Propos recueillis par Jacqueline
Comment êtes-vous venue à la traduction ?
Par hasard, comme pour tous les coups de foudre. Rétrospectivement, j’aime bien embellir les choses… les traduire, d’une certaine façon. Le traducteur n’aurait-il pas le droit d’être sentimental et de mauvaise foi, comme tant de « ses » auteurs ?
Tout a commencé l’année où je passais l’agrégation d’espagnol, en… il y a quelque temps. Nous avions au programme la pièce de théâtre Bajarse al moro (1985) de José Luis Alonso de Santos. Le texte, très oral et argotique, n’était pas facile, croyez-moi, surtout dans le cadre de l’épreuve de linguistique. Pour se faciliter le travail d’analyse et y voir plus clair en général, nous avons décidé, François Bonfils – mon binôme de l’époque – et moi, de le traduire en entier. Nous nous sommes donc partagé la pièce et chacun a ensuite relu la partie de l’autre, pour un passage individuel et commun d’harmonisation ayant souvent donné lieu à d’âpres discussions. Je ne sais pas pourquoi, mais le plus difficile a été de convaincre mon collègue traducteur de renoncer à la double négation. Il ne voyait aucun mal à traduire des grossièretés très grossières… alors que ce qui m’apparaissait à moi comme un anodin et légitime renoncement grammatical lui coûtait affreusement. Je précise que je n’ai pas toujours obtenu gain de cause. Bref… reçus tous les deux au concours, nous avons gardé une grande affection pour ce texte très particulier et nous avons décidé d’essayer de le publier ; dès lors qu’il restait au programme l’année suivante, il nous a semblé que d’autres que nous pourraient apprécier de disposer d’une traduction. Après bien des péripéties sur lesquelles je ne m’étends pas, nous avons obtenu des Presses Universitaires de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle d’être publiés. La pièce a ensuite été représentée par la troupe de l’atelier de théâtre de Paris IV – Sorbonne. Une expérience forte que d’entendre des comédiens dire « vos » mots, ceux que vous avez pesés, caressés, choyés. Et ensuite ? Ensuite, encore du hasard, un peu de chance et beaucoup d’amour et d’abjection… Eh bien oui, puisqu’il s’agissait de Pasado perfecto de Leonardo Padura, publié aux éditions Métailié, sous le titre Passé parfait.
Votre première traduction : qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
Pour des raisons évidentes, je considère Pasado perfecto comme étant autant ma première traduction que Bajarse al moro… Je vais être franche : je préfère ne pas me demander ce que j’en pense. Raison pour laquelle je ne les ai relus ni l’un ni l’autre.
Comment voyez-vous aujourd’hui la profession de traducteur ?
Tout le monde vous dira qu’il est difficile de se faire une place dans un secteur très étroit… et c’est vrai. Néanmoins, je pense que des formations comme la nôtre vont permettre de donner un véritable statut à ce métier et donc d’ouvrir de nouvelles portes pour de nouveaux traducteurs. Il est temps que les traducteurs littéraires – quelles que soient leur qualités – ne viennent plus à la traduction simplement parce qu’ils parlent la langue et qu’ils exploitent cette capacité, mais parce qu’ils ont choisi de le faire et ont été formés à cette fin. À nous de prouver nos compétences et de mener cette sorte de croisade : faire connaître toujours plus d’auteurs de langue espagnole en France. À l’heure où tout passe par les grands réseaux mondiaux de la diffusion culturelle, le traducteur a un véritable rôle à jouer pour éviter que nos horizons se rétrécissent chaque jour un peu plus.
Quels sont les critères d’embauche pour le master 2 ?
« D’embauche » : aïe ! Ça fait un peu employeur et employé… Je préfère l’idée de m’adresser à des partenaires. Mais enfin… Pour répondre à votre question, je dirai que lors de l’évaluation du test d’admission, je m’intéresse bien entendu à la justesse de traduction du lexique, à la correction syntaxique, (bref à tout ce qui fait la préoccupation majeure d’un correcteur de version), ainsi qu’à cette espèce de petite étincelle qui trahit une appréhension intuitive, voire sensuelle du texte. Il est important à la fois de bien « embrasser » le texte de départ et d’avoir les moyens solides et adéquats de le transmettre dans le texte d’arrivée.
Votre meilleur souvenir de traductrice ? Et le moins agréable ?
Mon meilleur souvenir : Outre les différentes occasions où j’ai eu la joie de trouver enfin la bonne solution pour un problème qui m’avait harcelée pendant des semaines, je retiendrai une discussion que j’ai eue récemment avec Daína Chaviano, l’auteure de La isla de los amores infinitos, publié en France aux éditions Buchet-Chastel, intitulé par l’éditeur L’île des amours éternelles. Alors que nous n’avions jusque-là eu que de brefs échanges « techniques » par mails, nous avons parlé près d’une heure de son roman avec une telle complicité, une telle proximité, que nous nous sommes senties incroyablement proches, de véritables amies d’enfance !
Mon souvenir le moins agréable : quand, pour ce même roman, j’ai reçu le volume chez moi et qu’après avoir déballé mon paquet, j’ai pris le livre dans mes mains, je l’ai retourné et j’ai lu « Traduction de l’espagnol, Corinne Lepage ». Ça n’a rien à voir avec du narcissisme… L’erreur sur mon prénom m’a simplement dépossédée du texte ; le lien que j’avais tissé avec lui était nié, piétiné.
Pensez-vous que votre nom sur un livre, en tant que traductrice, c’est un moyen de passer à la postérité ?
Bah… la « postérité », voilà un bien grand mot, pour le petit artisan que je revendique et que je suis fière d’être. Mon nom sur la couverture, c’est la reconnaissance de ce que j’ai apporté à ce texte, et ce n’est qu’à moi que cela fait plaisir. Les lecteurs s’y intéressent rarement. J’en reviens toujours à la conception de la traductrice comme mère : ce qui m’importe et là où je me trouve véritablement, plus que sur la couverture, c’est dans le texte à qui j’ai appris à respirer, à parler, à marcher, à manger, à rire, à pleurer en français.
Qu’est-ce, pour vous, que la postérité ?
Pas grand-chose, vous l’aurez compris…
Quelle image ou quelle leçon aimeriez-vous que vos apprentis gardent de vous ?
Une image : la salle H 118 pleine de monde, de dictionnaires, de gâteaux… et de nos éclats de rire. Car vous aurez remarqué que nous rions beaucoup. Caractéristique du traducteur ?
Quelle leçon ? Amusez-vous !
Quelle est la place de la littérature dans votre vie ?
Elle occupe une place essentielle… mais je suis une amoureuse exigeante. Ayant calculé un jour (j’adore le calcul) qu’un lecteur assez constant et solide ne pouvait parcourir plus de 10 000 ou 11 000 livres dans sa vie, j’ai décidé de ne lire que ce qui sait me plaire. Quand un livre ne m’a pas convaincue, captivée, émue, transportée au bout de 50 pages, je l’abandonne sans aucun regret ni état d’âme. Au suivant ! Parfois, il m’arrive aussi d’être lasse… Comme tout le monde, sans doute. Mais j’ai une botte secrète : je relis pour la énième fois un Maigret, de Simenon. Cela me réconcilie immédiatement avec la chose écrite. Non pas que l’écriture soit extraordinaire, ni les personnages particulièrement attachants (en matière de héros, on fait mieux qu’un vieux commissaire ronchon, réac et misogyne) ou les enquêtes palpitantes… Non, je ne sais pas, il y a un petit quelque chose qui me donne l’impression d’être chez moi. C’est le sens du détail qui m’enchante, l’art de remarquer et de mentionner un simple objet posé sur une table ou par terre dans un taxi. Ça me paraît toujours miraculeux de la part de l'auteur d'y avoir pensé et de le transmettre avec autant d’exactitude, pour construire un ensemble parfaitement composé.
Qu’est-ce pour vous, que cet entretien ?
La preuve qu’il n’y a plus des étudiants et un enseignant, mais des apprentis traducteurs et une traductrice partageant une même passion.
Comment êtes-vous venue à la traduction ?
Par hasard, comme pour tous les coups de foudre. Rétrospectivement, j’aime bien embellir les choses… les traduire, d’une certaine façon. Le traducteur n’aurait-il pas le droit d’être sentimental et de mauvaise foi, comme tant de « ses » auteurs ?
Tout a commencé l’année où je passais l’agrégation d’espagnol, en… il y a quelque temps. Nous avions au programme la pièce de théâtre Bajarse al moro (1985) de José Luis Alonso de Santos. Le texte, très oral et argotique, n’était pas facile, croyez-moi, surtout dans le cadre de l’épreuve de linguistique. Pour se faciliter le travail d’analyse et y voir plus clair en général, nous avons décidé, François Bonfils – mon binôme de l’époque – et moi, de le traduire en entier. Nous nous sommes donc partagé la pièce et chacun a ensuite relu la partie de l’autre, pour un passage individuel et commun d’harmonisation ayant souvent donné lieu à d’âpres discussions. Je ne sais pas pourquoi, mais le plus difficile a été de convaincre mon collègue traducteur de renoncer à la double négation. Il ne voyait aucun mal à traduire des grossièretés très grossières… alors que ce qui m’apparaissait à moi comme un anodin et légitime renoncement grammatical lui coûtait affreusement. Je précise que je n’ai pas toujours obtenu gain de cause. Bref… reçus tous les deux au concours, nous avons gardé une grande affection pour ce texte très particulier et nous avons décidé d’essayer de le publier ; dès lors qu’il restait au programme l’année suivante, il nous a semblé que d’autres que nous pourraient apprécier de disposer d’une traduction. Après bien des péripéties sur lesquelles je ne m’étends pas, nous avons obtenu des Presses Universitaires de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle d’être publiés. La pièce a ensuite été représentée par la troupe de l’atelier de théâtre de Paris IV – Sorbonne. Une expérience forte que d’entendre des comédiens dire « vos » mots, ceux que vous avez pesés, caressés, choyés. Et ensuite ? Ensuite, encore du hasard, un peu de chance et beaucoup d’amour et d’abjection… Eh bien oui, puisqu’il s’agissait de Pasado perfecto de Leonardo Padura, publié aux éditions Métailié, sous le titre Passé parfait.
Votre première traduction : qu’en pensez-vous aujourd’hui ?
Pour des raisons évidentes, je considère Pasado perfecto comme étant autant ma première traduction que Bajarse al moro… Je vais être franche : je préfère ne pas me demander ce que j’en pense. Raison pour laquelle je ne les ai relus ni l’un ni l’autre.
Comment voyez-vous aujourd’hui la profession de traducteur ?
Tout le monde vous dira qu’il est difficile de se faire une place dans un secteur très étroit… et c’est vrai. Néanmoins, je pense que des formations comme la nôtre vont permettre de donner un véritable statut à ce métier et donc d’ouvrir de nouvelles portes pour de nouveaux traducteurs. Il est temps que les traducteurs littéraires – quelles que soient leur qualités – ne viennent plus à la traduction simplement parce qu’ils parlent la langue et qu’ils exploitent cette capacité, mais parce qu’ils ont choisi de le faire et ont été formés à cette fin. À nous de prouver nos compétences et de mener cette sorte de croisade : faire connaître toujours plus d’auteurs de langue espagnole en France. À l’heure où tout passe par les grands réseaux mondiaux de la diffusion culturelle, le traducteur a un véritable rôle à jouer pour éviter que nos horizons se rétrécissent chaque jour un peu plus.
Quels sont les critères d’embauche pour le master 2 ?
« D’embauche » : aïe ! Ça fait un peu employeur et employé… Je préfère l’idée de m’adresser à des partenaires. Mais enfin… Pour répondre à votre question, je dirai que lors de l’évaluation du test d’admission, je m’intéresse bien entendu à la justesse de traduction du lexique, à la correction syntaxique, (bref à tout ce qui fait la préoccupation majeure d’un correcteur de version), ainsi qu’à cette espèce de petite étincelle qui trahit une appréhension intuitive, voire sensuelle du texte. Il est important à la fois de bien « embrasser » le texte de départ et d’avoir les moyens solides et adéquats de le transmettre dans le texte d’arrivée.
Votre meilleur souvenir de traductrice ? Et le moins agréable ?
Mon meilleur souvenir : Outre les différentes occasions où j’ai eu la joie de trouver enfin la bonne solution pour un problème qui m’avait harcelée pendant des semaines, je retiendrai une discussion que j’ai eue récemment avec Daína Chaviano, l’auteure de La isla de los amores infinitos, publié en France aux éditions Buchet-Chastel, intitulé par l’éditeur L’île des amours éternelles. Alors que nous n’avions jusque-là eu que de brefs échanges « techniques » par mails, nous avons parlé près d’une heure de son roman avec une telle complicité, une telle proximité, que nous nous sommes senties incroyablement proches, de véritables amies d’enfance !
Mon souvenir le moins agréable : quand, pour ce même roman, j’ai reçu le volume chez moi et qu’après avoir déballé mon paquet, j’ai pris le livre dans mes mains, je l’ai retourné et j’ai lu « Traduction de l’espagnol, Corinne Lepage ». Ça n’a rien à voir avec du narcissisme… L’erreur sur mon prénom m’a simplement dépossédée du texte ; le lien que j’avais tissé avec lui était nié, piétiné.
Pensez-vous que votre nom sur un livre, en tant que traductrice, c’est un moyen de passer à la postérité ?
Bah… la « postérité », voilà un bien grand mot, pour le petit artisan que je revendique et que je suis fière d’être. Mon nom sur la couverture, c’est la reconnaissance de ce que j’ai apporté à ce texte, et ce n’est qu’à moi que cela fait plaisir. Les lecteurs s’y intéressent rarement. J’en reviens toujours à la conception de la traductrice comme mère : ce qui m’importe et là où je me trouve véritablement, plus que sur la couverture, c’est dans le texte à qui j’ai appris à respirer, à parler, à marcher, à manger, à rire, à pleurer en français.
Qu’est-ce, pour vous, que la postérité ?
Pas grand-chose, vous l’aurez compris…
Quelle image ou quelle leçon aimeriez-vous que vos apprentis gardent de vous ?
Une image : la salle H 118 pleine de monde, de dictionnaires, de gâteaux… et de nos éclats de rire. Car vous aurez remarqué que nous rions beaucoup. Caractéristique du traducteur ?
Quelle leçon ? Amusez-vous !
Quelle est la place de la littérature dans votre vie ?
Elle occupe une place essentielle… mais je suis une amoureuse exigeante. Ayant calculé un jour (j’adore le calcul) qu’un lecteur assez constant et solide ne pouvait parcourir plus de 10 000 ou 11 000 livres dans sa vie, j’ai décidé de ne lire que ce qui sait me plaire. Quand un livre ne m’a pas convaincue, captivée, émue, transportée au bout de 50 pages, je l’abandonne sans aucun regret ni état d’âme. Au suivant ! Parfois, il m’arrive aussi d’être lasse… Comme tout le monde, sans doute. Mais j’ai une botte secrète : je relis pour la énième fois un Maigret, de Simenon. Cela me réconcilie immédiatement avec la chose écrite. Non pas que l’écriture soit extraordinaire, ni les personnages particulièrement attachants (en matière de héros, on fait mieux qu’un vieux commissaire ronchon, réac et misogyne) ou les enquêtes palpitantes… Non, je ne sais pas, il y a un petit quelque chose qui me donne l’impression d’être chez moi. C’est le sens du détail qui m’enchante, l’art de remarquer et de mentionner un simple objet posé sur une table ou par terre dans un taxi. Ça me paraît toujours miraculeux de la part de l'auteur d'y avoir pensé et de le transmettre avec autant d’exactitude, pour construire un ensemble parfaitement composé.
Qu’est-ce pour vous, que cet entretien ?
La preuve qu’il n’y a plus des étudiants et un enseignant, mais des apprentis traducteurs et une traductrice partageant une même passion.
1 commentaire:
A la lecture de cet entretien,-Merci au passage à Jacqueline, notre "reporter officielle" sur Tradabordo - je n'ai pu m'empêcher de sourire en me reconnaissant sur certains points :
Non , moi non plus, je n'ai pas d'états d'âme lorsqu'un livre ne "m'accroche" pas au bout de 50 pages (ou moins)...je passe vite à autre chose.
Oui, moi aussi,j'ai une sorte de "lecture fétiche" qui me réconcilie toujours avec le livre : régulièrement, depuis des années, je relis sans lassitude aucune, le désopilant roman d'Eduardo Mendoza "Sin noticias de Gurb" qui me fait toujours rire autant ! Pas vous ?
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