lundi 4 novembre 2013

Exercice d'écriture 3 – par Émeline

« À ma table »

« Chers invités, bienvenue à ma table… » La voix de mon oncle provient de la grande salle à manger.
Je suis en retard au souper ; les invités sont déjà installés. Je me faufile à ma place, en coin de table, à côté de la porte de la cuisine d’où surgit régulièrement l’employée chargée du service.
Ma journée d’entraînement m’a épuisé ; après avoir tant couru, j’aurais volontiers englouti une simple tartine, avant d’aller m’affaler sur mon lit. Cependant, je me suis efforcé d’avoir l’air présentable et de faire acte de présence au dîner organisé par l’oncle qui m’héberge pendant les vacances.
Je ne jette qu’un œil distrait et ensommeillé sur mes commensaux. Quand mon oncle me présente, je distingue quelques sourires, ces regards vaguement condescendants qu’ont parfois les adultes pour les enfants des autres, ceux qui ne respectent pas les règles les plus élémentaires de courtoisie (ponctualité, amabilité, soumission face à l’autorité…). Je recentre mon attention sur mon plat – le velouté de tomate vient d’être servi.
Le potage m’a l’air poisseux, trop pourpre pour de la soupe de tomates purement naturelles. Mes papilles assoupies perçoivent une légère saveur ferreuse dès la première cuillerée. Je fronce peut-être un peu les sourcils, circonspect, mais je ne dis rien. Je ne voudrais pas soulever une polémique sur les talents culinaires du cuisinier… Personne ne paraît remarquer quoi que ce soit.
Mon esprit cotonneux remarque à peine que mon assiette de soupe, presque intacte, m’est retirée : le plat principal arrive. La viande est saignante, d’un rouge intense, elle promet d’être juteuse et fondante ; une sauce brunâtre nappe les pommes de terre braisées. L’ensemble exhale un parfum un peu sauvage.
Un silence religieux s’est répandu autour la table. Mon regard croise celui de l’invitée en face de moi. Un regard flamboyant, teinté d’une lueur écarlate. Elle m’adresse un sourire éclatant, carnassier, qui fait jaillir en moi la curieuse impression d’être à la fois séduit par son charme et terrifié comme un lapin sous l’ombre d’un oiseau de proie.
Soudain pris d’une certaine angoisse, j’examine les visages des autres invités. Des lueurs cruelles, affamées. Des canines trop aiguisées. Une vivacité nonchalante dans leurs gestes… Et le sentiment d’un danger imminent qui ne me quitte pas.
Pourtant, la fatigue me cloue à ma chaise, m’empêche d’alerter mon oncle qui, à l’autre bout de la table, n’a toujours pas discerné l’étrangeté de ses convives…
Mais que sont-ils ? Y aurait-il à ma table des monstres, des assassins assoiffés de sang ? La panique n’est pas loin de me gagner, alors que mon cerveau embrumé cherche à les identifier.
Ils finissent leur viande. Je n’ai rien pu avaler, mais personne n’y porte attention. Les assiettes sont débarrassées. Et mon oncle, le visage empreint de jovialité, croise mon regard : « Mes chers amis, et si nous passions maintenant au dessert ? »
Tous se tournent vers moi. Il y a de la cruauté affamée dans leurs sourires…
Je m’éveille en sursaut. Je me suis écroulé sur mon lit après la douche ; ce n’était qu’un cauchemar absurde…
Soudain j’entends, provenant de la grande salle à manger, la voix de mon oncle :

« Chers invités, bienvenue à ma table… »

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