.

Pour compléter la liste d'exemples proposés par D. Bergez, nous rappellerons que les formes d'association texte-image se multiplient à l'heure actuelle, que ce soit sous la forme de modes d'emploi, des étiquettes de marchandises, des logotypes, des sites internet, des écrans d'ordinateurs et de téléphones portables, etc. Nous pouvons même affirmer que nous nous confrontons quotidiennement à l'association texte-image.
Dans le cas plus précis de la traduction littéraire, cette association se retrouve dans la matérialité du livre. Le texte, d'une certaine manière, se trouve dans ce cas toujours encadré par plusieurs types d'images. En effet, avant de traduire, il convient de lire le texte. Cette lecture commence par le titre présent sur la couverture du livre. Or, celle-ci très souvent associe le titre de l'œuvre à l'image d'une œuvre d'art visuelle, en général un tableau, ou une photographie de sculpture, de pièce de théâtre, d'une affiche, un montage informatique, etc. Sur la tranche du livre figurera également le logotype de la maison d'édition ; à l'intérieur de l'ouvrage, enfin, pourront même figurer dans certaines éditions des illustrations du texte. Lors de la lecture, apparaîtront les images mentales qui surgiront dans l'esprit de tout lecteur : ces images seront liées à son imagination, à sa capacité de s'imaginer le récit qu'il lit. Dans certains cas, l'image sera aussi présente dans des jeux graphiques, comme par exemple dans le recueil De palabra du poète argentin Juan Gelman où le texte, privé de ponctuation, se verra restructuré par le signe /, ce dernier permettant une mise en page originale. Si nous récapitulons ces diverses formes d'images entourant le texte à traduire, nous nous apercevons qu'elles se déclinent sous trois formes : des images mentales, des images visuelles et des images graphiques. Or, si nous considérons ces trois types d'images, nous nous rendons compte qu'elles fonctionnent en système, car elles renvoient à trois modes du texte : son mode sémantique (que représentent les images mentales), son mode référentiel (que représentent les images visuelles) et son mode sémiotique (que représentent les images graphiques). Nous observons ainsi que les images entourant le texte dépassent de très loin leur dimension paratextuelle, puisqu'elles s'associent à ses trois dimensions linguistiques selon le schéma saussurien du signe linguistique. Image et texte ne sont donc pas aussi parallèles qu'il n'y paraît de prime abord.
La deuxième étape dans le travail de traduction consiste, après la lecture, en une brève analyse, un bref commentaire du texte à traduire. Or, on observe facilement que les outils d'analyse du texte et de l'image sont très proches. En effet, dans de nombreux cas, la terminologie critique utilisera les mêmes mots pour qualifier un texte ou une image ; un bref inventaire permet d'ailleurs facilement de s'en rendre compte : on pourra ainsi parler dans les deux cas de portrait, de point de vue ou de focalisation, de paysage, de description cinématographique, de flash-back, de lecture, de structure, de syntaxe, de mouvement... autant de termes que l'appareil critique peut utiliser aussi bien pour analyser un texte qu'une image, fixe ou en mouvement. Or, si de nombreux termes d'analyse sont identiques, cela traduit en réalité un même fonctionnement : en effet, aussi bien le texte que l'image font intervenir l'imagination. Dans le cas de la lecture d'un texte, cela est évident. En revanche, l'intervention de l'imagination est moins évidente pour ce qui est de la perception d'une image. Voici l'explication qu'en propose J. Morizot :

Le trait le plus important est que tout jeu présuppose des règles plus ou moins nettement formalisées, ou même tout simplement improvisées comme lorsqu'un groupe d'enfants métamorphose une vieille souche envahie par la végétation en un ours menaçant. Ils ne confondent évidemment pas une souche et un ours mais ils inventent un scénario commun dans lequel ils s'engagent à « jouer le jeu ». Dans le cas des jouets (poupées, autos miniatures, etc.), le caractère artificiel de l'objet fait qu'il est intentionnellement conçu de manière à atteindre le même résultat. Il devient alors tentant de regarder l'ensemble des oeuvres d'art comme relevant elles aussi d'un genre de prescription comparable : chacune est « a prop », c'est-à-dire un étai, un support, un point d'appui à partir duquel l'imagination est capable de proliférer, tel un arbre qui a d'abord besoin de son tuteur et souvent le dépasse. [...] L'oeuvre ne prend son sens social et artistique qu'à l'articulation d'un artefact et d'un comportement, elle est une incitation à faire un usage contrôlé de l'imagination. [...] Dans la perception d'une image, « l'acte de voir et l'acte d'imaginer sont inséparablement liés ensemble, intégrés dans un tout phénoménologique complexe et unique ». [...] Ce qui sollicite l'acte d'imaginer n'est pas la surface de l'image, c'est l'appréhension visuelle qu'on en prend : imaginer qu'on est en train de voir ce qu'on verrait si l'on était en face de ce que montre l'image [...].

Pourquoi un même fonctionnement apparaît-il dans la lecture d'un texte et dans la perception d'une image ? La réponse tient sûrement au fait que littérature et image ont ceci en commun qu'il s'agit de deux arts fondés sur le principe de mimèsis, autrement dit sur le principe de représentation du réel. Or, si leur fonction est semblable, leurs fonctionnements respectifs ne peuvent qu'avoir des points communs. Image et littérature constituent ainsi deux arts rivaux. J. Morizot souligne par ailleurs l'importance de la fiction dans la constitution de l'image :

[...] Toute image est par définition une fiction. Ce qui caractérise en effet la dépiction n'est pas une correspondance minutieuse entre l'image et ce qu'elle dépeint [...], c'est sa capacité à favoriser « des jeux de faire-semblant perceptuels qui sont riches et vivants » c'est-à-dire qui confèrent aux éléments qui composent l'image un rôle efficace d'objets à imaginer. Walton considère donc que la dépiction est une notion fondamentalement pragmatique et que le contenu sémantique y tient une place marginale.

Nous venons de voir dans cette première partie que, contrairement aux apparences, texte et image sont très liés : leur lien est manifeste aussi bien dans l'histoire que dans la matérialité de leur support ou encore dans leur approche critique. Leur relation est plus complexe qu'il n'y paraît.

Quel rôle auront donc le traducteur et sa traduction dans cette relation texte-image ?

Nous avons rappelé que les deux premières étapes de la traduction étaient la lecture et l'analyse du texte. Avant de se lancer dans la traduction proprement dite, il conviendrait de considérer la relation que les images d'illustration entretiennent avec le texte. Nous pouvons ainsi observer que l'image peut remplir trois rôles : elle peut dans un premier temps constituer la genèse d'un texte dans le sens où elle en inspire la création ; ce sera par exemple le cas de tous les textes de description ou de commentaire d'une image. Elle peut dans un deuxième temps simplement remplir un rôle d'ornementation ou d'ajout : il s'agira la plupart du temps de l'éditeur qui décidera de mettre en comparaison avec le texte des images pré-existantes. Dans un troisième temps enfin elle pourra être considérée comme le produit d'un texte dans le sens où elle aura été produite sous l'influence d'un texte pré-existant. Telles sont les trois situations possibles dans le cadre de l'illustration. Se pose alors la question suivante : comment envisager le rapport entre l'image et le texte ainsi mis en relation ? Plusieurs hypothèses surgissent : l'image peut-elle être considérée comme une redite, comme un pléonasme du texte ? Il semblerait que non : en effet, le fait que l'image possède un signifiant très distinct du signifiant textuel a pour conséquence la production d'un message forcément différent de celui énoncé par le texte. L'association texte-image illustrante peut-elle alors être considérée comme un symbole ? Il semblerait effectivement qu'une relation d'inter-désignation se forme entre le texte et son illustration. Mais cette relation particulière ne peut prendre effet que dans le contexte précis de la co-présence texte-image dans le cas très restreint de l'illustration, alors que le symbole associe une image à un concept selon un code pré-défini et applicable à toute situation. La relation texte-illustration ne peut donc pas être qualifiée de symbolique. Une chose est certaine : l'image n'est image que si elle renvoie à un référent. C'est pourquoi J. Morizot explique :

L'image n'existe pas en tant qu'entité isolée dont on peut décrire les propriétés à l'aide de structures formelles adéquates, elle s'inscrit d'emblée dans un réseau de relations, elle est pas excellence un tissu référentiel.

Dans le cadre de l'illustration, l'image fait donc apparemment référence au texte qu'elle illustre. Cette affirmation n'est pas aussi évidente qu'elle en a l'air. En effet, la référence ne pourra être que limitée, puisqu'un décalage insolvable se fait jour entre le récit et l'image, d'une part parce que ces deux formes d'expression font appel à deux temporalités de lecture différentes (la lecture d'une image est simultanée tandis que la lecture d'un texte est linéaire), d'autre part parce que l'image ne pourra pas représenter exactement ce que représente le texte, notamment dans le cas des non-dits du texte qui ne peuvent pas être transcrits dans l'image : cela explique d'ailleurs la grande diversité d'illustrations possibles pour un même texte. On pensera ainsi aux innombrables illustrations du Quichotte ou à celles des Fables de La Fontaine. Ces considérations montrent à quel point la relation texte-illustration est plus complexe qu'elle n'y paraît. Il conviendrait plutôt de dire que le texte contient potentiellement toutes les illustrations qui lui sont associées, qu'elles soient antérieures, contemporaines ou futures. L'illustration obéirait donc à la loi suivante : plus les images illustrantes sont nombreuses, plus l'extension du texte illustré est importante ; inversement, moins les images illustrantes sont nombreuses, plus la compréhension du texte illustré est grande.
Ces réflexions sur le lien texte-image permettent parallèlement de questionner la relation entre traduction, texte et image. Tout d'abord, comment considérer la traduction par rapport au texte d'origine ? Est-elle une image de ce texte ? On peut en effet considérer la traduction comme la représentation d'un texte dans une autre langue ; mais à ce moment-là, ne serait-il pas plus judicieux de parler justement de représentation d'un texte ou de reflet ? La traduction se situe sans doute à l'intersection de ces trois modes, car elle est à la fois fidélité à un texte et recréation de ce même texte. Mais comment considérer l'image dans la traduction ? Peut-on d'ailleurs traduire une image ? La réponse semble négative, car l'image n'est pas faite de mots. En revanche, les questions de l'adaptation et de la transcription se posent. Le traducteur ainsi que l'éditeur auront deux choix possibles : soit ils opteront pour la transcription d'image, ce qui permet de conserver une partie de la relation iconico-textuelle du texte d'origine et ainsi d'en privilégier la fidélité, soit ils opteront pour l'adaptation qui souligne davantage le fait que la traduction proposée est une recréation du texte. Tel a été par exemple le parti pris d'Aline Schulman dans sa traduction du Quichotte : la modernité de sa traduction transparaît dans le choix de l'illustration ; en effet, les reproductions des dessins d'Antonio Saura sur la couverture et sur le coffret s'opposent complètement aux illustrations de ce même livre aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Le choix des dessins d'un artiste du XXe siècle marque la rupture avec les illustrations précédentes, mais également avec les traductions précédentes ; toutefois, le choix dans le corps de la traduction de symboles végétaux et de lettrines à la mode des manuscrits médiévaux et des livres imprimés des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles rappelle que la fidélité au texte d'origine a été respectée. Nous voyons donc à quel point le rôle de l'image dans la traduction est primordial : il a en effet une valeur signifiante. Plus exactement, nous pourrons considérer que texte, image et traduction se remotivent sans cesse mutuellement. A la lumière de toutes ces réflexions, nous pouvons mettre à jour la quadruple référentialité de la traduction : toute traduction renvoie en effet simultanément au texte d'origine, à sa situation d'énonciation (c'est-à-dire au moment où la traduction a été produite), à un pseudo-référent littéraire et à toutes les images illustrantes du texte d'origine et de la traduction.
Au terme de ces réflexions sur les rapports entre texte, image et traduction, nous pouvons proposer un schéma explicatif et récapitulatif rendant compte de ces relations complexes. Décrivons ce schéma : l'auteur du texte d'origine produit un texte influencé par d'autres textes (c'est le processus d'intertextualité mis à jour par J. Kristeva), ce texte a également été influencé par les images mentales de l'auteur et les images visuelles perçues par ce même auteur. Ce texte renvoie également à un référent, produit à son tour un signifié et peut produire des images graphiques. Des illustrations peuvent lui être adjointes ; ces images réfèrent au texte et à leur représentation ; elles créent par la même occasion un nouveau signifié. Intervient alors le traducteur qui produit un nouveau texte – sa traduction –, sorte d'image, de reflet du texte d'origine ; cette traduction est non seulement influencée par le texte d'origine, mais en tant que recréation elle est aussi influencée par les images visuelles perçues par le traducteur et également par les images mentales de ce même traducteur. A son tour, cette traduction pourra produire des images graphiques, un nouveau signifié et donc de nouvelles images mentales. Si lui sont rajoutées des illustrations, un troisième type de signifié interviendra. Toutes ces images visuelles et mentales influenceront les images mentales du récepteur de la traduction qui à son tour lors de la lecture, sera influencé par ses propres images mentales et images visuelles perçues (dont celles des illustrations des textes). Il va de soit que l'inconscient de l'auteur, du traducteur et du récepteur jouent un rôle très important. Ce schéma permet ainsi de mettre en lumière quatre phénomènes : celui d'inter-iconicité dans le sens où les images visuelles et mentales s'influencent génétiquement ; celui de ce que nous nommons inter-imaginativité, qui consiste dans le fait que des images mentales, visuelles et graphiques peuvent influencer la lecture d'un texte et la composition d'un nouveau lors d'une traduction ; celui d'intertextualité mis en évidence par J. Kristeva ; nous noterons cependant que cette intertextualité doit être complétée par le principe d'inter-imaginativité. Enfin, apparaît dans ce schéma le processus d'actualisation du texte par l'image et par la traduction, de la même manière qu'une mise en scène actualise un texte de théâtre.
Nous voyons donc que les relations texte-image-traduction sont à la fois génétiques et motivantes et que par conséquent la genèse d'un texte ne doit pas s'étudier uniquement du point de vue intertextuel. Sa genèse est semble-t-il en effet d'ordre intersémiotique.

Or, l'intersémioticité est au coeur du travail du traducteur dans les cas des messages mixtes.

Trois types de messages mixtes peuvent être mis en évidence selon une échelle de présence textuelle face à l'image. Tout d'abord, les titres des œuvres d'art visuelles ont la particularité d'être dépendants d'une image visuelle : leur sens, ainsi que le sens de l'image, ne se révèle qu'en co-présence, principalement en situation d'étiquetage selon les termes de B. Bosredon. Il est donc impossible de les traduire sans avoir vu les images auxquelles ils renvoient. Il conviendra d'adapter la traduction en fonction de l'image désignée par le titre.
Ensuite, une autre catégorie de message mixte peut être mentionnée : celle de la transformation du texte en image, comme par exemple la lettrine : issue de la tradition médiévale, elle représente un premier degré de disparition du texte : la lettre, qui continue à signifier normalement, voit son signifiant et son signifié se dédoubler dans une image superposée. Sa composante de graphème sera identifiée en même temps que son rôle pictural et que son rôle liminaire. Dans ce cas, le traducteur aura tout intérêt à conserver ce signe graphique tel quel en prenant garde de conserver la même lettre initiale du mot portant la lettrine. Les textes insérés dans les tableaux ou autres œuvres d'art visuelles doivent pouvoir obtenir la même vigilance de la part du traducteur : en aucun cas ils ne doivent être modifiés, sous peine de changer leur portée picturale. Comme nous l'avions montré dans notre mémoire de Master 2, ces textes à la fois discours et image peuvent être qualifiés de visiogrammes dans le sens où leurs deux composantes signifiantes et figuratives sont simultanées. Le seul moyen de les traduire serait d'utiliser la note du traducteur.
Enfin, les deux formes mixtes les plus extrêmes car intraduisibles sont les rébus et les poèmes visuels. Ces deux formes mixtes sont fondées sur la disparition physique du texte sous une image ; le présence du texte reste cela dit virtuelle, et ne peut donc pas être mise de côté. La traduction semble impossible pour ces formes ; la seule solution étant l'adaptation.
Nous noterons que cette classification des formes mixtes obéit d'une part à une disparition progressive du texte devant l'image et d'autre part à une réflexivité grandissante de ces signifiants.

En guise de conclusion, nous rappellerons brièvement que l'image est omniprésente aux yeux du traducteur : elle est en effet tout d'abord inséparable de tout texte, que ce soit d'un point de vue historique, concret ou critique. Or, l'image s'insère dans un schéma complexe qui unit à la fois le texte, l'image et la traduction. Mais ce schéma devient impossible lorsque l'on examine le fonctionnement réflexif des différentes formes de message mixte.
Toutes ces considérations nous ont permis de constater que le travail de traduction procède d'un subtil équilibre entre image et texte, mais également entre plusieurs inconscients, entre plusieurs lectures, entre plusieurs interprétations et entre plusieurs textes. Le métier de traducteur requiert donc de la finesse, de la réflexion, du sens du compromis et d'un subtil mélange de fidélité à un texte et de recréation : on pourrait dire en ce sens que le métier de traducteur se rapproche de celui de poète.

Bibliographie :
•Ouvrages théoriques :
•BERGEZ Daniel, Littérature et peinture, éd. Armand Colin, Paris, 2004, 224 p.
•BOSREDON Bernard, Les titres de tableaux. Une pragmatique de l'identification, éd. PUF, coll. Linguistique nouvelle, Paris, 1997, 278 p.
•KRISTEVA Julia, Σημειωτιχή – Recherches pour une sémanalyse, éd. Seuil, coll. Tel Quel, Paris, 1969, 384 p.
•LÓPEZ GRADOLÍ Alfonso, Poesía visual española (antología incompleta), éd. Calambur, Madrid, 2007, 375 p.
•MORIZOT Jacques, Qu'est-ce qu'une image ?, éd. Vrin, coll. Chemins Philosophiques, Paris, 2005, 128 p.
•TERRASA Jacques, L'analyse du texte et de l'image en espagnol, éd. Nathan, 1999, éd. Armand Colin, coll. Cursus Langues, 2005, 256 p.
•Notions, ouvrage collectif, éd. Encyclopaedia Universalis, coll. Notionnaires, vol. 1, Paris, 2004, 1104 p.
•Corpus :
•CERVANTES SAAVEDRA Miguel de, El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, éd. Gredos, Madrid, 1987, édition établie par Vicente GAOS.
•CERVANTES SAAVEDRA Miguel de, El ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, éd. Castalia, Madrid, 1978, édition établie par Luis Andrés MURILLO, 2 volumes, 616 p. et 604 p.
•CERVANTES SAAVEDRA Miguel de, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, éd. Seuil, Paris, 1997, traduction d'Aline SCHULMAN et préface de Jean-Claude CHEVALIER, 2 volumes, 528 p. et 551 p.
•GELMAN Juan, De palabra, éd. Visor, coll. Visor de Poesía, Madrid, 1994, 2002, 631 p.
•LA FONTAINE Jean de, Fables, 396 p.
•RUIZ Juan, Libro de buen amor, éd. Castalia, Madrid, 1988, 2003, édition établie par G. B. GYBBON-MONYPENNY, 580 p.
•RUIZ Juan, Livre de Bon Amour, éd. Stock, coll. Moyen Âge, Paris, 1995, 2005, Michel GARCIA dir., 375 p.

Aucun commentaire: