« À ma table »
C'est le jour de la rentrée que j'ai vu Mathilde pour la première fois. Pendant toute la cérémonie de bienvenue et la répartition des élèves dans les classes, je ne l'avais pas quittée du regard. Elle était grande, blonde, les yeux bleus, un peu comme les filles des séries américaines que maman regarde à la télé, en moins vieille. J'ai appris son nom lorsque le surveillant l’a invitée à rejoindre le rang des élèves de la sixième B. À mon grand regret, il n'avait pas mentionné le mien, nous n'étions donc pas dans la même classe, mais il en fallait plus pour me décourager. Le destin était écrit. À chaque récréation, je la cherchais du regard et ne la quittais plus jusqu'à ce que la sonnerie retentisse, indiquant l'heure de regagner les salles de cours. Je passais mon temps à observer ses moindres faits et gestes, sans jamais lui adresser la parole. Je devais le faire, pourtant, mon copain Charles me le répétait sans cesse.
L'idée de voir Mathilde avec un autre garçon me terrifie. Nous sommes faits pour être ensemble, je le sais. Mais elle non, alors comment le lui faire comprendre avant qu'il ne soit trop tard ? Je ne suis pas l'un de ces garçons populaires qui ont toutes les filles à leurs pieds : je suis un petit brun, pâle et rondouillard, avec un long nez, des lunettes rondes et des oreilles décollées. En somme, pas le stéréotype d'un Don Juan des collèges. J'en ai parlé à ma mère qui, pour me rassurer, m'a répondu d'un air passionné : « Gaëtan, tu es le plus beau à mes yeux ». Ce qui au départ partait d'une bonne intention m'a en fait encore plus effrayé. J'aime beaucoup ma mère mais non, c'est avec Mathilde que je veux me marier, pas avec elle. Je me suis alors enfermé dans ma chambre, et, interloquée, elle a jugé bon de me laisser tranquille. Une fois calmé, je me suis dit que si je plaisais à ma mère, il en était peut-être de même pour les autres filles, donc Mathilde. Je décidais donc de me lancer et de lui avouer mes sentiments...
Il est midi et les élèves se pressent pour rejoindre la file du réfectoire. Une fois dedans, le jeu consiste à atteindre le premier la porte d'entrée, quitte à donner quelques coups d'épaule ou de genou pour y arriver. Je perds toujours, mon gabarit ne me permettant pas de rivaliser avec les grands du collège, ni même ceux de mon âge, d'ailleurs. Quand je trouve enfin une place, la moitié du self a déjà fini de manger et se lève, laissant derrière elle un véritable champ de bataille. Comme en atteste le vacarme qui envahit la salle, l'autre moitié, elle, est bel et bien là, et c'est un peu à celui qui criait le plus fort pour se faire entendre, le tout au rythme des couverts crissant sur les assiettes.
Mais quelques secondes à peine après m'être assis, je n'entends plus le chahut autour de moi. Je la cherche du regard et je m'aperçois qu’elle est là, à ma table. Elle est seule, ses amies sont déjà parties, l’occasion rêvée pour lui faire part de mes sentiments. J’ai répété cette scène dans le miroir de ma salle de bain pendant près de six mois, travaillé un discours que j’ai modifié une bonne centaine de fois, et, après toute cette longue mise en condition, le moment d’entrer en scène est enfin arrivé. Je prends alors une grande inspiration et… rien…impossible de prononcer le moindre mot. Je suis paralysé par la peur. Tout était tellement plus simple devant mon miroir, je paraissais même sûr de moi et décontracté. Mais là, elle a senti que j'allais lui adresser la parole et me fixe du regard. Perdu dans le bleu de ses yeux, terrifié, je prie pour que la sonnerie retentisse et mette un terme à cette situation embarrassante. C’est alors qu’elle sourit et me dit : « Tu es drôle toi, on dirait que tu vas parler mais tu ne dis rien. Je t'ai vu l'autre jour dans ma rue, tu habites par là ? On pourrait faire le trajet ensemble si tu veux... »
J’acquiesce d'un hochement de tête, il ne faut pas non plus avoir l'air trop enjoué. La sonnerie nous rappelle qu'il est l'heure d'aller en cours et elle me dit en se levant : « À cinq heures à la sortie, alors... ».
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