« Veines »
Ce soir-là, l’orage grondait au dehors. Notre refuge de montagne n’était éclairé que par quelques bougies entamées et le feu de cheminée. Nous étions tous réunis autour d’un vin chaud, au rez-de-chaussée. Les ténèbres, le fracas du vent qui fouettait les volets, la pluie battante, tout contribuait à créer une atmosphère lugubre, propice aux récits funestes.
Le plus jeune de notre assemblée était un garçon de seize ou dix-sept ans ; il semblait encore ingénu et impressionnable. Il demeura silencieux. Je vis ses mains trembler lorsque notre guide nous raconta que, dans une forêt proche, un esprit tourmenté s’attaquait à tous les hommes qui pénétraient son territoire à la nuit tombée. À la fin de cette histoire, quelqu’un d’autre prit le flambeau. Il fut question de cimetières sinistres, de meurtres horribles, de fantômes et d’animaux monstrueux, chacun y allant de son anecdote ou de sa rumeur.
Cela peut sembler un peu sadique, mais j’étais amusé de voir que le jeune garçon était si bouleversé par ces histoires. Aucune d’entre elles ne m’atteignit comme elles l’atteignaient… Excepté celle qui mit fin à cette veillée.
Le vieil homme qui tenait le refuge – un petit homme chenu, mais solide – prit la parole, après avoir écouté attentivement tous les autres.
« Si vous le voulez bien, je vais moi aussi vous raconter une histoire. Il ne s’agit pas de fantômes ou de sorcières ; d’ailleurs, le petit va faire des cauchemars à cause de vous… »
Il fut interrompu par quelques rires et un grand gaillard mis deux bonnes tapes amicales dans le dos du gamin. Il reprit : « Mais je vous préviens, c’est une histoire triste. »
Il y a quelques dizaines d’années, la vallée était bien différente : la ville n’était qu’un petit village de fermiers et de bergers qui n’avait rien de touristique. Tout le monde s’y connaissait, les nouvelles y circulaient à une vitesse déconcertante, mais les gens savaient travailler ensemble, s’entraider. Naturellement, l’endogamie était inévitable. Le fils aîné de l’éleveur le plus fortuné du village épousa une jeune fille d’un bourg voisin. Il prit la succession de son père, puis ils eurent deux fils et furent plutôt heureux. Du moins, jusqu’à la naissance de leur troisième enfant…
C’était une fille, toute menue, qui avait des cheveux fins immaculés et une peau délicate, presque translucide. Au village, personne n’avait vu d’enfant albinos auparavant, et personne ou presque n’eut l’occasion de tomber sous le charme de ses yeux d’un bleu surprenant. Son père, cela ne fit aucun doute, ne fut pas touché par sa beauté : il soupçonna son épouse de l’avoir trompé et jamais il ne vit en la petite Léa une fille de son sang.
Il faut dire qu’elle ne ressemblait en rien à ses deux frères qui, eux, étaient forts, avaient la peau légèrement mate et les cheveux d’un brun foncé. Lorsqu’ils posaient leurs yeux sombres sur leur sœur, on y percevait le même rejet qu’exprimait leur père. Et comme il avait perdu toute confiance en son épouse, celle-ci tenait leur fille responsable des remarques assassines et des regards emplis de dégoût. Bientôt, tout le village fut convaincu de la tromperie – les commères crurent se souvenir d’un bel homme blond qui serait passé dans la vallée justement neuf mois avant la naissance de la fillette.
Elle grandit donc dans la honte et le rejet. On la voyait peu au village. Elle n’y passait qu’à l’aube ou au crépuscule, probablement pour ne pas se confronter aux regards ou pour éviter la brûlure du soleil, ce qui lui valut la réputation d’être une sorcière ou une sorte de démon, de créature nocturne. Lorsqu’elle n’était pas chez elle, recluse avec sa mère – qui n’était presque jamais sortie depuis sa naissance – elle se réfugiait auprès des vaches. Elle aimait la douce chaleur de l’étable autant que la fraîcheur des hauts pâturages.
Le vieil homme fit une pause, il cherchait les bons mots, rassemblait ses souvenirs. Il m’a semblé deviner une certaine émotion dans sa voix lorsqu’il continua.
À l’époque, il y avait une seule école pour accueillir tous les élèves du village et des bourgs voisins ; pourtant, ils n’occupaient qu’une seule classe. L’instituteur leur donnait cours deux jours par semaine, parfois trois, et il enseignait aussi dans une autre vallée. Il vivait avec sa femme et son fils sur la petite place du village. Rien ne prédestinait le fils de l’instituteur et la fille de l’éleveur à se rencontrer…
Cela eut lieu un jour de printemps. Il se promenait dans les hauts pâturages ; elle s’était endormie à l’ombre d’un chêne. Intrigué, il s’approcha de cette jeune fille qu’il n’avait jamais vue auparavant ; ne voulant pas la déranger, il s’assit à quelques pas. Elle sentit une présence qui la réveilla en sursaut. Quand elle le vit, elle voulut s’enfuir, mais après quelques mètres à peine, elle trébucha. Il la rattrapa, et lui tendit la main. C’était le premier geste bienveillant qu’on ait eu pour elle.
Il se tissa entre eux une profonde amitié. Grâce à lui et à ses parents, elle apprit à lire et écrire, mais surtout, elle sentit enfin la chaleur d’une famille. Pendant quelques années, sa présence neutralisa les rebuffades qu’elle avait toujours reçues de son père et de ses frères. Et peu à peu, leur amitié se transforma, c’était inévitable.
Leur histoire prit fin au cœur de l’hiver.
On avait vu les traces d’un loup près des bergeries. Ils devaient se rejoindre dans les hauts pâturages, à l’orée du bois. Lorsqu’il quitta le village, il apprit que des hommes – parmi lesquels, le père de la jeune fille – faisaient une battue. En s’approchant de la forêt, il la vit se faufiler entre les arbres : elle avait dû entendre les villageois et ne souhaitait pas être remarquée. Mais, ne distinguant qu’une ombre mouvante, l’un des chasseurs tira. Elle s’effondra.
L’épaisseur silencieuse de l’hiver étouffa son cri. Il courut jusqu’à elle. Il prit délicatement son poignet. Maintes fois, il avait effleuré du bout des doigts le subtil entrelacs dessiné par ses veines sous sa peau diaphane. Il vit son visage pâle devenir livide, et sur la neige, son sang creusa des arabesques.
C’était son père qui avait tiré.
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