« Parle-moi d'hier »
Enfin, me voilà libre ! Douze saisons durant, je n’ai pu être que la spectatrice de la folle et palpitante vie qui se déroulait à deux pas de moi, juste derrière ce fin voile nacré qui me retenait prisonnière. Combien de feuilles, de flocons de neige, de fleurs, de poussières de pollen ai-je vu se déposer à la surface de l’eau, si près de moi et pourtant hors de portée ? Combien de milliers d’heures passées à m’imaginer papillonnant au-dessus de la rivière, virevoltant dans le tourbillon des feuilles mortes, folâtrant dans un champ de marguerites ? Après tant d’attente, par une belle après-midi d’avril, ce que je n’osais même plus espérer se produisit. J’étais libre ! Dans mon excitation, tout alla très vite : les premiers apprentissages, les premières chutes, les premières rencontres, les premiers amours. Je découvris pour la première fois le monde qui m’entourait. Enfin je pus sentir le parfum du jasmin, percevoir le vert brillant des pins, écouter le chant d’une mésange. La réalité dépassait de loin tout ce que j’avais imaginé. Je nageais dans le bonheur le plus parfait. Très vite, sans que je n’aie pu m’en rendre compte, le jour se mit à décliner. Ce n’est pas pour autant que je m’accordai une minute de répit, je n’y songeais même pas après tout ce temps perdu. Je n’aurais de toute façon pas pu me poser, je sentais déjà la vie naître en moi, et, avec elle, le besoin de trouver un lieu sûr. Au crépuscule, j’avais mis au monde de nouveaux êtres. Tout cela s’est déroulé hier. Aujourd’hui, au lever du jour, je suis exténuée. Il semblerait que, bien malgré moi, j’aie accompli la mission qui m’était assignée : assurer la reproduction de mon espèce. Depuis lors, je ne suis plus d’aucune utilité. Je suis un éphémère : après trois années passées à l’état larvaire, ce n’est qu’hier que j’ai pu prendre mon envol. Et d’ici quelques heures à peine, je ne serai déjà plus.
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