Alors que la vie abandonne progressivement chaque centimètre de mon corps, moi qui n'ai jamais écris une lettre à personne, je ressens le besoin, aujourd'hui, de laisser au triste monde le témoignage de mon existence, aussi insignifiante soit elle. Cette lettre qui ne sera peut être jamais lue sera la première et la dernière à contenir mes mots, la voici :
Je suis sortie du ventre maternel lors de l'exil provoqué par la guerre et ma mère, qui est restée pour moi toutes ces années une inconnue, m'a laissée, après m'avoir mise au monde, au bon soin des religieuses du couvent de Sommedieu. La guerre l'y a poussée et je ne lui en ai jamais voulu. Les quelques témoignages des survivants que j'ai pu entendre au cours de ma vie m'ont fait rapidement comprendre qu'elle y avait été forcée et j'imagine que c'est à contrecoeur, désirant offrir à son enfant un avenir meilleur, qu'elle l'a fait.
Les religieuses qui m'ont recueillie m'ont élevée comme elles le pouvaient et avec les moyens dont elles disposaient. Elles ont pris soin de moi toute mon enfance et, entre les prières et les messes, elles m'ont appris à lire, à écrire et à compter, apprentissage que toutes les femmes de ma génération n'ont pas eu la chance de recevoir. Je garde de cette époque un souvenir impérissable. Les jours défilaient, partagés entre l'austérité du cloître et les fous rires étouffés des dortoirs, les saisons s'enchaînaient offrant à nos yeux ébahis un spectacle qui nous ravissait et les années de mon enfance coulaient aussi paisiblement qu'un mince ruisseau dans la plaine. À l'âge de 16 ans, les soeurs m'ont proposé de revêtir la soutane pour le restant de mes jours : j'ai, sans hésitation aucune, refusé. J'ai laissé derrière moi les visages ruisselants de larmes de mes amies, fuit le cloître rassurant qui m'avait vu grandir et abandonné la paisible serenité qui émanait de la campagne environnante. Moi qui n'avait rien connu d'autre que ces murs de pierre vieux de six cents ans, je ne pouvais concevoir l'idée d'y demeurer enfermée jusqu'à ma mort. Et c'est avec mon maigre savoir et un léger bâluchon sur l'épaule que j'ai parcouru, tantôt à pied, tantôt en train, les nombreux kilomètres qui me séparaient alors de ma destination : Paris. Ma chaussure droite a franchi la première la Porte de Bagnolet et c'est le coeur joyeux que je suis entrée dans la capitale le 17 juillet 1933, à trois heures de l'après-midi. La ville, alors en pleine effusion, s'efforçait d'oublier les atrocités de la guerre en se jetant à corps perdu dans la musique et la danse. Cette gaieté sans limite qu'elle exhalait m'a immédiatement envoutée. Des milliers et des milliers de gens flottaient chaque jour dans ses rues et, à mon plus grand bonheur, j'en faisais partie. J'ai parcouru ses artères, visité chaque recoin de son squelette, voyagé sur son corps et chevauché sa peau jusqu'à l'épuisement, mais cette innocente insouciance de jeune fille fraîchement débarquée a rapidement pris fin quand mon maigre bagage s'est trouvé vide. La chance, qui jusque ici ne m'avait pas particulièrement souri, a alors daigné venir jusqu'à moi et c'est en sonnant à l'hôtel particulier de la famille Viraut, sur le boulevard Saint-Martin, que je l'ai rencontrée : elle et un poste de bonne m'y attendaient. J'y ai travaillé près de 40 ans. J'y vivais, certes, assez chichement, mais j'avais trois fois par jour de la nourriture dans mon assiette, et le soir un lit confortable où m'endormir. À la mort de ma maîtresse, son fils, un homme cynique et arriviste, n'a pas daigné me garder à son service et c'est avec un mélange de tristesse et d'amertume que j'ai dû quitter le toit qui m'avait protégé pendant ces longues années. J'ai réussi à vivre tant bien que mal en continuant à me mettre à disposition des gens que la fortune avait favorisé jusqu'à ce que mon corps, las de ces réveils à l'aurore, de ces journées sans fin et de ces nuits trop courtes, me fasse comprendre mon âge.
Je ne me suis jamais mariée, mais j'ai cependant eu l'occasion de découvrir plusieurs fois, trop volatilement à mon goût, le bonheur d'avoir un homme à mes côtés. Blonds, bruns et chatains se sont succédés, riches et pauvres m'ont fait rire, grands et petits ont fait tangué mon coeur mais aucun ne m'a cependant comblé au point que je veuille partager mon existence avec lui.
Je vis aujourd'hui mes derniers instants dans ce modeste appartement qui entendra mon dernier soupir, qui sentira sur ses murs mon dernier souffle et qui verra mon corps s'éteindre. Le seul être qui souffrira de mon absence ronronne à mes côtés et je lis dans ces yeux une tristesse silencieuse.
Je suis sortie du ventre maternel lors de l'exil provoqué par la guerre et ma mère, qui est restée pour moi toutes ces années une inconnue, m'a laissée, après m'avoir mise au monde, au bon soin des religieuses du couvent de Sommedieu. La guerre l'y a poussée et je ne lui en ai jamais voulu. Les quelques témoignages des survivants que j'ai pu entendre au cours de ma vie m'ont fait rapidement comprendre qu'elle y avait été forcée et j'imagine que c'est à contrecoeur, désirant offrir à son enfant un avenir meilleur, qu'elle l'a fait.
Les religieuses qui m'ont recueillie m'ont élevée comme elles le pouvaient et avec les moyens dont elles disposaient. Elles ont pris soin de moi toute mon enfance et, entre les prières et les messes, elles m'ont appris à lire, à écrire et à compter, apprentissage que toutes les femmes de ma génération n'ont pas eu la chance de recevoir. Je garde de cette époque un souvenir impérissable. Les jours défilaient, partagés entre l'austérité du cloître et les fous rires étouffés des dortoirs, les saisons s'enchaînaient offrant à nos yeux ébahis un spectacle qui nous ravissait et les années de mon enfance coulaient aussi paisiblement qu'un mince ruisseau dans la plaine. À l'âge de 16 ans, les soeurs m'ont proposé de revêtir la soutane pour le restant de mes jours : j'ai, sans hésitation aucune, refusé. J'ai laissé derrière moi les visages ruisselants de larmes de mes amies, fuit le cloître rassurant qui m'avait vu grandir et abandonné la paisible serenité qui émanait de la campagne environnante. Moi qui n'avait rien connu d'autre que ces murs de pierre vieux de six cents ans, je ne pouvais concevoir l'idée d'y demeurer enfermée jusqu'à ma mort. Et c'est avec mon maigre savoir et un léger bâluchon sur l'épaule que j'ai parcouru, tantôt à pied, tantôt en train, les nombreux kilomètres qui me séparaient alors de ma destination : Paris. Ma chaussure droite a franchi la première la Porte de Bagnolet et c'est le coeur joyeux que je suis entrée dans la capitale le 17 juillet 1933, à trois heures de l'après-midi. La ville, alors en pleine effusion, s'efforçait d'oublier les atrocités de la guerre en se jetant à corps perdu dans la musique et la danse. Cette gaieté sans limite qu'elle exhalait m'a immédiatement envoutée. Des milliers et des milliers de gens flottaient chaque jour dans ses rues et, à mon plus grand bonheur, j'en faisais partie. J'ai parcouru ses artères, visité chaque recoin de son squelette, voyagé sur son corps et chevauché sa peau jusqu'à l'épuisement, mais cette innocente insouciance de jeune fille fraîchement débarquée a rapidement pris fin quand mon maigre bagage s'est trouvé vide. La chance, qui jusque ici ne m'avait pas particulièrement souri, a alors daigné venir jusqu'à moi et c'est en sonnant à l'hôtel particulier de la famille Viraut, sur le boulevard Saint-Martin, que je l'ai rencontrée : elle et un poste de bonne m'y attendaient. J'y ai travaillé près de 40 ans. J'y vivais, certes, assez chichement, mais j'avais trois fois par jour de la nourriture dans mon assiette, et le soir un lit confortable où m'endormir. À la mort de ma maîtresse, son fils, un homme cynique et arriviste, n'a pas daigné me garder à son service et c'est avec un mélange de tristesse et d'amertume que j'ai dû quitter le toit qui m'avait protégé pendant ces longues années. J'ai réussi à vivre tant bien que mal en continuant à me mettre à disposition des gens que la fortune avait favorisé jusqu'à ce que mon corps, las de ces réveils à l'aurore, de ces journées sans fin et de ces nuits trop courtes, me fasse comprendre mon âge.
Je ne me suis jamais mariée, mais j'ai cependant eu l'occasion de découvrir plusieurs fois, trop volatilement à mon goût, le bonheur d'avoir un homme à mes côtés. Blonds, bruns et chatains se sont succédés, riches et pauvres m'ont fait rire, grands et petits ont fait tangué mon coeur mais aucun ne m'a cependant comblé au point que je veuille partager mon existence avec lui.
Je vis aujourd'hui mes derniers instants dans ce modeste appartement qui entendra mon dernier soupir, qui sentira sur ses murs mon dernier souffle et qui verra mon corps s'éteindre. Le seul être qui souffrira de mon absence ronronne à mes côtés et je lis dans ces yeux une tristesse silencieuse.
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