« Sur fond noir »
Tout n’était que chaos, destruction, cris, pleurs. Après une nuit de bombardements pendant laquelle tout tremblait, les vitres volaient en éclat, un bruit insupportable faisait battre mon cœur à deux cent à l’heure, le calme est soudainement revenu. Tout le monde se réveilla alors de ce cauchemar, se releva du sol, ôta ses mains de ses oreilles et regarda autour de soi comme si on se retrouvait dans un endroit inconnu où régnait un silence suspect. Des familles commencèrent à déplorer les dégâts, s’ils n’étaient que matériels, elles remerciaient le ciel. Celles qui avaient perdu des êtres chers vécurent un deuxième bombardement, intérieur celui-là et qui serait plus long que tous les autres.
Ma famille faisait partie de la première catégorie mais les réjouissances restèrent très discrètes, la mort rodait toujours autour de nous…
Deux jours plus tard, des hommes armés firent irruption chez nous et assassinèrent de sang-froid tout ce qui bougeait autour d’eux, jusqu’aux chats affamés qui miaulaient en quête de quelque nourriture. Ma mère m’avait caché derrière le canapé, j’entendais tout : des meubles qui tombent, des supplications, des tirs. Le corps crispé, je me retenais tellement de pleurer que j’en avais mal à la gorge. Puis ils repartirent, satisfaits, avec leur rire tyrannique et leur bestialité assumée. Je restai un moment sans savoir quoi faire, la peur au ventre, puis je me décidai à sortir de ma cachette, le spectacle qui m’attendais dans le salon… le même que dans la cuisine… le même que dans les chambres, me glaça le sang et le cerveau. En état de choc, je regardai les corps inertes de mes parents et de ma petite sœur. Pourquoi étais-je encore en vie ? Pourquoi m’as-tu caché maman ? Pourquoi m’avez-vous abandonné, tout seul dans ce monde dont je ne veux pas ?
Je m’allongeai près de ma mère et commençai à fredonner une comptine en anglais que j’avais apprise à l’école comme si les paroles que je ne comprenais pas étaient des formules magiques capables de faire remonter le temps. Épuisé par toutes ces émotions, je finis par m’endormir. Je me réveillai en sursaut, quelqu’un venait d’effleurer ma joue du bout des doigts. Une fille d’environ douze ans me regardait attentivement. Elle était accompagnée de deux autres enfants plus jeunes qu’elle.
—Je m’appelle Dina et toi ?
—Kiko, murmurai-je.
— Eux, c’est Yacar et Jeytou. Leurs parents sont morts, les miens aussi alors on reste ensemble. Tu veux venir avec nous ? On va au camp où ils donnent à manger.
Dans ce panorama si triste de maison en ruine, imbibée de sang, la voix douce de Dina représentait la flamme d’une chandelle au bout d’un long tunnel. Je me redressai complètement, lui répondit par un faible sourire puis nous nous mirent en route. Toutes les rues que nous traversions ressemblaient à des paysages d’apocalypse. Nous avions faim et soif, il n’y avait pas d’eau potable en ville et le camp humanitaire était à plusieurs kilomètres de là, mais personne ne se plaignait et marchait courageusement. En sortant de la cité martyre, nous rejoignîmes le flux de réfugiés qui fuyaient les atrocités. La nuit tomba assez vite et la lune, malgré sa pâle lueur, devint à mes yeux l’astre le plus merveilleux qui soit. Dans l’obscurité inquiétante, cette faible lumière relevait du miracle, sa présence rassurante nous aida à avancer jusqu’à notre objectif. Nous arrivâmes épuisés mais soulagés.
La guerre s’est terminée deux ans plus tard, j’ai pu continuer mes études grâce à une dame formidable que j’ai rencontrée dans le camp, je suis parti à l’étranger et la peinture est devenue mon moyen d’expression. Mes tableaux ont presque toujours un fond noir, un fond de deuil, un fond de mort qui laisse place au premier plan aux couleurs : aux couleurs chaudes, aux couleurs froides, aux couleurs neutres. Tout y est plus éclatant, plus significatif. Tout acquiert une valeur inestimable : la douceur de Dina, la lueur de la lune, la bonté de ma bienfaitrice, l’entraide, l’espoir.
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