« Je suis le seigneur du château »
Un dimanche par mois, toute la famille se retrouvait chez mes grands-parents, au nord de Paris. Ils habitaient une belle demeure aux allures de château et ma sœur et moi adorions jouer dans l’immense jardin rebaptisé par nos soins « parc de Versailles ». C’était pour nous l’occasion de quitter l’agitation de la ville et pour rien au monde nous n’aurions raté cela. Je dis bien « pour nous » car pour d’autres, cette escapade dominicale mensuelle était une véritable corvée. Nous savions pertinemment que chaque dimanche, la journée devait débuter par des cris.
C’était en général ma mère qui lançait les hostilités :
« Quand vas-tu enfin comprendre qu’il y a une vie en dehors du bureau ? On est dimanche, tu pourrais en profiter pour te détacher un peu de ce maudit téléphone qui t’accompagne partout ? Tes associés n’ont donc pas de vie de famille ?
— C’est ça que tu appelles une vie de famille ? – rétorquait mon père – Devoir faire deux heures de trajet pour voir ton hystérique de mère et ton imbécile de père ? Sans parler de ton paranoïaque de frère pour qui tout ce que je fais est dans le seul et unique but de porter atteinte à ma femme et à mes filles. C’est facile pour lui de tout critiquer alors qu’il n’a jamais réussi à fonder une famille.
— À bien y réfléchir, il n’a peut-être pas tout à fait tort… »
Le ton montait progressivement mais mon père finissait toujours par accepter - à reculons - de nous accompagner. Sur le trajet, il ne disait pas un mot, sauf lorsqu’il s’agissait de répondre à un « appel important qui pourrait éventuellement déboucher sur la signature d’un nouveau contrat ». Ma mère prenait alors un air dépité et fixait le paysage qui défilait par la fenêtre, perdue dans ses pensées. Nous arrivions chez mes grands-parents aux alentours de midi et mon grand-père nous attendait sur le perron. Ma sœur et moi courrions dans ses bras, ce qui ne manquait pas d’exaspérer mon père même s’il ne nous en avait jamais rien dit. Lorsque tout le monde était arrivé, nous passions alors à table mais ma sœur et moi tâchions toujours de finir notre assiette avant tout le monde pour que l’on nous autorise à nous lever.
C’était à ce moment précis que commençait réellement notre après-midi bucolique. Nous parcourions d’abord en courant toutes les allées du jardin pour ensuite pénétrer dans le « château » où nous attendaient de nouvelles aventures chevaleresques. Ma sœur montait à l’étage et depuis le balcon, elle déclamait à la foule qui déjeunait sur la terrasse :
« Je suis le Seigneur du château. En échange de votre respect et de votre loyauté, je vous protègerai de tous les dangers qui règnent en ce bas monde. Mon chevalier ici présent, mon plus fidèle serviteur, se chargera de protéger le château contre toutes les attaques dont il pourrait être la cible. Il a déjà combattu le mal maintes et maintes fois et en est toujours ressorti vainqueur. »
La foule - un couple de personnes âgées, un célibataire aigri, une mère aimante et un père en grande conversation avec ses vassaux du domaine avoisinant – acclamait à chaque fois le discours du Seigneur avec une ferveur dont peu de souverains auraient pu se vanter. S’en suivaient alors des scènes de batailles que j’assurais fièrement, en tant que chevalier, et pas un dimanche après-midi ne se terminait sans que je ne finisse par sauver une quelconque princesse prisonnière d’un dragon au sommet d’un donjon. J’accordais alors un mois de trêve aux rares ennemis qui auraient pu passer à travers les mailles de mon filet car il était grand temps de reprendre le périphérique en sens inverse.
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