« Fax »
À trente à peine, Denis était un jeune homme solitaire. Une semaine auparavant, il avait soufflé ses bougies en tête à tête avec sa mère, dans la salle à manger aux papiers peints jaunis de leur maison de campagne en Normandie. Son père avait quitté le domicile conjugal lorsqu’il était encore enfant, plongeant sa mère dans des dépressions à répétition qu’elle tentait de minimiser en ingurgitant quotidiennement des plaquettes entières d’anxiolytiques, si bien qu’elle avait peu à peu oublié tout un pan de sa vie passée. Si quelqu’un lui avait demandé la raison de ses problèmes, il est probable qu’elle ait été en mal d’y répondre clairement. Avant le départ de son mari, elle avait eu quatre enfants, mais ceux-ci avaient de toute évidence préféré prendre leurs distances avec le cocon familial pour entamer une nouvelle vie qu’ils espéraient différente de celle de leur enfance. Denis était le plus jeune de la fratrie et s’était toujours montré plus réservé que les autres, il n’avait jamais réussi à s’affirmer parmi ses camarades de classe et avait constamment fait l’objet des moqueries des autres enfants.
Une fois le bac en poche, Denis était parti suivre des études de droit à l’université, mais deux mois suffirent à lui faire comprendre que cette filière n’était pas faite pour lui. Il attendit donc la rentrée suivante pour entamer une licence d’Histoire, qu’il obtint brillamment, tout comme le Master et le Doctorat qu’il effectua ensuite. Au cours de toutes ces années d’études, il avait vécu dans la même chambre délabrée de l’unique résidence universitaire du campus, une mansarde étroite et insalubre qui abritait un vieux sommier aux ressorts usés sur lequel reposait un matelas attaqué par les mites, une étagère improvisée avec des planches de bois et une plaque électrique qui ne fonctionna que les deux premières années. Le sérieux du jeune homme était très apprécié par ses professeurs qui l’encouragèrent même une fois à poursuivre son cursus dans cette filière, en intégrant une université étrangère de renommée internationale où il étayerait ses connaissances et dans laquelle il aurait plus de chance de trouver par la suite un poste de chercheur à la hauteur de ses capacités. En vain, car Denis refusait de s’éloigner de sa ville natale, essayant de se convaincre qu’il ne voulait pas abandonner sa mère, même si en réalité, son refus de partir s’apparentait plus à la crainte de partir vers l’inconnu et de devoir se faire accepter par de nouveaux enseignants, alors qu’il se sentait en confiance avec ceux qui le connaissaient.
Au terme de ses études, il obtint donc un poste au sein de sa propre université, en emménageant cette fois-ci dans un appartement plus spacieux que ce qu’il avait connu auparavant, mais tout aussi vétuste. Contrairement à ses anciens camarades de classe, les étudiants l’appréciaient, conscients d’avoir la chance d’étudier avec un professeur si compétent, et il avait de bonnes relations avec ses collègues du département d’Histoire, sans pour autant que celles-ci s’écartent du cadre strictement professionnel. Le soir donc, Denis rentrait seul chez lui et écoutait un air de jazz en préparant ses cours du lendemain. Il ne se sentait pas malheureux ainsi, mais de temps à autre, il lui arrivait de penser avec nostalgie à cette fois où on lui avait proposé de partir. Il était alors incapable de déterminer si oui ou non, il regrettait désormais de ne pas l’avoir fait, mais ne pouvait s’empêcher de se demander quelle aurait été sa vie s’il avait accepté cette offre.
Mais un matin, dans son bureau, alors qu’il corrigeait les copies de ses étudiants de deuxième année, le bip du fax retentit. Il se leva pour regarder de quoi il s’agissait car il attendait les conclusions d’une nouvelle recherche faite par des doctorants d’une université parisienne. Il sortit donc la feuille de la machine et s’aperçut que l’indicatif figurant en bas de la page n’était pas français. Il lut le contenu du message : l’université où il avait refusé de suivre des cours quelques années auparavant lui proposait un poste de chercheur. Il s’affala dans son fauteuil. Il était grand temps pour lui de reprendre son avenir en main s’il voulait que les choses changent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire