vendredi 26 novembre 2010

Exercice d'écriture : « Il n'a pas deux sous d'idée », par Perrine Huet

En photo : Charlotte aux Fraises lit son...
par Charlotte aux Fraises

Henri, un petit grand-père de soixante-quatre ans, aimait par-dessus tout les fêtes de fin d’année, car elles lui permettaient de voir sa famille au grand complet. En effet, depuis le décès de son épouse il y a déjà plus de six ans, il passait ses journées seul dans son immense appartement du troisième arrondissement de Paris et s’ennuyait affreusement. Avant que sa femme Henriette – ils s’étaient bien choisis – n’eût une attaque, il sortait régulièrement en sa compagnie : ils allaient au restaurant, au théâtre, au cinéma, parfois même à l’opéra. Tous les samedis matins, ils parcouraient les allées du marché, respirant à pleins poumons les délicieuses senteurs qu’exhalaient les fruits, les épices, les fromages, la charcuterie et les olives. Mais lorsque sa chère Henriette mourut, son envie d’explorer le monde à la recherche de nouveaux savoirs s’était éteinte avec elle. Il était devenu un vieil homme aigri, renfermé sur lui-même, qui ne pointait son nez dehors que pour s’approvisionner afin de subsister, soit une fois toutes les deux semaines. Il se mettait au volant de sa Peugeot 306, se rendait au supermarché le plus proche, remplissait son chariot à ras bord, se faufilait entre les caddies le long des caisses et parvenait toujours à dépasser deux ou trois personnes inattentives dans la file d’attente. Puis il rentrait chez lui, s’installait devant son téléviseur, et ne ressortait que quinze jours plus tard, sauf exception. Son planning de la journée était calqué sur les programmes télévisés. Sa matinée était bercée par France 2 : à 9h55, il commençait par « C’est au programme », présenté par la belle Sophie Davant, qui lui faisait étrangement penser à sa défunte épouse lorsqu’elle était jeune ; à 10h55, il enchaînait avec « Motus », jeu qu’il suivait depuis bien des années et dans lequel il excellait ; ensuite, à 11h30, il regardait distraitement « Les Z’amours » qu’il trouvait légèrement gnangnan ; puis arrivait son moment préféré, à 12h, avec « Tout le monde veut prendre sa place », animé par l’excellent Nagui qui le faisait quotidiennement mourir de rire. À la fin de ce divertissement, il allait se préparer un plateau-repas composé de pain de mie, de deux tranches de jambon ou de mortadelle, et d’une barquette de tomates-cerise, et s’asseyait de nouveau face à son poste. Il poursuivait avec le journal télévisé, agacé par les continuels changements de présentateurs, et passait sur France 3 pour suivre son feuilleton favori : « Derrick ». Ensuite, il zappait de chaîne en chaîne, à l’affut de quelque émission intéressante.
Cette vie monotone le rendait extrêmement triste, d’autant que ses enfants ne venaient lui rendre visite que très rarement. C’est pourquoi il avait toujours hâte d’être à Noël, impatient de retrouver tous les membres de la famille réunis sous le même toit.
L’une des exceptions qui le faisaient quitter son domicile était l’achat des cadeaux, qu’il prenait beaucoup de plaisir à choisir, désireux de gâter tout le monde. Mais comme chaque année, il n’avait pas la moindre idée pour sa petite-fille Mathilde qui changeait sans cesse de centre d’intérêt. Il décida donc d’appeler sa fille Martine afin de lui demander son avis :
— Dis-moi, ma chérie, tu sais ce que voudrais Mathilde pour Noël ?
— Achète-lui donc un livre de « Charlotte aux fraises », elle sera ravie, en ce moment elle ne parle que de ça !
— Ah bon ? Un livre de Charlotte aux fraises ? Bon, très bien, j’irai faire un tour à la Fnac alors.
« Quelles drôles d’idées ont les jeunes d’aujourd’hui !», songea Henri en raccrochant.
Il se déplaça donc jusqu’aux halles, chercha pendant des heures un ouvrage spécialisé dans les charlottes aux fraises, mais ne put mettre la main que sur un livre de recettes de charlottes en tout genre. « Tant pis, ça fera bien l’affaire », se dit-il.
Le jour tant attendu arriva enfin. Henri, tout excité, se rendit chez sa fille et son gendre, qui demeuraient à Marly le roi. Il n’avait d’ailleurs jamais vraiment compris les raisons de ce déménagement en banlieue parisienne ; parfois, il les soupçonnait de s’être éloignés volontairement de lui. Bref, ce n’était pas l’heure des règlements de compte, mais plutôt celle d’ouvrir les paquets.
Les adultes observaient avec délectation les enfants déballer leurs présents les yeux brillants, emplis de la magie de Noël. Malheureusement, lorsque Mathilde découvrit le cadeau de son grand-père, aucune étincelle ne vint illuminer son regard. Elle fit même une moue de déception.
— Ben pourquoi le Père-Noël y m’a apporté ça ? Je sais pas faire les gâteaux, moi ! Il a dû se tromper, le pauvre, il est vraiment vieux ! Tiens, maman, ça doit sûrement être pour toi.
Une grande gêne s’installa et des murmures vinrent se mêler aux déchirements des papiers. Martine prit son père par la main et l’emmena dans la cuisine.
— Enfin, papa, tu connais pas « Charlotte aux fraises » ?
— Bien sûr que si, voyons ! Tu me prends pour qui ? Je sors peut-être pas beaucoup mais j’ai une certaine culture culinaire !
— Papa…Mon petit papa… – murmura-t-elle sur un ton dénotant une certaine exaspération. « Charlotte aux fraises » est une petite fille qui apparaît dans des livres et dans des dessins animés, enfin, tu vois, un personnage que toutes les petites filles rêveraient d’être, y compris Mathilde…
— Et comment tu veux que je le sache, moi ! Je suis pas devin ! Une charlotte aux fraises ça reste une charlotte aux fraises, et en plus, c’est très bon !
— T’inquiète pas, papa, c’est pas grave, je m’en servirai, moi, de ces recettes. Tiens, ce sera même l’occasion de te rendre visite, je t’apporterai une charlotte !
Henri ne savait plus où se mettre, embarrassé par sa maladresse. Mais, ce qui le consola, c’est que son manque de jugeote avait provoqué un élan de tendresse chez sa fille et ça, c’était le plus cadeau qu’on puisse lui offrir.

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