lundi 10 mars 2014

Exercice d'écriture 14 – par Sarah

Dessous


Ce matin-là, nous avions rendez-vous au café des artistes, où nous avions l’habitude de nous rencontrer une fois par semaine. Comme à chaque fois, il était arrivé en retard et s’était assis comme si de rien n’était. Sans même me demander comment j’allais, il s’était mis à ressasser ses éternelles histoires, attendant de moi que je fasse preuve d’un peu de compassion à son égard et que je daigne écouter son monologue interminable. Je m’efforçais d’écouter ce qu’il avait à me dire, lorsque la phrase était tombée comme un couperet : « Ma pauvre fille, tu es vraiment en dessous de tout ! » Au moment où il m’avait dit ça, mes mains s’étaient mises à trembler. C’en était trop, comment avait-il pu me dire une chose pareille ? Je bouillais intérieurement, j’étais sur le point de lui dire ce que je pensais de lui. En dessous de qui, en dessous de quoi ? Tant de questions dans ma tête, tant d’énervement, tant de haine envers cet individu, tant de réponses qui fusaient dans ma tête que je ne lui avais finalement rien répondu, incapable d’en choisir une.
« Tu es vraiment en-dessous de tout ! » Mais en-dessous de quoi, au juste, de lui ? De sa misérable personne qui passe son temps à se délecter de ses propres malheurs ? « En dessous de tout… » Cela faisait des années qu’il insistait pour me voir chaque semaine, des années de sempiternelles complaintes, toujours les mêmes sujets : ses innombrables conquêtes prenant des airs de feuilleton à l’eau de rose, ses talents d’artiste incompris par la société, et moi, face à cet individu qui se disait être mon père, je devais me taire et écouter. Tout ça pour m’entendre dire, après toutes ces années, que j’étais « en dessous de tout ». N’avait-il pas été « en-dessous de tout » lui, à ma naissance, lorsqu’il s’était mis en tête de partir à l’autre bout du monde sans même prendre la peine de prévenir la principale intéressée ? Ma mère avait fini par l’apprendre quand elle avait reçu une carte postale de lui en provenance de Montevideo. Après 30 ans d’absence totale de ma vie, j’avais accepté à contrecœur de le revoir, sous les conseils de mon psychologue.
Selon lui, si j’étais « en dessous de tout », c’était parce que je n’avais pas souhaité l’anniversaire de ma grand-mère, sa mère, cette vieille folle qui m’appelait une fois par an pour me reprocher de m’éloigner parce que je ne lui rendais jamais visite. A chaque fois, je brûlais d’envie de lui répondre que je l’éloignement était quelque chose que l’on maîtrisait bien dans la famille. C‘est à ce moment-là que je compris que mon énervement était injustifié, et je regardai alors mon père droit dans les yeux, puis, prise d’un fou rire, je pris mon sac et rentrai chez moi.

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