par Martin-James
Je l’ai rencontrée il y a maintenant près de deux ans, le 18 octobre 2000, dans le fameux Green Park situé au cœur de Londres. Moi, assis sur un banc, lisant un roman de Stephan King ; elle, à vélo, pédalant gaiement aux côtés d’une amie. Elle s’était approchée tout doucement de moi, de peur de m’interrompre dans ma lecture, et m’avait demandé l’heure. Lorsque nos yeux s’étaient croisés, une étrange sensation m’avait parcouru : mon estomac s’était contracté, comme si des milliers de fourmis se dandinaient à l’intérieur de mon corps. « Twenty-five past three » – avais-je répondu dans un anglais plutôt médiocre. Trois heures vingt-cinq, répétai-je mentalement. Elle m’avait remercié d’un timide sourire et s’était éloignée sur sa bicyclette, sa robe à fleurs se soulevant avec légèreté.
Le lendemain, après une nuit d’insomnie hantée par l’image de cette jeune fille, je m’étais installé sur le même banc, espérant qu’elle apparaisse sur son vélo. Certes, je ne la connaissais pas, mais je sentais que quelque chose nous liait et que je devais la revoir.
Au bout du troisième jour, elle avait enfin fait son apparition. Cette fois, elle était seule, et à pied. Elle était passée devant moi sans l’once d’un regard. Je l’avais observée, anxieux, cherchant la meilleure façon pour l’aborder. Puis, je m’étais ressaisi : je n’allais quand même pas la laisser filer, alors que je l’avais attendue pendant trois longues journées ! Je m’étais donc mis à courir derrière elle, emporté par l’excitation d’un nouvel échange. Elle m’avait reconnu et avait accepté de boire un verre en ma compagnie. Et à partir de cet instant, nous ne nous sommes plus quittés.
Elle s’appelait Sarah, avait vingt-deux ans ; elle était née et vivait à Londres, étudiait l’histoire de l’art et était passionnée de littérature. Elle était grande, avait de longs cheveux bruns, bouclés, qu’elle relevait souvent à l’aide d’une barrette. Ses lèvres étaient parfaitement bien dessinées et sucrées comme du miel. Son sourire creusait de fines fossettes au bas de ses pommettes roses. Son nez, légèrement en trompette, tremblait quand elle était en pleine réflexion. Et ses yeux en amande, d’un noir profond, étaient une pure merveille. Ils exerçaient sur moi une telle attraction que j’en devenais totalement esclave. Mais chaque fois que j’essayais de lire en eux, une barrière invisible se dressait et empêchait toute communication avec l’extérieur. Je savais qu’ils renfermaient un lourd secret que Sarah s’efforçait de dissimuler à tout prix.
Nous avions emménagé dans un petit appartement au sud de Londres, ville que j’avais décidé de conquérir après de lourds échecs professionnels dans la capitale française. Notre logement était minuscule, faute d’un salaire aisé, mais très coquet. Sarah avait de très bons goûts en terme de décoration, et prenait énormément de plaisir à tout agencer. Quant à mon intégration au quotidien britannique, elle faisait de nombreux efforts pour que je me sente à l’aise et progresse rapidement : elle me présentait ses amis, m’emmenait au musée, au théâtre, au cinéma, me récitait des listes de mots et me lisait le Times chaque matin. En échange, je lui parlais des peintres français que je connaissais, des nombreux artistes qui exposaient à Paris, des auteurs que j’affectionnais particulièrement… Souvent, je lui racontais mon enfance, l’éducation que j’avais reçue de mes parents, les instants magiques partagés avec ma petite sœur, dans l’espoir qu’elle s’ouvre à moi et me confie ses tourments. Malheureusement, l’effet produit était inverse : elle se braquait et se refermait comme une coquille.
Un jour, alors que je m’ennuyais tout seul à la maison, je me mis à inventorier tous les bibelots disposés sur l’étagère du salon : un éléphant en ébène, une bougie parfumée à la cannelle, un petit ficus plein de pousses, un fossile d’escargot, une fiole en cristal, une sculpture en argile en forme d’oiseau et une boîte à musique. Ce dernier objet me rappela ma visite à la ferme des orgues de Steenwerck, musée consacré à la musique mécanique, situé dans le Nord-Pas-de-Calais, qui m’avait fasciné. Je m’en emparai, curieux d’entendre le son qui s’en échapperait, et actionnai la manivelle. C’est alors qu’un bruit étrange vint se mêler à la douce mélodie. J’attendis que le dispositif ne s’arrête et ouvris la boîte. À l’intérieur, j’aperçus un morceau de papier plié en quatre. Il s’agissait d’un article de journal découpé soigneusement, datant du 23 juillet 1988. La photo d’un petit garçon brun, souriant, accompagnait le texte. La légende disait : « Mort tragique du petit William dans les eaux du lac Serpentine ». Je me mis à parcourir l’article, appréhendant ce que je m’apprêtais à découvrir. Arrivé à la fin, j’étais sous le choc. Le mystère des yeux de Sarah reposait là, devant moi, sur cette page jaunie par le temps.
Ce 23 juillet 1988, Sarah, qui avait alors dix ans, s’était rendue en famille au lac Serpentine situé à Hyde Park pour y pique-niquer et se baigner. Son petit frère William, qui venait de fêter ses cinq ans, était fou de joie à l’idée d’apprendre à nager avec sa sœur. Ils se trouvaient tous deux près du bord, Sarah soutenant son frère, lorsqu’un poisson était venu mordiller le tendre mollet de la petite fille. Surprise, elle avait lâché William quelques secondes à peine pour se masser la jambe et maudire la bestiole. Quand elle avait relevé la tête, son frère avait disparu. Paniquée, elle avait regardé de tous les côtés en hurlant son prénom. Malheureusement, le petit garçon s’était enfoncé dans l’eau et s’était noyé avec une extrême rapidité. Les parents, qui étaient en train de discuté sur la plage, n’avait pu arriver à temps, et William était décédé en cette belle journée d’été ensoleillée.
Tout s’éclairait enfin : sa retenue parfois si pesante, sa pudeur des sentiments, son refus catégorique d’aller à Hyde Park et, surtout, l’absence de ses parents dans sa vie.
Que faire à présent ? La pousser à me faire ses aveux ? Lui dire que j’étais tombé sur l’article, par hasard, et qu’elle pouvait désormais tout me confier ? Non, elle se sentirait trahie et risquerait de ne pas s’en remettre. Je décidai donc de respecter son intimité, d’accepter son silence et de laisser faire le temps, comme je l’avais toujours fait depuis notre rencontre ce 18 octobre 2000, à trois heures vingt-cinq.
Le lendemain, après une nuit d’insomnie hantée par l’image de cette jeune fille, je m’étais installé sur le même banc, espérant qu’elle apparaisse sur son vélo. Certes, je ne la connaissais pas, mais je sentais que quelque chose nous liait et que je devais la revoir.
Au bout du troisième jour, elle avait enfin fait son apparition. Cette fois, elle était seule, et à pied. Elle était passée devant moi sans l’once d’un regard. Je l’avais observée, anxieux, cherchant la meilleure façon pour l’aborder. Puis, je m’étais ressaisi : je n’allais quand même pas la laisser filer, alors que je l’avais attendue pendant trois longues journées ! Je m’étais donc mis à courir derrière elle, emporté par l’excitation d’un nouvel échange. Elle m’avait reconnu et avait accepté de boire un verre en ma compagnie. Et à partir de cet instant, nous ne nous sommes plus quittés.
Elle s’appelait Sarah, avait vingt-deux ans ; elle était née et vivait à Londres, étudiait l’histoire de l’art et était passionnée de littérature. Elle était grande, avait de longs cheveux bruns, bouclés, qu’elle relevait souvent à l’aide d’une barrette. Ses lèvres étaient parfaitement bien dessinées et sucrées comme du miel. Son sourire creusait de fines fossettes au bas de ses pommettes roses. Son nez, légèrement en trompette, tremblait quand elle était en pleine réflexion. Et ses yeux en amande, d’un noir profond, étaient une pure merveille. Ils exerçaient sur moi une telle attraction que j’en devenais totalement esclave. Mais chaque fois que j’essayais de lire en eux, une barrière invisible se dressait et empêchait toute communication avec l’extérieur. Je savais qu’ils renfermaient un lourd secret que Sarah s’efforçait de dissimuler à tout prix.
Nous avions emménagé dans un petit appartement au sud de Londres, ville que j’avais décidé de conquérir après de lourds échecs professionnels dans la capitale française. Notre logement était minuscule, faute d’un salaire aisé, mais très coquet. Sarah avait de très bons goûts en terme de décoration, et prenait énormément de plaisir à tout agencer. Quant à mon intégration au quotidien britannique, elle faisait de nombreux efforts pour que je me sente à l’aise et progresse rapidement : elle me présentait ses amis, m’emmenait au musée, au théâtre, au cinéma, me récitait des listes de mots et me lisait le Times chaque matin. En échange, je lui parlais des peintres français que je connaissais, des nombreux artistes qui exposaient à Paris, des auteurs que j’affectionnais particulièrement… Souvent, je lui racontais mon enfance, l’éducation que j’avais reçue de mes parents, les instants magiques partagés avec ma petite sœur, dans l’espoir qu’elle s’ouvre à moi et me confie ses tourments. Malheureusement, l’effet produit était inverse : elle se braquait et se refermait comme une coquille.
Un jour, alors que je m’ennuyais tout seul à la maison, je me mis à inventorier tous les bibelots disposés sur l’étagère du salon : un éléphant en ébène, une bougie parfumée à la cannelle, un petit ficus plein de pousses, un fossile d’escargot, une fiole en cristal, une sculpture en argile en forme d’oiseau et une boîte à musique. Ce dernier objet me rappela ma visite à la ferme des orgues de Steenwerck, musée consacré à la musique mécanique, situé dans le Nord-Pas-de-Calais, qui m’avait fasciné. Je m’en emparai, curieux d’entendre le son qui s’en échapperait, et actionnai la manivelle. C’est alors qu’un bruit étrange vint se mêler à la douce mélodie. J’attendis que le dispositif ne s’arrête et ouvris la boîte. À l’intérieur, j’aperçus un morceau de papier plié en quatre. Il s’agissait d’un article de journal découpé soigneusement, datant du 23 juillet 1988. La photo d’un petit garçon brun, souriant, accompagnait le texte. La légende disait : « Mort tragique du petit William dans les eaux du lac Serpentine ». Je me mis à parcourir l’article, appréhendant ce que je m’apprêtais à découvrir. Arrivé à la fin, j’étais sous le choc. Le mystère des yeux de Sarah reposait là, devant moi, sur cette page jaunie par le temps.
Ce 23 juillet 1988, Sarah, qui avait alors dix ans, s’était rendue en famille au lac Serpentine situé à Hyde Park pour y pique-niquer et se baigner. Son petit frère William, qui venait de fêter ses cinq ans, était fou de joie à l’idée d’apprendre à nager avec sa sœur. Ils se trouvaient tous deux près du bord, Sarah soutenant son frère, lorsqu’un poisson était venu mordiller le tendre mollet de la petite fille. Surprise, elle avait lâché William quelques secondes à peine pour se masser la jambe et maudire la bestiole. Quand elle avait relevé la tête, son frère avait disparu. Paniquée, elle avait regardé de tous les côtés en hurlant son prénom. Malheureusement, le petit garçon s’était enfoncé dans l’eau et s’était noyé avec une extrême rapidité. Les parents, qui étaient en train de discuté sur la plage, n’avait pu arriver à temps, et William était décédé en cette belle journée d’été ensoleillée.
Tout s’éclairait enfin : sa retenue parfois si pesante, sa pudeur des sentiments, son refus catégorique d’aller à Hyde Park et, surtout, l’absence de ses parents dans sa vie.
Que faire à présent ? La pousser à me faire ses aveux ? Lui dire que j’étais tombé sur l’article, par hasard, et qu’elle pouvait désormais tout me confier ? Non, elle se sentirait trahie et risquerait de ne pas s’en remettre. Je décidai donc de respecter son intimité, d’accepter son silence et de laisser faire le temps, comme je l’avais toujours fait depuis notre rencontre ce 18 octobre 2000, à trois heures vingt-cinq.
1 commentaire:
Je viens de remarquer la faute d'orthographe au prénom Stephen, je m'en excuse...
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