vendredi 6 août 2010

« Dans les sillons », par Stéphanie Maze

En photo : I just need a little bit of botox, par Larissa Grace.

« On paye toujours les pots cassés. » Voilà ce qu'ils s'entêtaient à me faire croire, comme si ce monde tournait rond et que justice était toujours faite...
Rien n'aurait pu me faire changer d'avis. J'avais tout prévu, ne pas laisser de trace. Sa sortie serait parfaite.
Je ne me serais jamais imaginée pouvoir ressentir ça. Toutes ces conneries qu'on vous rabâche sur l'amour. Je m'étais forcée à ne pas y croire, à cette fusion, cet absolu, être à deux et ne faire qu'un. Et pourtant... ça m'est tombée dessus, comme ça, je n'avais rien demandé à personne, et soudain, l'équilibre était là, palpable. Mais, la chanson m'avait prévenue, à force de l'écouter, j'aurais dû me douter. « Les histoires d'amour finissent mal, en général » scandaient les Rita Mitsouko. Peu importe, le moment n'est pas encore venu. Les soirées entre amis, les fou-rires à la chaîne, les dimanches matins passés au lit à écouter en boucle « Sunday Morning », les petits-déjs où, les cernes jusqu'au nombril, on maudissait notre boulot de nous forcer à nous lever si tôt. À l'époque, j'étais libraire, j'adorais ça, la tête dans les bouquins, les conseils aux clients, le moment de la caisse était un peu moins heureux, mais je n'étais pas à plaindre. Et puis, peu à peu, j'ai délaissé le travail, je voulais passer plus de temps avec Lui. J'ai arrêté de voir mes amis, de prendre du temps pour moi. J'étais comme absorbée, vampirisée, je l'aimais, rien n'y faisait. Lui et moi, un point c'est tout. Personne ne comprenait cette union. Notre relation leur échappait. Le bonheur dérange, j'en étais convaincue. « Fais attention, t'es pas la première... », me répétaient-ils. Je n'ai jamais voulu écouter la suite, jamais voulu savoir ce qu'il était advenu des autres. Avec moi, c'était différent. Mais un soir, alors qu'une fois de plus j'avais passé toute la journée à l'attendre, son regard s'est posé sur moi, il m'a fixé d'un air que je ne lui connaissais pas, comme épouvanté. Je voyais bien ce qu'il scrutait, mais impossible de comprendre pourquoi. Qu'est-ce que j'avais ? Je m'élançai vers un miroir. Le plus proche, celui de la salle de bain. J'examinai le coin de mon oeil, je n'y découvris rien. En revenant au salon, il avait disparu, mais il avait tout de même eu la délicatesse de laisser un mot en guise d'adieu : « Le passage du temps a déposé, sur toi, ses premières traces... »
J'étais tétanisée. Je me précipitai de nouveau vers la salle de bain. Après un minutieux examen, j'y découvris quelques pattes d'oie, presque imperceptibles. Désormais, face au miroir, je ne remarquai plus que cet air fantoche. Pendant un an, il avait tiré mes ficelles, fait de moi ce que bon lui semblait, je n'étais plus que l'ombre de moi-même. J'aurais dû le deviner, cette obsession pour la jeunesse éternelle, ce poème de Ronsard qu'il récitait sans cesse. À quarante ans bien entamés, il avait jeté son dévolu sur moi, qui ce jour-là fêtais mes 28...
Voilà maintenant deux ans que j'ai tenté le tout pour le tout. Sa sortie ne fut pas parfaite. Moi qui pensais avoir tout prévu, certains détails m'avaient échappé. Une certitude, il est mort en sachant que c'était moi, j'ai laissé ma signature, « Sunday Morning » en fond sonore. Mais, alors que sans lui je pensais recouvrer ma liberté, ma légèreté, je me retrouve totalement pétrifiée, médusée, en quête permanente d'un objet capable de me renvoyer mon reflet. Dans ces sillons où se cachait ma haine, c'est sa mort qui s'est cristallisée. On paye toujours les pots cassés...

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