« Liens »
Au début, cela m’amusait. Le temps n’avait pas encore lancé ses saisons à l’assaut de ma vieille carcasse ; du moins, j’étais alors suffisamment fraîche et jeune pour ne pas m’en soucier. Il était apparu à mes pieds, probablement implanté là, comme tant d’autres, arraché à sa terre natale par des mains qui s’approprient tout, qui se font maîtresses de ce qui les entoure. D’abord, je l’ai trouvé incroyablement timide : on aurait dit qu’il n’osait pas grandir, prendre appui, peut-être par crainte de m’offusquer. Puis il a commencé à prendre de l’assurance et se cramponnant à moi, il a accéléré son ascension. J’oscillais entre plusieurs sentiments : une bienveillance presque maternelle envers cet être minuscule, un amusement de vieille dame qui observe la jeunesse, et l’agacement contre ces accrocs – pas vraiment douloureux, peut-être, mais c’était ma première expérience de la détérioration. Depuis, j’ai connu les enfants qui barbouillent, n’importe où, sur n’importe quoi, les clous enfoncés, le sifflement des perceuses, les tranchés ouvertes pour déplacer la tuyauterie, les coups de massue pour abattre une cloison…
Au fil des années, il a étalé son verdoiement pour m’habiller, comme pour me protéger contre les dures gelées d’hiver. Il se dressait, je me tassais. Il déployait sa vivacité, j’étais gagnée par la flétrissure… Mais, même fatiguée, je veillais sur tous avec attendrissement, jusqu’au jour où je n’ai plus été à leur goût. La rupture a été progressive : je suis devenue la dame âgée à qui l’on rend visite en été, celle qui sent le renfermé, qu’il faut aérer au printemps, celle qu’on ne revoit que pendant les grandes vacances. J’ai appris à apprécier, à attendre même avec une réelle impatience, l’écho des rires enfantins, le fumet des grillades, les courants d’air qui font claquer les fenêtres… L’espace d’une saison, ou presque, je pouvais revivre. Cependant, j’imagine qu’il aimait moins ces moments-là, car pour lui, ils étaient synonymes de répression : c’était l’époque de la taille. Il avait pris tant d’aisance, qu’il fallait finalement le contenir, lui imposer des limites, pour qu’il ne m’envahisse pas complètement.
Un matin, un gros camion s’est garé devant l’entrée. Ce n’était pas la période des congés annuels. Quatre hommes en sont descendus, que je n’avais jamais vus. Ils avaient les clés, ils avaient les bras chargés de couvertures, de cartons et de rouleaux de scotch. En fin d’après-midi, ils étaient repartis, me laissant complètement vide. D’autres inconnus, sont venus, mais ils ne se sont jamais installés. Leurs pas résonnaient en moi, qui n’étais plus qu’une coquille, où les souvenirs avaient cessé de vibrer.
Plus personne ne l’empêche de se glisser entre mes tuiles, et sous son feuillage, on peut voir mes fissures, cicatrices laissées par l’usure. Désormais, c’est peut-être lui qui me maintient debout.
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