« Contours »
Alice avançait dans le froid, col relevé jusqu’au nez. Elle tenait son porte-vue sous son bras et marchait d’un pas décidé à travers les flocons.
Elle pénétra dans ce hall d’entrée qu’elle connaissait si bien. Elle aimait l’odeur de peinture et de bois qui se dégageaient de cet endroit. Petite déjà, elle se glissait dans les fauteuils de l’entrée en attendant sa grande sœur qui finissait ses cours de dessin. Cette école, c’était un peu une histoire de famille. Sa mère, sa sœur et maintenant elle, toutes trois partageaient la même passion : l’art. L’école de dessin de cet arrondissement de Paris leur permettaient, depuis de nombreuses années, de pratiquer régulièrement et d’apprendre le plus de techniques possibles.
Elle s’installa dans la deuxième salle du couloir, celle où les chevalets étaient disposés en cercle autour d’une estrade. Dans cette classe, il fallait dessiner en s’inspirant de modèles, humains ou objets. C’était très différent des cours de la salle 1, où seule l’imagination comptait, où les professeurs demandaient à leurs participants de ne se fier qu’à eux-mêmes et de se laisser aller à dessiner ce qui leur passait par la tête.
Alice savait exactement qui venait à cette heure-ci. Ils étaient huit en général, cinq filles et trois garçons. Mais ce jour-là, un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu auparavant s’installa discrètement devant un chevalet que personne ne s’était approprié. Ses cheveux étaient châtains, mi- longs et coiffés à la va-vite. Il ôta son gros manteau kaki et Alice se surprit à admirer sa nuque et son dos. Elle n’avait pas encore pu voir son visage mais imaginait des traits fins, une barbe de trois jours et de beaux yeux verts. Peut-être que les cours de dessin, d’imagination, lui montaient un peu trop à la tête ! Elle se ressaisit en secouant la tête et sortit son matériel avec délicatesse : des crayons fusain et de grandes feuilles blanches. Le garçon devant elle en faisait de même, comme s’il avait l’habitude de venir à ce cours-là.
— Aujourd’hui est un grand jour pour vous. La voix d’Anthony, le professeur, tira Alice de ses pensées et la ramena à la réalité. Vous allez, pour la première fois, travailler sur un modèle nu.
Les étonnements et les exclamations jaillirent de toute part dans la salle. Personne n’avait jamais travaillé sur un modèle nu et tout le monde savait que c’était un exercice des plus compliqués.
Un bel homme, d’environ trente ans, s’assit sur le fauteuil rouge bordeaux installé pour l’occasion et retira délicatement son peignoir blanc pour le laisser tomber par terre.
— Je vous présente Jérôme, dit-il alors que deux filles du premier rang gloussaient, probablement gênées par la situation. La règle est simple. Pour commencer, je vous demande de faire abstraction du fauteuil et du fait que ce jeune homme se retrouve complètement nu devant vous. Vous ne devez dessiner que les contours, les lignes de son corps, de la tête aux pieds, avec la plus minutieuse précision. Vous ne représentez pas son visage, ni ses muscles. J’attends juste de vous que vous appréhendiez son corps dans sa totalité et que, bien sûr, vous vous habituiez à sa nudité. Au travail maintenant !
L’exercice n’était pas aisé. Il fallait tout d’abord surmonter l’embarras causé par l’impassibilité du beau jeune homme assis sur le fauteuil, dans le plus simple appareil, puis se concentrer et ne l’observer qu’avec son œil d’artiste.
Alice se mit directement à l’œuvre, avec beaucoup d’application. Au bout d’une heure et demi de travail, elle ne faisait même plus attention au corps nu du mannequin devant elle, ni à tous les autres participants qui s’affairaient autour d’elle. Les courbes du jeune homme n’étaient plus que traits légers sur sa feuille de papier et son visage, sans bouche et sans yeux, ne parviendrait à charmer personne ainsi, mais au moins, les consignes étaient respectées et le corps prenait forme petit à petit. Alice s’en réjouissait.
Elle releva la tête au bout de deux heures, alors que certaines personnes étaient sorties pour se dégourdir les jambes ou boire un café. Dans la salle, il ne restait plus que le fameux inconnu, qui continuait à dessiner, et le mannequin, toujours détendu et imperturbable, sur son fauteuil.
Alice ne parvenait pas à distinguer ce que l’inconnu avait dessiné et dans un élan de curiosité, elle se leva et s’approcha en silence de lui, par derrière. Elle fut absolument époustouflée.
Le garçon avait non seulement appliquer les consignes à la lettre mais était allé encore plus loin. En deux petites heures, il avait réussi à représenter le corps dans sa totalité mais également chaque petit détail des membres, des muscles et des traits du mannequin.
Le visage était très expressif, reproduit à la perfection, les yeux étaient profonds et la bouche avait conservé le même rictus que celui qu’avait eu Anthony pendant toute la durée de l’atelier.
Les contours, quant à eux, qui étaient à la base de leur travail du jour, paraissaient si fins, presque invisibles, que le personnage aurait pu, à tout moment, prendre vie, se décrocher du papier et se déplacer sans le moindre problème.
Alice n’en revenait pas :
— C’est incroyable, murmura-t-elle.
Le garçon au manteau kaki, surpris, sursauta et se retourna vers elle…
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