dimanche 1 mai 2011

Exercice d'écriture à 18 mains, Chapitre 4 – Par Perrine Huet

En photo : Indiana Jones, par Don Sullivan

De nouveau, j’explique le projet auquel nous nous sommes attelés depuis quelques jours : écrire une histoire de traducteur à 18 mains – avec les 7 apprentis traducteurs de la promotion Claude Bleton, Laëtitia Sworzil de la promotion Aline Schulman (elle fait un peu partie de la « famille 2010-2011 », pour les raisons que l’on sait) et moi, Caroline Lepage (le « capitaine du bord tradabordien »)

J’ai proposé le chapitre 1 et ensuite j’ajoute quelques lignes entre les suivants, écrits par les uns et les autres, afin de guider le navire dans un certaine direction – que vous aurez sans doute déjà devinée, n’est-ce pas ?

Je n'utilise plus les couleurs pour distinguer les couches – on m'a signalé que ça n'était pas lisible.


[Caroline]

Le traducteur s'assit à son bureau et ouvrit l'enveloppe jaune : un gros et beau volume rouge et bleu de 576 pages… Il le tourna et retourna pour le soupeser (« Belle bête ») et peut-être commencer à l'apprivoiser (tel un certain chat d'un certain roman espagnol, celui-ci avait à l'évidence "un lomo servicial", très prometteur pour celui qui se décrivait souvent comme un dompteur de textes). Les engrenages de son « cerveau espagnol-français » étaient déjà en mouvement, encore un peu rouillés mais parfaitement réglés par des années d'expérience dans le métier.

[Olivier] Les dictionnaires qui peuplaient sa masse grise – bilingues, uilingues et autres comparses –, émoustillés à l'idée d'être de nouveau feuilletés, faisaient frétiller leurs pages jaunies dans une déconcertante symphonie de papier. Son moi lecteur, lui se dressait, prêt à affronter, dans un duel qu'il imaginait amical, le monstre de liber aux habits azur et magenta. À voir le livre sous ses yeux, il se remémora les nombreux doutes qui l'avaient assailli quand son éditeur lui avait proposé le travail. Oui, il ressentait l'envie d'accomplir la difficile, mais ô combien palpitante, mission de passer un texte d'une langue à l'autre. Oui, il désirait se replonger des heures, des jours, des semaines durant dans un texte, le déchiffrer pleinement et lui ôter ses habits de lumière. Oui, il aspirait à lutter, une nouvelle fois, dans un combat à armes égales, contre ses deux adversaires de toujours : Compréhension et Restitution.

Mais, le traducteur vétéran qu'il était, avait-il encore les armes qu'il fallait : cette persévérance sans limite, cette fidélité à toute épreuve, cette curiosité de tous les instants ?

Il en avait fait le pari et voilà qu'il tenait, entre ses mains, l'objet de toutes ses appréhensions et de toutes ses hâtes. Un bien bel objet au titre des plus évocateurs : « Cinco maneras de comerse un gato ». Décidément, la référence féline que son cerveau lui avait soufflée était des plus appropriées. Ce chat en question, il allait devoir, lui aussi, le croquer, le mastiquer, le digérer et l'expulser, en version française, de la meilleure façon qu'il soit. Indigeste, assurément, impossible, nullement !

L'étrangeté de ce premier contact, à la fois sensuel et carnassier, bien loin de le dégoûter, ne fit que renforcer son solide appétit. Il attrapa la couverture qui tapissait le corps du félin et se décida à parcourir les milliers de lignes que les pattes de l'auteur avaient noircies. Le moment était arrivé d'entrer dans cette jungle, de se familiariser avec les bruits singuliers qu'on y entendait, d'habituer ses yeux à cette lumière entre chien et loup et, surtout, de faire confiance à son instinct de traducteur. Son crayon à papier, en guise de machette, à la main droite, son fouet lové à la boucle de sa ceinture et une gourde pleine de café dans une des poches de son pantalon, il franchit le seuil du livre qui lui faisait face, prêt à dompter la bête sauvage.

[Caroline]

Il franchit sans ambages le cap de la couverture, de la page de garde, de la page de titre et buta sur un bel obstacle : une longue citation en exergue, avec des guillemets certes, mais sans mention du moindre auteur (« Oh bon sang, ce qu'ils sont agaçants quand ils font ça ! »). Et qu'est-ce que ça disait, en plus ?

« Sí: había alguien en la casa en quien podría reencarnarse: ¡en el gato! Vaciló luego. Era difícil resignarse a vivir dentro de un animal. Tendría una piel suave, blanca, y habría en sus músculos concentrada una gran energía para el salto. En la noche sentiría brillar sus ojos en la sombra como dos brasas verdes. Y tendría unos dientes blancos, agudos, para sonreírle a su madre desde su corazón felino con una ancha y buena sonrisa animal. ¡Pero no...! No podía ser. Se imaginó de pronto metida dentro del cuerpo del gato, recorriendo otra vez los pasadizos de la casa, manejando cuatro patas incómodas y aquella cola se movería suelta, sin ritmo, ajena a su voluntad. ¿Cómo sería la vida desde esos ojos verdes y luminosos? En la noche se iría a maullarle al cielo para que no derramara su cemento enlunado sobre el rostro de “el niño” que estaría bocarriba bebiéndose el rocío. Tal vez en su situación de gato también sienta miedo. Y tal vez, al fin de todo no podría comerse la naranja con esa boca carnívora. Un frío venido de allí mismo, nacido en la propia raíz de su espíritu tembló en su recuerdo. No. No era posible encarnarse en el gato. »

(« Drôle d'idée ! ») Bon… Il allait falloir procéder avec ordre et méthode.

[Stéphanie]

Il porta la main à sa poche, afin d'extraire la gourde et avala une gorgée de café comme pour se donner du courage. À quand remontait la dernière fois qu'il avait été effrayé par un texte ? L'avait-il jamais été ? Non, tout au plus, il avait éprouvé de l'appréhension. Il ne pouvait pas se laisser tyranniser par la crainte, au contraire, il se devait d'être conquérant. Conquérir le sens, la musique, le style... Prendre le texte à bras le corps, sonder les mots, s'en emparer, les disséquer, lire les espaces, les dits et les non-dits. Il s'arma de son crayon, son acolyte – fidèle devant l'Éternel –, celui qui avait accompagné ses premiers pas, qui avait subi son acharnement, sa persévérance, ses doutes aussi, dont il gardait des séquelles, pauvre petit bout rongé. Il le voyait à présent danser, comme possédé, esquissant toutes sortes de signes, sa propre langue ; des traits, des bulles, des notes griffonnées se dessinaient sur le papier, se mêlaient aux mots de l'auteur. Ils jouaient maintenant de concert. Lui l'écoutait, attentif, déchiffrant la partition, essayant de pénétrer les arcanes de la « bête ». L'ordre et la méthode semblaient avoir été recalés au second plan. Une fois encore, il était entré en transe, s'était laissé guider par l'engouement de la première lecture, par ce désir irrépressible de vouloir tout comprendre. Désir qu'il savait impossible à assouvir. À plus forte raison, lorsqu'il était question de réincarnation, qui plus est en chat ! Décidément, l'imagination des auteurs l'intriguerait toujours. Mais, peu importe, sa fougue était là qui le dominait. À mesure que faiblissait la cadence du crayon, il sentait l'ordre et la méthode sortir de leur torpeur.

[Perrine]

Ce premier débroussaillage était un soulagement, certes, mais la mission était bien loin d’être pleinement accomplie. Il fallait à présent pénétrer l’esprit de l’écrivain de fond en comble, démêler les lignes du texte, de la première à la dernière, de façon ordonnée, réfléchie, posée. Premier objectif – et non des moindres – : s’attaquer à cette étrange citation. Après quelques brèves recherches sur cet outil sublime, cet instrument magique, Internet, il découvrit, non sans surprise, que l’auteur de ladite citation n’était autre que le maître Gabriel García Márquez. Il ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en repensant à l’un de ses anciens professeurs de l’université qui avait rédigé sa thèse sur cet auteur-là et qui, un jour, avait proposé à l’ensemble de la promotion de traduire un texte surprenant sur les diverses façons de mourir dans un ascenseur. Il avait même l’impression d’entendre sa voix, tout près, comme si elle planait au-dessus de sa tête, disposée à le mettre en garde : « Le texte, le TEXTE ! ».

Il se remémora les nombreux conseils qu’il avait pu recevoir au cours de cette année de formation, en particulier celui de ne pas se lancer dans la traduction d’une citation sans avoir vérifié son éventuelle existence. Il se mit à fouiller dans les abysses des toiles virtuelles en quête d’une traduction officielle de la nouvelle « Eva está dentro de su gato », dans laquelle apparaissait le passage tant redouté. Bingo ! Le recueil de nouvelles Ojos de perro azul avait été traduit en français. Il fallait s'en douter. Il sentait qu’il commençait à dominer l’animal, à avoir de plus en plus d’emprise sur sa férocité, sa singularité, sa hardiesse. Il se délectait de ces instants de victoire, de ces coups de cravache, si fréquents et si réticents à la fois. Sa frénésie repartait alors de plus belle ; il se voyait chevaucher la bête, la caresser dans le sens du poil, l’amadouer avec son crayon et son clavier. Il ne lui restait désormais qu’un seul souhait à exaucer : ne former plus qu’un avec le livre. Pour ce faire, il devait passer à la seconde étape, qui consistait en la réincarnation qu’il avait jusqu’alors mise à l’écart, guettant le moment propice pour cette transformation.

[Caroline]

(« Hop, hop, hop… Voilà qu'ayant enfourché le félin pour filer tout cuirassé et solidement armé vers la première page, le texte enfin !, j'en oublie l'essentiel… ») Hé oui, car une fois la citation de cette « Eva está dentro de su gato » repérée (« tiens, quel est le titre français de la nouvelle, d'ailleurs ? Et qui l'a traduite ? Euh… cette fois, vais-je résister au vice du contrôle du travail de cet autre traducteur en comparant V.O. et V.F., jaloux que je suis de ne pas avoir traduit ce texte-là aussi ? »), il allait falloir décider qu'en faire. La laisser en espagnol, comme un gros pâté incompréhensible, ou mettre la traduction ? Trancher ne lui prit qu'une seconde ; c'était l'évidence et il n'y avait pas à hésiter : la marge péritextuelle serait inutile et presque encombrante sans sa version française alors qu'elle devait au contraire jouer un rôle de premier ordre, irriguer l'histoire à venir de son sens et même presque de son sang. (« Oui, d'accord, mais l'ai-je, moi, ce Ojos de perro azul. Je vais vérifier et au pire, j'enverrai un petit mail à C.L., qui doit bien l'avoir dans sa bibliothèque » ?)


Voilà, chère Vanessa (puisque c'est toi que Perrine désigne pour prendre la suite) où nous te laissons… avec un feu passionnel s'élevant à plusieurs mètres de hauteur mais qu'il va néanmoins être nécessaire de contenir quelques lignes pour faire ce qu'il y a à faire dans les à-côtés du texte, en l'occurrence à sa frontière.

Aucun commentaire: