La suite du texte d'hier :
Suite du chapitre LXI de Palimpsestes :
« Si l’on voulait préciser davantage les termes du piège à traducteurs, j’en décrirais volontiers comme suit les deux mâchoires. Côté « art du langage », tout est dit depuis Valéry et Blanchot : la création littéraire est toujours au moins partiellement inséparable de la langue où elle s’exerce. Côté « langue naturelle », tout est dit depuis l’observation de Jean Paulhan sur « l’illusion des explorateurs » devant l’énorme teneur des langues, « primitives » ou non, en « clichés », c’est-à-dire en catachrèses, ou figures passées dans l’usage. L’illusion de l’explorateur, et donc la tentation du traducteur, est de prendre ces clichés à la lettre, et de les rendre par des figures qui, dans la langue d’arrivée, ne seront point d’usage. Cette « dissociation des stéréotypes » accentue à la traduction le caractère figuratif de l’hypotexte. Un exemple classique de cette accentuation est la traduction par Hugh Blair d’une harangue indienne : « […] Aujourd’hui, dans ce fort, nous enterrons la hache et nous plantons l’arbre de la paix […] Puisse-t-il n’être ni arrêté ni étouffé dans sa croissance ! […] ». Mais la conduite inverse (traduire les images figées par des tournures abstraites, soit ici : « Nous venons de conclure une belle et bonne alliance, que nous souhaitons durable ») n’est pas plus recommandable, car elle fait litière (tiens, tiens…) de la connotation virtuelle contenue dans toute catachrèse, belle au bois dormant toujours prête à être réveillée. Si en émanglon « taratata » signifie littéralement « langue fourchue » et couramment « menteur », aucune de ces deux traductions ne sera satisfaisante ; c’est donc le choix entre une accentuation abusive et une neutralisation forcée.
A cette aporie, Paulhan ne voyait qu’une issue : « Ce n’est pas, bien entendu, de substituer aux clichés du texte primitif de simples mots abstraits (car l’aisance et la nuance particulières de la formule s’y perdent) ; et ce n’est pas non plus de traduire mot à mot le cliché (car l’on ajoute ainsi au texte une métaphore qu’il ne comportait pas) ; mais il faut obtenir du lecteur qu’il sache entendre en cliché la traduction comme avait dû l’entendre le lecteur, l’auditeur primitif, et à tout instant revenir de l’image ou du détail concret, loin de s’y attarder. La chose exige, je le sais, une certaine éducation du lecteur, de l’auteur lui-même. Peut-être n’est-ce pas trop exiger de l’homme, si cet effort est aussi celui qui permettra de remonter de la pensée immédiate jusqu’à la pensée authentique. Si ce n’est point seulement sur l’Illiade qu’elle va nous renseigner exactement, mais sur ce texte plus secret que chacun de nous porte en soi. On a reconnu, au passage, ‘‘le traitement rhétorique’’. »(1) Je ne suis pas sûr que cette solution en soit une, ou plus précisément je ne crois pas qu’elle soit autre chose qu’une formule, et je crains bien qu’ici comme ailleurs la cure (le ‘‘traitement rhétorique’’) ne coûte plus cher qu’elle ne rapporte. Le plus sage, pour le traducteur, serait sans doute d’admettre qu’il ne peut faire que mal, et de s’efforcer pourtant de faire aussi bien que possible, ce qui signifie souvent faire autre chose.[…] »
(1) Jean Paulhan, Œuvres complètes, Le cercle du livre précieux, L 1, p.182
***
Dans cet extrait, le traducteur peut être comparé à un explorateur qui avance dans les profondeurs du texte et rencontre des formes étranges auxquelles il essaie de donner un nom dans sa langue, sans toujours y parvenir.
Quelle autre comparaison pourrait-on utiliser pour définir le traducteur ?
Suite du chapitre LXI de Palimpsestes :
« Si l’on voulait préciser davantage les termes du piège à traducteurs, j’en décrirais volontiers comme suit les deux mâchoires. Côté « art du langage », tout est dit depuis Valéry et Blanchot : la création littéraire est toujours au moins partiellement inséparable de la langue où elle s’exerce. Côté « langue naturelle », tout est dit depuis l’observation de Jean Paulhan sur « l’illusion des explorateurs » devant l’énorme teneur des langues, « primitives » ou non, en « clichés », c’est-à-dire en catachrèses, ou figures passées dans l’usage. L’illusion de l’explorateur, et donc la tentation du traducteur, est de prendre ces clichés à la lettre, et de les rendre par des figures qui, dans la langue d’arrivée, ne seront point d’usage. Cette « dissociation des stéréotypes » accentue à la traduction le caractère figuratif de l’hypotexte. Un exemple classique de cette accentuation est la traduction par Hugh Blair d’une harangue indienne : « […] Aujourd’hui, dans ce fort, nous enterrons la hache et nous plantons l’arbre de la paix […] Puisse-t-il n’être ni arrêté ni étouffé dans sa croissance ! […] ». Mais la conduite inverse (traduire les images figées par des tournures abstraites, soit ici : « Nous venons de conclure une belle et bonne alliance, que nous souhaitons durable ») n’est pas plus recommandable, car elle fait litière (tiens, tiens…) de la connotation virtuelle contenue dans toute catachrèse, belle au bois dormant toujours prête à être réveillée. Si en émanglon « taratata » signifie littéralement « langue fourchue » et couramment « menteur », aucune de ces deux traductions ne sera satisfaisante ; c’est donc le choix entre une accentuation abusive et une neutralisation forcée.
A cette aporie, Paulhan ne voyait qu’une issue : « Ce n’est pas, bien entendu, de substituer aux clichés du texte primitif de simples mots abstraits (car l’aisance et la nuance particulières de la formule s’y perdent) ; et ce n’est pas non plus de traduire mot à mot le cliché (car l’on ajoute ainsi au texte une métaphore qu’il ne comportait pas) ; mais il faut obtenir du lecteur qu’il sache entendre en cliché la traduction comme avait dû l’entendre le lecteur, l’auditeur primitif, et à tout instant revenir de l’image ou du détail concret, loin de s’y attarder. La chose exige, je le sais, une certaine éducation du lecteur, de l’auteur lui-même. Peut-être n’est-ce pas trop exiger de l’homme, si cet effort est aussi celui qui permettra de remonter de la pensée immédiate jusqu’à la pensée authentique. Si ce n’est point seulement sur l’Illiade qu’elle va nous renseigner exactement, mais sur ce texte plus secret que chacun de nous porte en soi. On a reconnu, au passage, ‘‘le traitement rhétorique’’. »(1) Je ne suis pas sûr que cette solution en soit une, ou plus précisément je ne crois pas qu’elle soit autre chose qu’une formule, et je crains bien qu’ici comme ailleurs la cure (le ‘‘traitement rhétorique’’) ne coûte plus cher qu’elle ne rapporte. Le plus sage, pour le traducteur, serait sans doute d’admettre qu’il ne peut faire que mal, et de s’efforcer pourtant de faire aussi bien que possible, ce qui signifie souvent faire autre chose.[…] »
(1) Jean Paulhan, Œuvres complètes, Le cercle du livre précieux, L 1, p.182
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Dans cet extrait, le traducteur peut être comparé à un explorateur qui avance dans les profondeurs du texte et rencontre des formes étranges auxquelles il essaie de donner un nom dans sa langue, sans toujours y parvenir.
Quelle autre comparaison pourrait-on utiliser pour définir le traducteur ?