Née en 1958 à Moscou, Luba Jurgenson a émigré en 1975 à Paris. Elle est désormais écrivain, traductrice et maître de conférence à l’Université Paris IV-Sorbonne. Elle est également co-directrice de la collection Poustiaki aux éditions Verdier (avec Anne Coldefy-Faucard). Ses traductions les plus connues sont les suivantes : Oblomov d'Ivan Gontcharov (l’Âge d’homme, 1986) Les Petits romans, Borodine, Le Cap des tempêtes, de Nina Berberova (Actes Sud, 1997-1999, 2003), Apologie de la fuite de Leonid Guirchovitch (Verdier, 2004). Elle a également publié : Soljenitsyne et le destin russe (Albin Michel), Le Soldat de papier (Albin Michel, 1989), Une autre vie (Lieu commun, 1986), La Dourova (Calmann-Lévy, 1995), Boutique de vie (Actes Sud, 2002), Avoir sommeil(Gallimard, 1985), Le Chamane (Calmann-Lévy, 2004), Tolstoï (Albin Michel), Éducation nocturne (Albin Michel, 1984), À la recherche de l’argent perdu (Belin, 2008), L’Experience concentrationnaire est-elle indicible ? (éditions du Rocher, 2003).
1- Comment êtes-vous venue à la traduction ?
Par l'écriture. C'est lorsque la décision de choisir le français comme langue d'écriture s'est concrétisée par la publication de mes premiers livres que la traduction s'est imposée comme l'expression la plus naturelle de ce bilinguisme devenu le centre de mon identité.
2- Exercez-vous ce métier à plein temps ?
Non. Je suis enseignant-chercheur à Paris-Sorbonne et j'écris également des textes de fiction et des essais. C'est donc, je dirais, un "tiers-temps".
3- Comment voyez-vous le métier de traducteur aujourd’hui ?
Aussi difficile que par le passé – on ne peut pas en vivre – mais mieux reconnu, en partie grâce au rôle du Centre national du Livre qui subventionne les publications de littérature étrangère. Cette instance a également permis un dialogue entre les traducteurs de différentes langues et par la même occasion, une réflexion sur l'évolution des pratiques et des "normes" dans le domaine de la traduction. Ce qui aboutit sans doute à un plus grand respect du texte par les traducteurs qui se sentent davantage acteurs du processus culturel. Mais peut-être aussi à une certaine uniformisation des dites pratiques. Aujourd'hui la traduction fait également l'objet de recherches au sein d'études littéraires, en traductologie notamment. Par ailleurs, les traducteurs subissent la crise qui frappe tous les métiers du livre et de la culture en général. Donc, profession à la fois très valorisée et sinistrée. Et il faut malheureusement reconnaître que, malgré toutes ces difficultés, les traducteurs français sont encore pratiquement les mieux lotis en Europe !
4 - Choisissez-vous et, le cas échéant, comment les textes que vous traduisez ?
Pas toujours, mais souvent je choisis et propose des textes à traduire, notamment lorsqu'il s'agit de livres dont je suis également éditrice chez Verdier (collection Poustiaki). Ces derniers sont des textes que je souhaite faire exister en langue française. La décision est alors prise en commun avec la co-éditrice, Anne Coldefy. De manière générale, j'essaie de plus en plus de me limiter aux textes que j'aime, qu'ils soient apportés par moi ou par l'éditeur qui me contacte. Ces textes répondent à des affinités profondes ou appartiennent au champ de recherche qui est le mien (témoignage, littérature des camps, avant-gardes). Il arrive aussi, bien sûr, dans la vie d'un traducteur, de répondre à une sollicitation sans motivation impérieuse, parce qu'on a ses impôts à payer ou par sympathie et solidarité envers un éditeur que l'on soutient.
5- Quels sont les principaux outils que vous utilisez ?
La mémoire des textes qu'on a lu en français et l'intuition de ceux dont la lecture pourrait éveiller des analogies avec le texte que l'on est en train de traduire. Les traductions du russe déjà existantes : je vais y puiser des solutions pour des realia ou des difficultés récurrentes. Cela dit, c'est souvent le contexte qui détermine la solution que l'on va trouver et celle qui a été choisie pour un autre texte n'est pas nécessairement valable pour celui que l'on traduit. Mais elle peut donner des idées. Je consulte parfois des dictionnaires spécialisés. Par exemple, pour les textes concernant le Goulag, le dictionnaire de Jacques Rossi m'a souvent aidée. Le Bouquet des expressions françaises et La Puce à l'oreille. La méthode à Mimile. Il m'arrive aussi de me balader au gré des exemples dans le Littré et d'aller vers les oeuvres qu'il propose. Je ne me sers pas de dictionnaires unilingues, (sauf amnésie due à la fatigue, et encore), ils égarent plus qu'autre chose. Le dictionnaire est en nous, intériorisée, et traduire consiste justement à le faire taire en nous pour aller vers d'autres valeurs du mot, qui ne sont pas nécessairement des valeurs de dictionnaire. Pour moi, la traduction tient davantage de l'encyclopédie que du dictionnaire, pour reprendre les catégories sémiotiques d'Umberto Eco.
6- Lorsque vous rencontrez une difficulté, voire que vous êtes bloquée (inquiétude majeure des apprentis traducteurs), comment procédez-vous ?
Je laisse reposer le passage en question et continue la traduction pour y revenir par la suite. La solution surgira du texte lui-même lorsqu'il aura pris corps en français. S'il s'agit d'une difficulté qui tient à des langages spécialisées, une terminologie particulière, je contacte les personnes susceptibles de m'aider.
7- Quels rapports éventuels entretenez-vous avec les auteurs que vous traduisez ? Vous arrive-t-il, par exemple, de leur demander leur aide ?
Lorsqu'il s'agit d'auteurs vivants, je ne m'en prive pas, bien sûr. J'ai établi notamment une collaboration régulière avec Leonid Guirchovitch. La traduction de ses textes, dédale intertextuel très complexe, serait difficile voire impossible sans son aide. C'est un véritable travail à quatre main. Pour rendre ses romans lisibles en français, je suis souvent amenée, avec son accord, à transposer plutôt qu'à traduire (par exemple, les références littéraires, que je remplace par d'autres, reconnaissables par le lecteur français, plutôt que de faire des notes de bas de page à chaque phrase). Nous cherchons ces solutions ensemble, ce qui nous entraîne dans de longues discussions autour du texte. Ce travail m'a amenée d'ailleurs à un exercice d'auto-traduction d'un de mes romans (Education nocturne) vers le russe dans laquelle Guirchovitch m'a aidée. Je dois cependant reconnaître que c'est là une expérience absolument unique et exceptionnelle dans ma vie de traductrice.
8- Quel est votre meilleur souvenir, en tant que traductrice ?
Je suis peut-être le plus heureuse lorsque mes traductions font rire, car l'humour est le plus difficile à traduire.
Un des souvenirs heureux : avec Leonid Guirchovitch, lecture publique d'une chanson qui figure dans un de ses textes, dans une langue incompréhensible. Pourtant, je l'ai traduite et nous l'avons lue: lui en russe, moi en français. C'était dans une librairie du quartier latin qui n'existe plus (l'avenir du traducteur, il est aussi là!), les gens riaient. Quelques personnes étaient entrées pendant la lecture, et elles sont restées interdites. Lire la stupéfaction sur leurs visages, c'était un moment de pur bonheur. Aussi, parce que c'était de la traduction "hors langage", l'essence même de la traduction en quelque sorte, qui montrait bien qu'on ne traduit pas des mots, mais une intonation, une intention, un état.
9- Y a-t-il un texte en particulier que vous aimeriez traduire ou que tu auriez aimé traduire ?
J'ai en tête plusieurs projets, la suite des oeuvres de Guirchovitch par exemple (je suis en train de terminer un livre de lui pour les éditions Verdier) et, à court terme, la retrotraduction vers le français de mon propre roman que j'ai complètement réécrit dans la version russe et dont la nouvelle version me semble aujourd'hui plus "originale" que l'original.
10- Le traducteur est-il pour vous un auteur ou un passeur ?
Pour moi le traducteur est sans aucun doute un passeur et non pas un auteur ! Qu'on ne se méprenne pas sur mon propos : je ne peux que me réjouir du fait que, sur le plan juridique, les traducteurs aient obtenu un statut d'auteur et donc quelques maigres droits. Mais sur le plan littéraire, lorsque je traduis, je ne me considère jamais comme auteur et me mets au service du texte avec les faibles moyens qui sont les miens. C'est une forme d'anonymat que je vise en traduisant, même si je me rends compte que c'est là un idéal inaccessible, car qu'on le veuille ou non, on habite le texte et la langue en général d'une certaine manière, qu'on rend visible, qu'on imprime à son insu. Mais cela fait partie des processus culturels et linguistiques qui nous échappent. Bref, le traducteur, quelle que soit son activité par ailleurs, est pour moi celui qui, au moment où il traduit, se laisse travailler par la langue d'une manière anonyme, toute différente de celle d'un écrivain. A ce titre, j'inclus ici quelques lignes écrites à ce sujet ailleurs :
En traduisant, on ne fait pas que transposer un texte dans une autre langue : c’est tout le texte de la culture-mère que l’on réinscrit dans la culture-cible. Chaque traduction est un ancrage métonymique de l’autre culture dans celle-ci, une ouverture dans la langue française vers d’autres langages par lesquels le traducteur se laisse traverser. A la différence d’un auteur de fiction, dont la démarche procède d’un acte narratif subjectif, le traducteur laisse advenir un événement énonciatif qui le situe d’emblée dans une communauté de réception des textes littéraires. L’altérité en jeu dans l’activité de traduction est ainsi à la fois plus radicale et plus rassurante que dans l’acte d’écriture, car le renoncement à la dimension auctoriale, qui est une des données de base de la traduction et la condition même de l’exercice de la profession, permet au traducteur de se soustraire aux incidences métatextuelles de l’acte d’écrire et, en particulier, aux menaces qui pèsent sur le sujet dans la création littéraire. Sa responsabilité face au texte s’appuie sur un ensemble de normes dictées par des instances culturelles de son époque et les possibilités de transgression qui lui sont offertes restent canalisées par le contexte de réception dans lequel il évolue.
11- Partagez-vous l'avis de ces traducteurs qui se décrivent avant tout comme des petits artisans ?
Oui, je partage parfaitement cet avis, et j'ai beaucoup de respect pour l'artisanat ! Mais je compare aussi les traducteurs à des musiciens qui interprètent une œuvre.
12- Traduire a-t-il fait de vous une lectrice différente ? Et si oui, quelle lectrice ?
Oui, certainement. D'abord, je ne peux pas lire une œuvre traduite sans détecter involontairement ce qui vient de la traduction, sans chercher à avoir une intuition de l'original. Mais aussi, sachant que je lis un traducteur et non l'auteur directement, je dialogue intérieurement avec cet intermédiaire toujours présent, en le félicitant ou en le maudissant. Je ne peux jamais en faire abstraction. La traduction a développé une sorte de sensibilité aux langues en creusant terriblement l'écart entre ma connaissance passive des langues et ma connaissance active. Le bilinguisme, en ce qui me concerne, est une sorte de Pentecôte parfois très étonnante. Ce qui me pousse à lire dans l'original dès que je le peux et, pour la poésie, en bilingue.
13 - Quel(s) conseil(s) pourriez-vous donner à un(e) apprenti(e) traducteur(trice) ?
Lire beaucoup tout azimut dans les deux langues, faire de l'histoire (très important quels que soient la langue et le domaine) et apprendre l'histoire de la culture et des idées du pays dont on veut traduire la littérature.
1- Comment êtes-vous venue à la traduction ?
Par l'écriture. C'est lorsque la décision de choisir le français comme langue d'écriture s'est concrétisée par la publication de mes premiers livres que la traduction s'est imposée comme l'expression la plus naturelle de ce bilinguisme devenu le centre de mon identité.
2- Exercez-vous ce métier à plein temps ?
Non. Je suis enseignant-chercheur à Paris-Sorbonne et j'écris également des textes de fiction et des essais. C'est donc, je dirais, un "tiers-temps".
3- Comment voyez-vous le métier de traducteur aujourd’hui ?
Aussi difficile que par le passé – on ne peut pas en vivre – mais mieux reconnu, en partie grâce au rôle du Centre national du Livre qui subventionne les publications de littérature étrangère. Cette instance a également permis un dialogue entre les traducteurs de différentes langues et par la même occasion, une réflexion sur l'évolution des pratiques et des "normes" dans le domaine de la traduction. Ce qui aboutit sans doute à un plus grand respect du texte par les traducteurs qui se sentent davantage acteurs du processus culturel. Mais peut-être aussi à une certaine uniformisation des dites pratiques. Aujourd'hui la traduction fait également l'objet de recherches au sein d'études littéraires, en traductologie notamment. Par ailleurs, les traducteurs subissent la crise qui frappe tous les métiers du livre et de la culture en général. Donc, profession à la fois très valorisée et sinistrée. Et il faut malheureusement reconnaître que, malgré toutes ces difficultés, les traducteurs français sont encore pratiquement les mieux lotis en Europe !
4 - Choisissez-vous et, le cas échéant, comment les textes que vous traduisez ?
Pas toujours, mais souvent je choisis et propose des textes à traduire, notamment lorsqu'il s'agit de livres dont je suis également éditrice chez Verdier (collection Poustiaki). Ces derniers sont des textes que je souhaite faire exister en langue française. La décision est alors prise en commun avec la co-éditrice, Anne Coldefy. De manière générale, j'essaie de plus en plus de me limiter aux textes que j'aime, qu'ils soient apportés par moi ou par l'éditeur qui me contacte. Ces textes répondent à des affinités profondes ou appartiennent au champ de recherche qui est le mien (témoignage, littérature des camps, avant-gardes). Il arrive aussi, bien sûr, dans la vie d'un traducteur, de répondre à une sollicitation sans motivation impérieuse, parce qu'on a ses impôts à payer ou par sympathie et solidarité envers un éditeur que l'on soutient.
5- Quels sont les principaux outils que vous utilisez ?
La mémoire des textes qu'on a lu en français et l'intuition de ceux dont la lecture pourrait éveiller des analogies avec le texte que l'on est en train de traduire. Les traductions du russe déjà existantes : je vais y puiser des solutions pour des realia ou des difficultés récurrentes. Cela dit, c'est souvent le contexte qui détermine la solution que l'on va trouver et celle qui a été choisie pour un autre texte n'est pas nécessairement valable pour celui que l'on traduit. Mais elle peut donner des idées. Je consulte parfois des dictionnaires spécialisés. Par exemple, pour les textes concernant le Goulag, le dictionnaire de Jacques Rossi m'a souvent aidée. Le Bouquet des expressions françaises et La Puce à l'oreille. La méthode à Mimile. Il m'arrive aussi de me balader au gré des exemples dans le Littré et d'aller vers les oeuvres qu'il propose. Je ne me sers pas de dictionnaires unilingues, (sauf amnésie due à la fatigue, et encore), ils égarent plus qu'autre chose. Le dictionnaire est en nous, intériorisée, et traduire consiste justement à le faire taire en nous pour aller vers d'autres valeurs du mot, qui ne sont pas nécessairement des valeurs de dictionnaire. Pour moi, la traduction tient davantage de l'encyclopédie que du dictionnaire, pour reprendre les catégories sémiotiques d'Umberto Eco.
6- Lorsque vous rencontrez une difficulté, voire que vous êtes bloquée (inquiétude majeure des apprentis traducteurs), comment procédez-vous ?
Je laisse reposer le passage en question et continue la traduction pour y revenir par la suite. La solution surgira du texte lui-même lorsqu'il aura pris corps en français. S'il s'agit d'une difficulté qui tient à des langages spécialisées, une terminologie particulière, je contacte les personnes susceptibles de m'aider.
7- Quels rapports éventuels entretenez-vous avec les auteurs que vous traduisez ? Vous arrive-t-il, par exemple, de leur demander leur aide ?
Lorsqu'il s'agit d'auteurs vivants, je ne m'en prive pas, bien sûr. J'ai établi notamment une collaboration régulière avec Leonid Guirchovitch. La traduction de ses textes, dédale intertextuel très complexe, serait difficile voire impossible sans son aide. C'est un véritable travail à quatre main. Pour rendre ses romans lisibles en français, je suis souvent amenée, avec son accord, à transposer plutôt qu'à traduire (par exemple, les références littéraires, que je remplace par d'autres, reconnaissables par le lecteur français, plutôt que de faire des notes de bas de page à chaque phrase). Nous cherchons ces solutions ensemble, ce qui nous entraîne dans de longues discussions autour du texte. Ce travail m'a amenée d'ailleurs à un exercice d'auto-traduction d'un de mes romans (Education nocturne) vers le russe dans laquelle Guirchovitch m'a aidée. Je dois cependant reconnaître que c'est là une expérience absolument unique et exceptionnelle dans ma vie de traductrice.
8- Quel est votre meilleur souvenir, en tant que traductrice ?
Je suis peut-être le plus heureuse lorsque mes traductions font rire, car l'humour est le plus difficile à traduire.
Un des souvenirs heureux : avec Leonid Guirchovitch, lecture publique d'une chanson qui figure dans un de ses textes, dans une langue incompréhensible. Pourtant, je l'ai traduite et nous l'avons lue: lui en russe, moi en français. C'était dans une librairie du quartier latin qui n'existe plus (l'avenir du traducteur, il est aussi là!), les gens riaient. Quelques personnes étaient entrées pendant la lecture, et elles sont restées interdites. Lire la stupéfaction sur leurs visages, c'était un moment de pur bonheur. Aussi, parce que c'était de la traduction "hors langage", l'essence même de la traduction en quelque sorte, qui montrait bien qu'on ne traduit pas des mots, mais une intonation, une intention, un état.
9- Y a-t-il un texte en particulier que vous aimeriez traduire ou que tu auriez aimé traduire ?
J'ai en tête plusieurs projets, la suite des oeuvres de Guirchovitch par exemple (je suis en train de terminer un livre de lui pour les éditions Verdier) et, à court terme, la retrotraduction vers le français de mon propre roman que j'ai complètement réécrit dans la version russe et dont la nouvelle version me semble aujourd'hui plus "originale" que l'original.
10- Le traducteur est-il pour vous un auteur ou un passeur ?
Pour moi le traducteur est sans aucun doute un passeur et non pas un auteur ! Qu'on ne se méprenne pas sur mon propos : je ne peux que me réjouir du fait que, sur le plan juridique, les traducteurs aient obtenu un statut d'auteur et donc quelques maigres droits. Mais sur le plan littéraire, lorsque je traduis, je ne me considère jamais comme auteur et me mets au service du texte avec les faibles moyens qui sont les miens. C'est une forme d'anonymat que je vise en traduisant, même si je me rends compte que c'est là un idéal inaccessible, car qu'on le veuille ou non, on habite le texte et la langue en général d'une certaine manière, qu'on rend visible, qu'on imprime à son insu. Mais cela fait partie des processus culturels et linguistiques qui nous échappent. Bref, le traducteur, quelle que soit son activité par ailleurs, est pour moi celui qui, au moment où il traduit, se laisse travailler par la langue d'une manière anonyme, toute différente de celle d'un écrivain. A ce titre, j'inclus ici quelques lignes écrites à ce sujet ailleurs :
En traduisant, on ne fait pas que transposer un texte dans une autre langue : c’est tout le texte de la culture-mère que l’on réinscrit dans la culture-cible. Chaque traduction est un ancrage métonymique de l’autre culture dans celle-ci, une ouverture dans la langue française vers d’autres langages par lesquels le traducteur se laisse traverser. A la différence d’un auteur de fiction, dont la démarche procède d’un acte narratif subjectif, le traducteur laisse advenir un événement énonciatif qui le situe d’emblée dans une communauté de réception des textes littéraires. L’altérité en jeu dans l’activité de traduction est ainsi à la fois plus radicale et plus rassurante que dans l’acte d’écriture, car le renoncement à la dimension auctoriale, qui est une des données de base de la traduction et la condition même de l’exercice de la profession, permet au traducteur de se soustraire aux incidences métatextuelles de l’acte d’écrire et, en particulier, aux menaces qui pèsent sur le sujet dans la création littéraire. Sa responsabilité face au texte s’appuie sur un ensemble de normes dictées par des instances culturelles de son époque et les possibilités de transgression qui lui sont offertes restent canalisées par le contexte de réception dans lequel il évolue.
11- Partagez-vous l'avis de ces traducteurs qui se décrivent avant tout comme des petits artisans ?
Oui, je partage parfaitement cet avis, et j'ai beaucoup de respect pour l'artisanat ! Mais je compare aussi les traducteurs à des musiciens qui interprètent une œuvre.
12- Traduire a-t-il fait de vous une lectrice différente ? Et si oui, quelle lectrice ?
Oui, certainement. D'abord, je ne peux pas lire une œuvre traduite sans détecter involontairement ce qui vient de la traduction, sans chercher à avoir une intuition de l'original. Mais aussi, sachant que je lis un traducteur et non l'auteur directement, je dialogue intérieurement avec cet intermédiaire toujours présent, en le félicitant ou en le maudissant. Je ne peux jamais en faire abstraction. La traduction a développé une sorte de sensibilité aux langues en creusant terriblement l'écart entre ma connaissance passive des langues et ma connaissance active. Le bilinguisme, en ce qui me concerne, est une sorte de Pentecôte parfois très étonnante. Ce qui me pousse à lire dans l'original dès que je le peux et, pour la poésie, en bilingue.
13 - Quel(s) conseil(s) pourriez-vous donner à un(e) apprenti(e) traducteur(trice) ?
Lire beaucoup tout azimut dans les deux langues, faire de l'histoire (très important quels que soient la langue et le domaine) et apprendre l'histoire de la culture et des idées du pays dont on veut traduire la littérature.
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