mercredi 12 décembre 2012

Exercice d'écriture 6 – par Nancy Benazeth

« Parle-moi d'hier »

– Hier, c'était dur. Déjà, le matin,  j'allume la télé. Conflits, crise, fin du monde. D'accord. J'éteins. Ensuite,  je décide d'aller au marché pour notre soirée. Et j'ai rien trouvé. Y en avait des étals pourtant ! Tout de suite, en arrivant, je suis tombé sur un assortiment de légumes multicolores, ah, c'était joli. Mais, t'imagines, des tomates en plein mois de décembre ! Elles se gelaient la pulpe, comme les fraises d'à côté d'ailleurs ; ce rouge-là rappelait la chaleur et dénonçait l'absurdité de leur présence,  vu les températures d'hier. C'était horrible, dire qu'elles poussent même plus dans la terre,  on les met sous perfusion,  et elles vivent de chimie et d'eau polluée. Après, j'ai aperçu un feu plus loin donc je me suis approché. Un type faisait couler avec une louche, une sorte de pâte à crêpes sur un cône en bois qui tournait. Il s'égosillait : « Fabrication artisanale, messieurs dames, c'est un vrai gâteau à la broche, deux heures de cuisson mais il peut se conserver trois mois minimum, plus il vieillit, meilleur il est, goûtez-moi ça ! » Enfin bref. C'était pour les touristes. Juste en face du crieur, ça tournait aussi, dix fois plus même ! Sauf que là, c'était pas du gâteau : la chair, le sang et la graisse y laissaient leurs plumes si tu vois ce que je veux dire… Il y avait peut-être une vingtaine de corps, enfin de cadavres, dénudés, transpercés, et emportés par une barre dans une chaleur à crever qui pouvait pas les tuer davantage ! La propriétaire du crématorium répétait qu'ils étaient fermiers. Encore faut-il savoir ce que veut dire fermier et ce que ça veut pas dire. On est d'accord, ça veut dire qu'ils sont censés se partager un mètre carré à onze au lieu d'être le double. Mais ça veut pas dire qu'on les nourrit pas avec des OGM et qu'ils sont pas accablés d'antibiotiques, comme la grande majorité des animaux en France. Enfin. Le placier qui passait par là,  clopin-clopant, m'a permis de détourner les yeux de cette scène humiliante et malsaine. D'une main, il traînait son vieux chien qui avait du mal à avancer, attiré par l'odeur des petits êtres brûlants ; de l'autre, il transportait cinq litres de rosé. Et c'est là que j'ai vu les fruits,  à côté du vin,  plein de fruits. C'était un gros producteur, tu vois le genre ? Quarante traitements sur un seul arbre, tu sais, quelques insecticides pour que surtout, aucun insecte aie le malheur de se poser sur une fleur, du désherbant autour des racines pour qu'aucune végétation ne vienne lui tenir compagnie et surtout de l'engrais à volonté pour décupler le volume des fruits en les remplissant d'azote. Et la sève,  c'est elle qui véhicule le poison dans tout son organisme, elle peut pas lutter, elle a pas le choix. De toute façon, l'arbre n'a jamais le choix : on lui maintient les bras en l'air, on lui coupe les pieds, on l'arrache, on le repose, on le stresse pour qu'il se reproduise et on lui enlève tous ses descendants. Voilà, tu comprends que j'ai rien pris. Et puis, je te raconte pas les olives ou les tommes, pauvres chèvres qui voient jamais le jour. Enfin bon, je pense que, dans le lot, il devait bien y avoir quelques bons producteurs, j'étais pas au supermarché quand même, mais là, c'était trop. Donc, je suis rentré chez moi les mains vides,  et j'ai annulé notre repas. Autant pas manger si c'est pour s'intoxiquer et faire du mal à tout ce qui nous entoure, tu crois pas ? Du coup, j'ai préparé une infusion, j'ai pris un livre et je me suis couché. Voilà ma journée d'hier ! Il y a des jours où le monde dans lequel on vit est difficile à supporter. Mais aujourd'hui, ça va mieux : le fait de t'en parler me soulage, même si ça change rien à la réalité… 

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