Quelle n'a pas été ma surprise, ce matin, quand, m'installant confortablement pour corriger le paquet de versions du groupe de Master 1 parcours traduction - traductologie (à propos, réjouissons-nous ; non seulement les étudiantes [oui, que des filles, une fois de plus !] sont toutes très motivées et passionnées… mais impatientes d'intégrer notre formation. Ça piaffe au portillon ! La concurrence venue des autres universités est prévenue), je me dis : "Tiens, et si tu regardais la traduction officielle en même temps que tu fais ton corrigé". Le genre de petites perversités tellement courantes dans nos esprits tortueux et torturés de traducteurs jaloux de s'être "fait griller la politesse par d'autres…" (et voilà que la maladie du collage me reprend). C'est souvent intéressant de comparer sa propre traduction, celle des étudiants et celle du "vrai" traducteur. Il arrive – le plus fréquemment, convenons-en de bonne grâce – qu'on soit très agréablement surpris (j'avoue l'être toujours quand je lis le travail d'Albert Bensoussan, qui, en plus, fait de remarquables préfaces… en quelques lignes il en dit plus que bien des critiques), voire franchement impressionnés… Et, évidemment, nous sommes parfois aussi très déçus (deux ou trois CS dans deux pages contiguës de l'un des romans d'Eduardo Mendoza ; à dessein je ne donne pas d'indication précise – ça ne se fait pas, souvenez-vous en –, mais je ne doute pas qu'Olivier se souviendra d'une certaine description dans un certain restaurant chinois de Barcelona) ou même carrément en colère : figurez-vous que dans l'un des romans de Gabriel García Márquez en français il manque carrément plusieurs phrases. Incroyable, n'est-ce pas ? Peut-être s'agit-il d'un simple oubli. Ou peut-être étaient-elles trop difficiles à traduire (il est vrai qu'elles l'étaient, et pas seulement à cause du lexique de ce diable de Colombien… mais est-ce un argument recevable ? Là, je vous entends tous crier en chœur un "non" outré). Donc, pour en revenir à mon cheptel de brebis postulantes au titre d'apprenties traductrices, j'avais choisi pour mon devoir l'incipit de Hot line (1998), du Chilien Luis Sepúlveda. Le roman noir est à la mode, il s'est donc essayé au roman noir, comme tant d'autres. Signe d'un manque passager d'inspiration pour la littérature blanche ? Ou plaisir de se fondre avec gourmandise dans un moule extrêmement balisé ? Je me contente de lancer l'un de mes débats-dadas préférés… Une tasse de thé à la main, j'ouvre la version française (Hot line, Paris, Editions Métailié, 1999 [traduction de Jeanne Peyras]) et… et je tourne les pages dans tous les sens, je chausse mes yeux bien en face des trous… en vain… le passage que je cherche à disparu, corps et biens. Comment est-il possible de perdre un incipit ? "La tête de sur ses épaules" (bon sang, je suis un cas désespéré !), je ne dis pas, mais le début d'un roman ! Et pourtant, c'est bel et bien le cas : il manque les vingt premières lignes de la V.O. et par ailleurs, le raccord n'est pas exactement conforme.
Que s'est-il passé ?
L'hypothèse la moins inquiétante est que l'auteur a volontairement remanié son travail avant la traduction. C'est un point qui a été abordé lors de la conversation avec Claude Murcia et Jean-Marie Saint-Lu que je trouve très intéressant… et qui prouve, une fois de plus, l'incidence de l'acte de traduire sur l'acte d'écrire. Il ne s'agit pas ici de se hausser du col et de chercher à prendre une place et de jouer un rôle qui ne sont pas les nôtres, mais de constater que notre présence-absence a du poids. Avec cette question subsidiaire : s'il l'a fait, est-ce en vue de la traduction, précisément ? Et pourquoi ? Choix propre ? Demande de l'éditrice ? Dans tous les cas, pourquoi le version espagnole (l'édition espagnole dont je dispose est ultérieure à la publication en français) n'a-t-elle pas changé par rapport à la version originale ?
Ouvrons un dossier sur cette curieuse affaire Sepúlveda…
À suivre.
Is there any hot line to complain ?, demandait Denise.
L'hypothèse la moins inquiétante est que l'auteur a volontairement remanié son travail avant la traduction. C'est un point qui a été abordé lors de la conversation avec Claude Murcia et Jean-Marie Saint-Lu que je trouve très intéressant… et qui prouve, une fois de plus, l'incidence de l'acte de traduire sur l'acte d'écrire. Il ne s'agit pas ici de se hausser du col et de chercher à prendre une place et de jouer un rôle qui ne sont pas les nôtres, mais de constater que notre présence-absence a du poids. Avec cette question subsidiaire : s'il l'a fait, est-ce en vue de la traduction, précisément ? Et pourquoi ? Choix propre ? Demande de l'éditrice ? Dans tous les cas, pourquoi le version espagnole (l'édition espagnole dont je dispose est ultérieure à la publication en français) n'a-t-elle pas changé par rapport à la version originale ?
Ouvrons un dossier sur cette curieuse affaire Sepúlveda…
À suivre.
Is there any hot line to complain ?, demandait Denise.
1 commentaire:
Je continue à réfléchir à tout ça, car plus j'avance dans ma correction des copies, plus je vois les différences entre le texte original et la version française. Oui, le problème va bien au-delà de la disparition de quelques lignes, aussi importantes soient-elles. Les changements sont très nombreux et certainement pas anodins. Je continue à réfléchir, en effet, et je me demande si dans pareil cas, l'éditrice française n'aurait pas dû signaler au début du roman (par le biais d'un avertissement, par exemple) que le texte avait été repris par l'auteur… Et, éventuellement, indiquer quand, ses raisons, etc. J'imagine qu'on part du principe qu'à l'instar de Dandy et Nerón, les fameux amis poilus de García Márquez, le lecteur s'en moque "comme de sa première croquette".
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