par kexi
La mission de notre jeune apprentie traductrice était ardue : rédiger un petit texte de son invention à partir de morceaux des différentes traductions faites en cours (atelier de traduction collective) depuis le début de l'année.
Voici le résultat :
En tout premier lieu, je décidai que je devais manger quelque chose, car on était quand même au milieu de l'après-midi, et je ne m'étais rien mis sous la dent, depuis le petit déjeuner. Puisqu'elles fleurissaient dans le quartier, j'entrai dans la première pizzeria ouverte, et tombai justement sur Marcello et sa bande. Autour de la table, il devait y avoir quelque huit ou dix personnes, que des hommes, sauf une, la deuxième femme de Marcello, Camilla.
Marcello était du coin, je n'irais pas jusqu'à dire que c'était un ami d'enfance, plutôt une vieille connaissance ; tout le monde prétendait qu'il était né pour vivre ailleurs qu'ici. Mi-italien, mi-brésilien, il n'avait pas la mine renfrognée des gars du quartier. Lui, il avait le teint hâlé et un visage d'ange. Concernant son corps, c'était à l'avenant. Nan, nan, nan, il avait décidément tout raté dans sa vie ; pour la peine, et même si on n'avait pas un rond, on se serait tous cotisés pour lui donner une seconde chance de réussir, à ce gars-là. Il était né à São Paulo, dans les bas-fonds, comme nous, au lieu du domaine princier vénitien auquel il était destiné ; c'était un écrivain raté, il n'avait même jamais signé sous son nom, ce qui ne manquait pas d'alimenter la plupart des conversations ici ; mais le pire dans tout ça, c'était son destin, qui s'acharnait à lui coller sur le dos les pires horreurs qu'on puisse imaginer.
Sa première femme était morte dans un accident assez peu ordinaire il faut dire, un accident d'ascenseur. On racontait qu'elle était femme de ménage chez un couple de bourgeois à Río. Elle travaillait dans leur villa du bord de mer le jour où ils s'apprêtaient à partir pour l'Espagne. Elle était restée pour mettre de l'ordre au dernier étage, mais elle était d'accord avec ses patrons sur le fait qu'elle descendrait par les escaliers, qu'elle fermerait la porte à clé et qu'elle reviendrait toute la semaine pour faire le ménage. Malheureusement, au moment où les propriétaires s'en allaient, elle a du se rappeler quelque chose d'urgent et a essayé de les rattraper en prenant l'ascenseur. La coupure d'électricité l'a surprise à mi-chemin, sauf que personne ne s'en est rendu compte, jusqu'à trois mois plus tard, quand la famille est rentrée d'Europe et est tombée nez à nez avec les restes en putréfaction dans l'ascenseur. Beurk. Et le pauvre Marcello, lui, il est resté sans femme, et il pleurait tous les jours. Comble de malchance, ils avaient une fillette, âgée de huit ans à peine. La pauvre petite, pour le dire de la manière la moins dramatique possible, est devenue folle. On l'a enfermée à l'hospice des enfants, et elle en est ressortie à ses dix-huit ans, fraîche comme une rose. Ha, un gars de la bande l'avait même demandée en fiançailles, il y a quelques années. Et elle, la malheureuse, elle y avait cru. Pauvre Marcello. Depuis, bien sûr, il s'était remarié, et je crois que c'était là la pire des choses qui lui soient arrivées. Camilla, sa nouvelle femme, n'avait rien à voir avec le bel homme qu'il était. Au contraire, elle avait le front bombé et bosselé, les yeux minuscules, avec une tendance au strabisme quand quelque chose la préoccupait, le nez aplati, porcin, la bouche erratique, asymétrique, les dents irrégulières, proéminentes et jaunâtres. Pauvre Marcello.
Goguenard, je coupai court à leur discussion plutôt houleuse au premier abord :
— Bon appétit ! – lançai-je.
— Thiago ! Tu t'es échappé de l'asile ! – s'exclama Camilla de sa voix éraillée.
— Camilla ! Te voilà plus belle et plus jeune que jamais ! J'étais au poste depuis hier soir, un petit souci... de factures impayées. Je peux m'asseoir ?
— T'as mangé ?
— Nan.
— Alors assieds-toi. On était en train de parler sérieusement, tu sais. Il faut absolument que tu lises le dernier opus de Marce ! C'est... renversant.
— Je vais commander pour toi, Thiago. Mais je vais pas te filer un radis, je préfère que tu le saches, – marmonna Marcello.
Je commençai donc la lecture forcée du manuscrit que me tendait sa sympathique femme :
« Huit mois de convalescence. J'allais maintenant pouvoir oublier cet accident. Je sortis de l'hôpital, ragaillardi, enfin solide sur mes jambes. Il me faut commencer par faire une incise, d'ordre privé, pour préciser que ma première sensation, de me voir ainsi libre et maître de mes mouvements, fut la joie. Je me retrouvai dans les rues de São Paulo à parler tout mon soûl à qui voulait m'écouter, à battre le pavé, à jouir de cette autonomie recouvrée. Une fois le sentiment de nouveauté épuisé, je décidai de prendre un taxi en direction de mon vieux quartier. Pour tout avouer, je craignais de remonter si vite en voiture ; aussi en touchai-je un mot au chauffeur, qui m'assura qu'il me conduirait là où je le souhaitais, avec prudence. Je notai la présence d'un coussin gonflable en cas de choc au devant de mon siège ; or, dans l'immense majorité des cas, il faudrait bien admettre qu'ils ne servent à rien, si ce n'est à donner au passager une sensation de sécurité sans aucun fondement. »
— Qu'est-ce que vous en pensez, vous ? demandai-je aux autres, dubitatif.
— Pas grand-chose de bon, – répondit l'un d'eux. Il faudrait qu'il regarde plus loin que le bout de son nez. Qu'il sorte du cadre habituel.
— Ouais, j'suis d'accord – ajouta un autre. – Il aurait pu prendre Madrid comme décor de ses histoires. C'est une question de crédibilité, autant dire, le plus important dans l'art de faire du roman.
— Alors, alors ? s'enquit auprès de moi Marcello, revenu à table.
— C'est fantastique, vraiment. Un chef d'œuvre de la littérature.
Voici le résultat :
En tout premier lieu, je décidai que je devais manger quelque chose, car on était quand même au milieu de l'après-midi, et je ne m'étais rien mis sous la dent, depuis le petit déjeuner. Puisqu'elles fleurissaient dans le quartier, j'entrai dans la première pizzeria ouverte, et tombai justement sur Marcello et sa bande. Autour de la table, il devait y avoir quelque huit ou dix personnes, que des hommes, sauf une, la deuxième femme de Marcello, Camilla.
Marcello était du coin, je n'irais pas jusqu'à dire que c'était un ami d'enfance, plutôt une vieille connaissance ; tout le monde prétendait qu'il était né pour vivre ailleurs qu'ici. Mi-italien, mi-brésilien, il n'avait pas la mine renfrognée des gars du quartier. Lui, il avait le teint hâlé et un visage d'ange. Concernant son corps, c'était à l'avenant. Nan, nan, nan, il avait décidément tout raté dans sa vie ; pour la peine, et même si on n'avait pas un rond, on se serait tous cotisés pour lui donner une seconde chance de réussir, à ce gars-là. Il était né à São Paulo, dans les bas-fonds, comme nous, au lieu du domaine princier vénitien auquel il était destiné ; c'était un écrivain raté, il n'avait même jamais signé sous son nom, ce qui ne manquait pas d'alimenter la plupart des conversations ici ; mais le pire dans tout ça, c'était son destin, qui s'acharnait à lui coller sur le dos les pires horreurs qu'on puisse imaginer.
Sa première femme était morte dans un accident assez peu ordinaire il faut dire, un accident d'ascenseur. On racontait qu'elle était femme de ménage chez un couple de bourgeois à Río. Elle travaillait dans leur villa du bord de mer le jour où ils s'apprêtaient à partir pour l'Espagne. Elle était restée pour mettre de l'ordre au dernier étage, mais elle était d'accord avec ses patrons sur le fait qu'elle descendrait par les escaliers, qu'elle fermerait la porte à clé et qu'elle reviendrait toute la semaine pour faire le ménage. Malheureusement, au moment où les propriétaires s'en allaient, elle a du se rappeler quelque chose d'urgent et a essayé de les rattraper en prenant l'ascenseur. La coupure d'électricité l'a surprise à mi-chemin, sauf que personne ne s'en est rendu compte, jusqu'à trois mois plus tard, quand la famille est rentrée d'Europe et est tombée nez à nez avec les restes en putréfaction dans l'ascenseur. Beurk. Et le pauvre Marcello, lui, il est resté sans femme, et il pleurait tous les jours. Comble de malchance, ils avaient une fillette, âgée de huit ans à peine. La pauvre petite, pour le dire de la manière la moins dramatique possible, est devenue folle. On l'a enfermée à l'hospice des enfants, et elle en est ressortie à ses dix-huit ans, fraîche comme une rose. Ha, un gars de la bande l'avait même demandée en fiançailles, il y a quelques années. Et elle, la malheureuse, elle y avait cru. Pauvre Marcello. Depuis, bien sûr, il s'était remarié, et je crois que c'était là la pire des choses qui lui soient arrivées. Camilla, sa nouvelle femme, n'avait rien à voir avec le bel homme qu'il était. Au contraire, elle avait le front bombé et bosselé, les yeux minuscules, avec une tendance au strabisme quand quelque chose la préoccupait, le nez aplati, porcin, la bouche erratique, asymétrique, les dents irrégulières, proéminentes et jaunâtres. Pauvre Marcello.
Goguenard, je coupai court à leur discussion plutôt houleuse au premier abord :
— Bon appétit ! – lançai-je.
— Thiago ! Tu t'es échappé de l'asile ! – s'exclama Camilla de sa voix éraillée.
— Camilla ! Te voilà plus belle et plus jeune que jamais ! J'étais au poste depuis hier soir, un petit souci... de factures impayées. Je peux m'asseoir ?
— T'as mangé ?
— Nan.
— Alors assieds-toi. On était en train de parler sérieusement, tu sais. Il faut absolument que tu lises le dernier opus de Marce ! C'est... renversant.
— Je vais commander pour toi, Thiago. Mais je vais pas te filer un radis, je préfère que tu le saches, – marmonna Marcello.
Je commençai donc la lecture forcée du manuscrit que me tendait sa sympathique femme :
« Huit mois de convalescence. J'allais maintenant pouvoir oublier cet accident. Je sortis de l'hôpital, ragaillardi, enfin solide sur mes jambes. Il me faut commencer par faire une incise, d'ordre privé, pour préciser que ma première sensation, de me voir ainsi libre et maître de mes mouvements, fut la joie. Je me retrouvai dans les rues de São Paulo à parler tout mon soûl à qui voulait m'écouter, à battre le pavé, à jouir de cette autonomie recouvrée. Une fois le sentiment de nouveauté épuisé, je décidai de prendre un taxi en direction de mon vieux quartier. Pour tout avouer, je craignais de remonter si vite en voiture ; aussi en touchai-je un mot au chauffeur, qui m'assura qu'il me conduirait là où je le souhaitais, avec prudence. Je notai la présence d'un coussin gonflable en cas de choc au devant de mon siège ; or, dans l'immense majorité des cas, il faudrait bien admettre qu'ils ne servent à rien, si ce n'est à donner au passager une sensation de sécurité sans aucun fondement. »
— Qu'est-ce que vous en pensez, vous ? demandai-je aux autres, dubitatif.
— Pas grand-chose de bon, – répondit l'un d'eux. Il faudrait qu'il regarde plus loin que le bout de son nez. Qu'il sorte du cadre habituel.
— Ouais, j'suis d'accord – ajouta un autre. – Il aurait pu prendre Madrid comme décor de ses histoires. C'est une question de crédibilité, autant dire, le plus important dans l'art de faire du roman.
— Alors, alors ? s'enquit auprès de moi Marcello, revenu à table.
— C'est fantastique, vraiment. Un chef d'œuvre de la littérature.
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