dimanche 1 mai 2011

Un texte de Stéphanie Maze

Voici le texte de Stéphanie, écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture de Stéphanie Benson…
Merci !

ARME BLANCHE

Sept heures, repas du soir. Descendre en direction du réfectoire. Prendre place à côté de Lucho. Choisir cette chaise, car, qui d'autre que Lucho accepterait d'échanger cette bouillie visqueuse contre une poignée de cigarettes ? Qui d'autre que cet homme que les années ici semblent avoir décérébré pourrait troquer ces quelques instants d'évasion contre les denrées infectes qui nous sont proposées ? Tous, ils sont tous comme ça. Ici l'instinct a repris ses droits. Ici, tous sont résignés. Les journées sont orchestrées autour de bouffer-boire-baiser. Voilà les 3 B qui rythment nos vies, qu'on le veuille ou non. Ce soir, la situation est habituelle : il est en face de moi, me fixant d'un regard lubrique, la seule lueur de vie qu'on peut encore trouver en lui. Ce soir, tout se déroule comme à l'ordinaire si ce n'est que ce soir Lucho honorera cette promesse, ce pacte qu'il a signé avec lui-même. Plus qu'un.

Bonne journée ? me demande Lucho, un éclat d'excitation dans le regard.

Ouais, enfin rien d'extraordinaire...

T'as fait quoi ? reprend-il, affalé, le cul qui déborde de sa chaise.

Je le regarde les yeux écarquillés, persuadé plus que jamais que ce type mérite largement sa réputation d'abruti. L'agacement doit se lire sur mon visage, mais avec lui, on ne peut jamais être sûr de rien.

Ce que j'ai fait ?

Ben oui, ce que t'as fait, me répète-t-il naturellement, comme si sa question présentait une quelconque pertinence.

La même chose que toi, la même chose que toi, exactement la même chose, comme tous les jours depuis qu'on est là.

Non, moi j'ai eu parloir aujourd'hui, me lâche-t-il avec un sourire béat.

Ah...

Je ne sais pas quoi dire, je souhaite vivement abréger cette conversation à deux doigts de se transformer en véritable supplice. Je ne veux pas qu'il m'achève en m'assénant son bonheur en pleine face.

C'était ma mère, je l'ai pas vue depuis... Elle m'a dit qu'elle me pardonnerait jamais ce que...

Pas envie d'écouter la suite, non. Je coupe le son mais impossible d'échapper à l'image. Alors, je regarde autour de moi sans rien trouver de réconfortant, rien qui accroche mon regard. Une pièce minuscule pour cette agglutination d'êtres insignifiants, les uns sur les autres, serrés comme des sardines dans une boîte de conserve trop petite pour son contenu : la même puanteur, les mêmes ténèbres, la même proximité. Les tables en bois prévues pour huit personnes en accueillent pas moins du double. Nos corps poisseux entrent inévitablement en contact, se frottent. Cette effluve nauséabonde nous poursuit. L'odeur du crime ne s'estompe pas à coups de jets d'eau. Notre pestilence nous colle à la peau. Impossible de savoir ce qui schlingue le plus : nous ou leur bouffe. Bouffe qu'ils essaient de noyer dans l'obscurité régnante. Espace clos, sans fenêtre, à peu de chose près, à peine quelques ouvertures, situées bien en hauteur, assez pour ne pas nous dévoiler le monde extérieur, privilège révolu.

La sonnerie retentit, me sort de ma délicieuse contemplation, me rappelant qu'ici tout nous est dicté ; finalement est-ce si différent de ce que j'ai enduré dehors ? Ici, il faut obéir, les règles sont fixés d'avance, pas de tromperie ni de coups de bas. Si tu fais ce qu'on te demande, on te laisse en paix. Je me dirige vers mon nid douillet, ma vieille paillasse, en pensant à Lucho, à la sensation d'accomplissement qu'il doit éprouver. La première fois que je l'ai vu, il m'a tout balancé sur son passé, sans pudeur, comme s'il allait réussir à m'attendrir, comme si sa révélation pouvait sceller une quelconque amitié entre nous. Il a commencé à me raconter les viols successifs qu'il a subi, la voix fêlée, les yeux embués : mon père... tous les soirs... dans ma chambre... Sida... Alors un jour... Comment a-t-il pu imaginer une seule seconde que cet épanchement éveillerait mon intérêt, que la compassion s'emparerait de moi ? J'ai scruté les murs de béton qui m'entouraient et me suis pris à penser que j'étais mieux ici, mieux ici parce que tout le monde joue franc-jeu, pas besoin de revêtir ce costume de parfait hypocrite, les relations humaines sont simplifiées. Pendant ce temps-là, il a continué à bavasser, intarissable, la voix tremblante, chevrotante même, intensifiant son mélodrame : un jour donc, celui où j'ai su pour le SIDA, où j'ai su que cet enfoiré me l'avait refilé, j'ai pris une arme et je l'ai buté, à bout portant mec. Et le pire dans tout ça, c'est que je me suis pas senti soulagé... À la fin de son récit, il a versé une larme, j'ai bien conscience qu'il se retenait, qu'il était à deux doigts de chialer comme une madeleine. Le meurtrier qui se repent, Lucho ou le cliché incarné. Ses lèvres ont à nouveau bougé, il s'apprêtait à se relancer dans un monologue interminable dont je connaissais aujourd'hui le dénouement. Lucho en bon petit fils à maman a décidé de ne jamais lui révéler les actes abominables du père. La contamination non plus, surtout pas. Il savait la vie sexuelle de ses parents morte et enterrée, elle ne courait aucun risque. Il adore sa maman le Lucho, alors, et c'est logique, il a tué son mari, l'homme qu'elle aimait, perdant ainsi le fils et l'époux, d'une pierre deux coups. Cependant il se vantait de s'être sacrifié, il a libéré la société de la présence de ce pervers tout en exorcisant ses démons, d'une pierre deux coups. Lucho au coeur d'or. Bercé par ces douces pensées, je m'endors.

7h30, la même alarme, le même rituel. Quinze minutes de répit avant d'avaler le petit déjeuner. Le mal est fait. Ils nous a tous eus, les uns après les autres. Moi compris. Personne n'a été épargné. Pas un seul. Tous victimes de la vengeance orchestrée par Lucho. Moi qui nimaginais aucune idée germer dans cet esprit, j'ai été surpris quand il m'a mis dans la confidence. Ma seule conversation digne d'intérêt avec lui. Il considérait sa vie injuste, pourquoi lui et pas un autre ? Voilà la question qui le hantait. La question qui nous hante tous. Pourquoi, nous, dans ce monde hostile ? On se retrouve propulsé dans cette foire aux monstres camouflés, les corps humains sont là qui font office de déguisement. Sa vie à lui me semble-t-il a au moins été dotée de cette tension dramatique, ce souffle de vie loin de nos petits drames quotidiens. Le scénario d'ailleurs ne prend-il pas l'allure d'une tragédie grecque ? Une sorte d'Oedipe des temps modernes. Seulement il en veut à la terre entière, à lui, à nous, à vous aussi sans doute, à elle non il ne lui en veut pas même si elle avait choisi le mauvais homme, celui qui a détruit sa vie, non, elle ne méritait pas ça. Alors quand il est arrivé ici, qu'il a foulé le sol de cet endroit merdique, sans paillasson pour vous accueillir, sans un traditionnel bienvenu accompagné du sourire de rigueur, là, il a pris sa décision.

Le quart d'heure est passé. Je descends les escaliers, le petit-déjeuner doit être servi. Je m'assois et regarde un par un ces corps qui s'agitent autour de moi, tous si différents, ce mec aux traits émaciés avec des boucles qui encadrent son visage, une moustache à la Tom Selleck et une petite cicatrice sur la joue droite, un stigmate de son histoire, sans doute ; ce type un peu trapu qu'on devine blond et à deux doigts de la calvitie. Outre ce lieu que nous partageons, un petit quelque chose nous relie dont personne n'est conscient. Je suis le seul à détenir le secret, à pouvoir déceler en nous les cadavres en puissance que nous incarnons. Combien de mois nous séparent de la faucheuse ? Cette pâleur sur son visage est-elle un signe avant-coureur ou la simple manifestation de la fatigue ? Ces cernes expriment-elles uniquement mauvais souvenirs et nuits d'angoisse ou une mort prochaine ? Le vice de la curiosité m'électrise : Qui partira en premier, qui ouvrira le bal ? Quand fera effet cette haine que Lucho a expulsé en nous ?

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