lundi 4 novembre 2013

Exercice d'écriture 4 – par Morgane

« À ma table »

Comme chaque lundi midi, j’allai manger au restaurant Le Gourmand, près de la gare.
J’y avais mes habitudes depuis plusieurs années et je connaissais le patron ainsi que ses employés. Il nous accueillait toujours très chaleureusement mes collègues et moi. Sauté de veau à la provençale, poulet basquaise, filet mignon en sauce, poulet fermier rôti, magret de canard, … Son chef, Bastien, nous régalait à chaque fois, au grand plaisir des uns et des autres.
C’était un moment de repos dans notre travail mais également de partage de nos expériences et de nos vies respectives. Chacun y allait de sa petite anecdote sur les dernières frasques de son fils aîné, ou les blagues osées de son ami de la salle de sport, ou encore les questionnements de sa fille cadette. Nous nous donnions des conseils avisés, ou non, nous commentions avec humour chaque petites histoires, chaque petits problèmes et surtout, nous avions tous un profond respect les uns pour les autres.
Il est vrai que nous avions vécu beaucoup de choses tous ensemble, dans le travail tout du moins. Nous avions tous donné de notre temps et de notre énergie pour fonder l’entreprise dans laquelle nous travaillions alors. Et même si nous avions connu de nombreux obstacles, nous nous en étions tous, ou presque, sortis indemnes.
En effet, l’un d’entre nous, Patrick, n’avait pas eu la même chance.
Il avait commencé l’expérience à nos côtés et était depuis bien longtemps notre ami. Ensemble, nous avions monté ce projet qui nous tenait à cœur. A l’époque, nous ne savions pas que cela nous coûterait à tous beaucoup. Nous ne comptions pas nos heures passées au travail ni les uns chez les autres. Et Patrick était le plus généreux de tous à ce niveau-là. Il aurait donné sa vie pour ce projet commun et pour cette entreprise. Et il en fut ainsi, mais je ne l’appris que bien plus tard.

C’était donc un lundi, au mois de mars si je me souviens bien, et j’arrivai au Gourmand sur les coups de midi et quart, comme à mon habitude. Les autres m’avaient prévenu qu’ils ne pourraient pas me rejoindre ce jour-là mais je n’avais pas de raisons de me priver d’un bon petit plat concocté par Bastien. Et puis, le patron était toujours de bonne compagnie le lundi car il n’avait que des habitués à servir. Une fois installé et ma commande passée, je sortis de ma mallette mon agenda afin de vérifier mes rendez-vous de l’après-midi et de les fignoler durant le repas.
C’est à ce moment-là que je vis Patrick entrer. Cela faisait bien trois ans maintenant que je ne l’avais pas vu mais je le reconnus comme si je l’avais quitté la veille. Pourtant, son visage avait changé. Il avait le teint pâle, la barbe plutôt longue et les cheveux mal coiffés, chose qui ne lui serait jamais arrivée à l’époque.
Par politesse, ou nostalgie, je ne saurais le dire, je me levai d’un bond, le rejoignis et l’invitai à s’installer à ma table, proposition qu’il accepta avec beaucoup d’hésitation.
Au début, l’ambiance était très étrange, presque pesante. Nous échangions des banalités, par courtoisie, mais la gêne se faisait clairement ressentir et pesait au-dessus de nous telle une épée de Damoclès.
Par la suite, le vin et le succulent repas aidant, nous commençâmes à aborder les sujets fâcheux, à nous dire les choses qui, trois ans auparavant, nous avaient séparés. Il me raconta qu’il n’avait pas quitté l’entreprise et abandonné le projet pour voyager comme il nous l’avait alors annoncé à l’époque.
Sa femme, qui était une amie de la mienne, l’avait menacé de le quitter s’il continuait à consacrer son temps et son argent à son travail et non à sa vie de famille. Pensant qu’il était plus sage de sauver son couple et de préserver ses enfants, il était donc parti. Mais la honte et les regrets l’avaient empêché de nous avouer les vraies raisons de ce départ. Et nous, très confiants, nous l’avions cru. Sauf que, quelques mois plus tard, sa femme mit sa menace à exécution. Il avait eu beau quitter son travail et arrêter de vivre de ce qui le passionnait, elle n‘était pas satisfaite, se plaignait de lui régulièrement et finit même par se consoler dans les bras d’un autre, chez qui elle emménagea une fois son divorce d’avec Patrick prononcé.
Dans le même temps, ses deux enfants, dont il ne s’occupait que très peu mais qu’il aimait pourtant de tout son cœur, avaient appris à vivre sans lui, se contentant de la seule présence d’une mère à la maison et finissant même par détester leur père et l’autorité qu’il pouvait avoir sur eux. Ils étaient partis avec la mère, sans aucun remords et Patrick n’avait plus eu de nouvelles, ou très peu, depuis ce jour-là.
Il s’en était rendu malade. Il avait, en peu de temps, dû tirer un trait sur sa vie professionnelle et perdu sa famille, sans pouvoir parler de cela avec ceux qu’il avait toujours considéré comme ses amis, ses collègues. Il n’avait pas trouvé la force de nous avouer ses échecs et avait petit à petit sombré, dans l’alcool et la dépression.
Arrivé à ce moment-là de son histoire, j’avais, depuis dix minutes au moins, délaissé mon dessert. Je n’en revenais pas d’être passé à ce point à côté de ce drame. Il avait été mon ami et je n’avais même pas prêté attention à ce qui lui arrivait réellement. Comment avions-nous pu être aveugles à ce point ? Nous les bons amis, pleins de respect, d’altruisme, de générosité. Nous qui affirmions que nous serions toujours présents les uns pour les autres.
Attristé et profondément désolé, je présentai mes plus plates excuses à Patrick, lui demandant s’il y avait quoi que ce soit que je puisse faire pour l’aider. Il me répondit qu’il s’était repris en main depuis quatre mois et qu’il remontait doucement la pente. Il ne nous en voulait pas de ne pas nous en être rendus compte. Il nous l’avait délibérément caché et savait qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui.
Nous nous dîmes au revoir d’une chaleureuse poignée de main qui en dit long sur nos ressentis respectifs.
Sur le chemin du retour au travail, je ne pus cesser de penser à cette histoire et de réfléchir à la bonne façon d’annoncer cette triste nouvelle aux collègues. Après tout, j’étais juste parti manger, comme tous les lundis midis, dans notre restaurant habituel. Maintenant, je revenais le cœur lourd avec, sur la conscience, le sort d’un ami qui nous avait à tous été très cher et dont je n’aurais jamais connu l’histoire si je ne l’avais pas revu par hasard et convié à ma table.  

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