vendredi 31 octobre 2008

Le plaisir du gueuloir et du gesticuloir

En photo : O grito, par Carla Freitas

En écho à ce que disait Nathalie il y a quelques jours à propos de la nécessité de faire subir à son travail l'épreuve du gueuloir stendhalien – à laquelle j'ajoute celle du "gesticuloir" – (à l'évidence notre apprentie traductrice rêvait d'un auditoire fourni pour déclamer et mimer ses traductions… comme je la comprends !), voici comment commence le roman déjà mentionné de Jacques Gélat (Le Traducteur) [au passage, je remercie une ancienne étudiante de CAPES, Teresa Coronel Silva, qui me l'a gentiment offert en 2007 ; je dois avouer que ce jour-là, elle me l'a tendu avec un petit sourire malicieux… Fallait-il que j'en prenne de la graine ? Mais de la graine de quoi ? En tout cas j'avoue : il y a belle lurette que la suppression abusive d'un point virgule ne me fait plus peur…].
J'espère que ces quelques phrases vous donneront envie de vous procurer le livre.

« Je suis un traducteur. Au départ c'est un plaisir qui ressemble un peu au métier de comédien. On doit se faire à l'autre, l'écouter, le comprendre, s'en imprégner, avec cette différence qu'au lieu d'un personnage, c'est un roman qu'il va falloir traduire… »

Devoirs de vacances, 6

À propos de Juan Aparicio Belmonte, on dit qu'il s'agit d'un nouveau Eduardo Mendoza… En effet, il y a une filiation évidente. Une chose est sûre : c'est très drôle et fort bien construit. Voici, pour un vendredi qui remonte la pente vers quelques maigres rayons de soleil, un extrait de López López, un clin d'œil amical à Olivier. En adaptant les propos de ce cher Lolo Letaud, « ancien prof de latin et de grec, jusqu'à ce que, il y a cinq ans environ… » (vous verrez, à force de traduire, on finit par connaître des passages par cœur ; commencez à vous inquiétez quand vous vous apercevrez que votre discours n'est plus qu'un collage de phrases issues de vos traductions… Personnellement, allez savoir pourquoi, j'ai la maladie du « avec amour et abjection »), il y a toujours un traducteur pour vous griller la politesse sur la route impitoyable vers les bons auteurs… Imaginez quelque chose comme le célèbre dessin animé "Les fous du volant" (mais peut-être s'agit-il d'une référence culturelle française qui n'a pas passé le cap générationnel).

http://www.juanapariciobelmonte.com/Novelas.htm

Nunca debí desembalar aquel cuadro.
« Qué tomadura de pelo », pensé.
Lo coloqué en el sillón azul y me tumbé en el sofá a fumar un cigarrillo mientras intentaba escudriñar el valor real de aquello ; entender que demonios aportaba a la pintura.
A veces uno se sorprende del vigor que tienen algunos cuadros vistos al natural : obras que en revistas o catálogos parecen vulgares desprenden una poderosa energía cuando se contemplan de cerca ; pero aquella, más que desprender, parecía necesitar energía.
El cigarro se me apagó dos veces.
Me asombraba que un tío dedicara su vida a pintar cuadros monocromáticos con espirales y traté de entender esa vocación, pero por más que meditaba, me resultaba imposible encontrar su sentido artístico. Qué satisfacción podía reportarle a ningún artista esa tarea tan poco creativa, repetida día a día, semana a semana, desde hacía más de cincuenta años.
Sí lograba en cambio sentir cierta admiración por El Pintor en tanto farsante, porque había que reconocer su capacidad para el timo : era un estafador brillantísimo que había vivido toda su vida del cuento, sin dar un palo al agua, permitiéndose no sólo la utilización de ese seudónimo tan – como si toda la pintura se resumiera en él –, sino también una actitud despectiva con pintores a todas luces muchísimo más dotados y honrados que él.
Pero no era lo mismo estafar a sabiendas que hacerlo sin ser consciente de ello. No era lo mismo timar a todas las administraciones públicas, cajas de ahorros, patronatos de cultura…, con la conciencia de hacerlo, que ser un iluminado. No era lo mismo reírse del mundo que ser uno más del mundo, un enfermo más, por mucho que la enfermedad le beneficiara. Y El Pintor concedía unas entrevistas en las que posaba lleno de soberbia, encantado de haberse conocido, y en las que siempre se hacía evidente ese ego suyo, tan grande y obsceno. Daba la impresión de que su nombre artístico no había sido una elección irónica, sino una elección hecha a conciencia, que resumía la magnífica y endiosada imagen que el tío tenía de sí mismo. El Pintor era un triunfador, pero también el primer estafado por su estafa ; y esto lo alejaba de mi admiración. No era un verdadero farsante. ¿ O sí ?
No lo sé, pero gracias a él y a ese maldito lienzo, hoy estoy como estoy.
El cuadro medía ochenta por sesenta. Lo toqué. La superficie era muy lisa. Para colmo, el tío gastaba muy poco en pintura.
— Serás tacaño…
La aurora verde había costado trescientos sesenta mil euros. Increíble. Encendí otro cigarrillo.
Agarré el cuadro y, bien arropado entre mis brazos, me puse a bailar con él, igual que hacía de niño con esas amantes tan cariñosas de mi padre. La sensación de bailar con tantas euros no era para nada desagradable. La radio expulsaba la canción más adecuada : Quiero bailar un slowly tonight, y La aurora verde se dejaba llevar muy bien. No había peligro de que me pisara. Jamás tropezaría. Era una bailarina perfecta, no como aquellas amantes de mi padre, siempre brorrachas, siempre risueñas y torpes.
Fui hasta la terraza grande y saqué el cuadro por encima de las macetas, saboreando esa sensación de jugar con fuego, de que si el cuadro se me caía desde aquel séptimo mi vida se complicaría muchísimo. Expuse el cuadro al vacío varias veces para revivir esa sensación, y en una ocasión el viento sopló tan inesperado y fuerte que casi me arranca el lienzo de las manos y lo lanza hacia los árboles de la calle Alfonso XII.
Volví al salón con esa satisfacción que proporciona la adrenalina.

Juan Aparicio Belmonte, Madrid, Ediciones Lengua de Trapo,
« Nueva Biblioteca », 2004, p. 11-13.

L'inusable Brigitte nous propose sa traduction :

Je n’aurais jamais du déballer cette toile.
« C’est vraiment se moquer du monde » pensai-je.
Je posai le tableau sur le fauteuil bleu et je m’allongeai sur le canapé en fumant une cigarette pour tenter de sonder sa vraie valeur, de comprendre ce que ça pouvait donc bien apporter à la peinture.
On est parfois surpris par la force de certains tableaux qu’on voit en vrai : des œuvres qui, dans des revues ou des catalogues, semblent banales, dégagent une puissante énergie quand on les contemple de près.
Mais, plutôt que dégager de l’énergie, cette œuvre-là en manquait.
Ma cigarette s’éteignit à deux reprises.
Ca me sidérait qu’un type puisse consacrer sa vie à peindre des tableaux monochromes avec des spirales et j’essayai de comprendre cette vocation, mais j’avais beau réfléchir, il m’était impossible de trouver son sens artistique. Quelle satisfaction pouvait bien procurer à un artiste ce travail aussi peu créatif, répété de jour en jour, de semaine en semaine, depuis plus de cinquante ans.
Pour Le Peintre, un tantinet comédien, ça oui, j’arrivais pourtant à éprouver une certaine admiration, car il fallait reconnaitre sa grande capacité à l’escroquerie : c’était un voleur brillantissime qui avait vécu toute sa vie de boniments, sans jamais lever le petit doigt.
Non seulement il s’autorisait l’utilisation de ce pseudonyme aussi * – comme si la peinture toute entière se résumait en son nom - mais en plus, il avait une attitude méprisante envers des peintres qui, de toute évidence, étaient beaucoup plus doués et plus honnêtes que lui.
Mais escroquer en toute connaissance de cause et le faire inconsciemment, ce n’était pas pareil.
Rouler dans la farine toutes les administrations publiques, les caisses d’épargne, les fondations culturelles, en toute conscience et être visionnaire, ce n’était pas pareil.
Se moquer des gens et être un de plus au monde, un malade de plus, du moment que la maladie lui profitait, ce n’était pas pareil.
Et Le Peintre accordait des interviews où il prenait la pause, plein de sa superbe, enchanté de se connaître, et qui rendait toujours criant d’évidence cet égo si démesuré et obscène qu’il avait.
On avait l’impression que le choix de son nom d’artiste n’avait pas été fait par ironie, mais en toute conscience, pour résumer l’image magnifique et déifiée que ce type avait de lui-même. Le Peintre était un gagneur, mais aussi le premier dupé par sa propre duperie ; et pour ça, il était redescendu dans mon estime. Ce n’était pas un véritable comédien. Ou si ?
Je ne sais pas, mais c’est grâce à lui et à cette maudite toile que j’en suis là aujourd’hui.
Le tableau mesurait quatre-vingt sur soixante. Je le touchai. La surface était très lisse. Par-dessus-le marché, le type utilisait très peu de peinture.
- Qu’est-ce que tu peux être radin…
L’Aurore verte avait coûté la bagatelle de trois cent soixante mille euros. Incroyable. J’allumai une autre cigarette.
Je saisis le tableau et, le serrant bien entre mes bras, je me mis à danser avec lui, comme je le faisais quand j’étais enfant avec les maîtresses si câlines de mon père. La sensation de danser avec tant d’euros n’avait rien de désagréable. La radio passait une chanson on ne plus appropriée : je veux danser un slowly tonight et l’Aurore verte se laissait guider à merveille. Aucun danger qu’elle me marche sur les pieds. Jamais elle ne ferait un faux pas. C’était la partenaire idéale, contrairement aux maîtresses de mon père, toujours éméchées, toujours souriantes et maladroites.
Je sortis sur la grande terrasse et passai le tableau par-dessus les balconnières, avec cette sensation savoureuse de jouer avec le feu et avec l’impression que si le tableau m’échappait, du haut de ce septième étage, ma vie allait sérieusement se compliquer.
A plusieurs reprises, j’exposai le tableau dans le vide pour revivre cette sensation et, à un moment, un coup de vent si fort et inattendu faillit m’arracher la toile des mains et la projeter vers les arbres de la rue Alphonse XIII.
Je rentrai au salon avec cette satisfaction que provoque la montée d’adrénaline.

* manque-t-il un adjectif ou est-ce ainsi dans le texte ?

***

Odile nous propose sa traduction :

Je n'aurais jamais dû déballer ce tableau.
« Quelle blague », pensai-je.
Je le posai sur le fauteuil bleu et m'allongeai sur le canapé pour fumer une cigarette, me creusant la tête pour en percer sa réelle valeur ; comprendre ce qu'il pouvait bien appporter à la peinture. On est parfois surpris par la force de certaines oeuvres vues au naturel : sur des magazines ou des catalogues, elle paraissent insignifiantes mais dégagent une formidable énergie lorsqu'on les regarde de près ; mais celle-là en manquait plutôt.
Ma cigarette s'éteignit deux fois.
Qu'un type consacre sa vie à peindre des tableaux monochromes avec des spirales me déconcertait et j'essayai de comprendre cette vocation, mais j'avais beau réfléchir, je n'arrivais pas à lui trouver un quelconque sens artistique. Quelle satisfaction pouvait bien apporter à un artiste ce travail si peu créatif, répété jour après jour, semaine après semaine, depuis plus de cinquante ans. Pour Le Peintre en tant qu'imposteur, oui, j'arrivais à éprouver une certaine admiration car, il fallait bien le bien reconnaître, il était doué pour l'escroquerie : c'était un charlatan brillantissime qui toute sa vie avait vécu de boniments, se la coulant douce, s'autorisant non seulement l'utilisation de ce pseudonyme si ?(mot manquant?), - comme si toute la peinture se résumait en lui - mais s'autorisant aussi une attitude méprisante vis-à-vis de peintres manifestement beaucoup plus doués et plus honnêtes que lui.
Mais escroquer consciemment et le faire inconsciemment, c'était différent. Gruger toutes les administrations publiques, les caisses d'épargnes, les fondations culturelles en toute lucidité et être un illuminé, c' était différent. Se moquer des autres et être un de plus au monde, un malade de plus, même si la maladie lui rapportait, c'était différent. Et Le Peintre accordait des interviews dans lesquelles il prenait la pose, plein d'orgueil, satisfait de lui-même, manifestant cet ego si demesuré et si obscène qui était le sien. On sentait bien qu'il n'y avait pas d' ironie dans le choix de son nom d'artiste, que ce choix avait été fait sciemment et qu'il résumait l'image déifiée et magnifique que le type avait de lui-même. Le Peintre était un gagneur, mais aussi le premier dupé par sa propre duperie ; et cela lui enlevait un peu de mon admiration. Il n'était pas un vrai imposteur. Ou peut-être que si.
Je n'en sais rien, mais grâce à lui et à cette maudite toile, j'en suis là aujourd'hui.
Le tableau mesurait quatre-vingt centimètres par soixante. Je le touchai. La surface était très lisse.
Et par dessus-le marché, le type ne dépensait rien en peinture.
- Qu'est-ce que tu peux être radin....
L'Aurore verte avait coûté trois cent soixante-milles euros. Incroyable. J'allumai une autre cigarette. Je saisis le tableau et, le tenant bien serré dans mes bras, je me mis à danser avec lui, comme je le faisais quand j'étais petit avec ces maîtresses si câlines de mon père. La sensation de danser avec tant d'euros ne m'était pas désagréable. La radio crachait la chanson la plus adéquate : Je veux danser un slowly tonight et l'Aurore verte se laissait très bien guider. Pas de risque qu'elle ne m' écrase un pied.
Elle ne ferait jamais un faux pas. Elle était une danseuse parfaite, le contraire des maîtresses de mon père, toujours ivres, toujours gaies et maladroites.
Je sortis sur la grande terrasse et passai le tableau par-dessus les jardinières, savourant cette sensation de jouer avec le feu : s'il tombait du haut de ce septième étage, ma vie se compliquerait énormément. J' exposai le tableau dans le vide à plusieurs reprises pour revivre cette sensation, et à un certain moment, le vent souffla de manière si inattendue et si forte qu'il faillit m'arracher la toile des mains et l'envoyer sur les arbres de la calle Alfonso XII.
Je rentrai au salon avec cette satisfaction que procure une poussée d'adrénaline.

jeudi 30 octobre 2008

THE référence culturelle de l'Espagne






















La culture est partout et en tout… nous ne cesserons jamais de le répéter dans nos ateliers de traduction, collectifs ou tutorés. Surtout, et tellement riche, dans les supports dits "populaires", la BD, par exemple !
Si vous ne connaissez pas Cutlass, du génial dessinateur Calpurnio, je ne peux que vous inciter à aller retrouver notre homme de l'Ouest dans les quelques albums publiés à ce jour ou dans les pages de 20 minutos (consultable sur internet : http://www.20minutos.es/). J'ai eu bien du mal à choisir, mais vous avez, en regard, un petit exemple…
Cela fait des années que j'ai envie de traduire les aventures de Cutlass… Mais est-ce tellement amusant de le faire seul ? Oui, oui, c'est effectivement un appel du pied, de la santiag devrais-je dire…

http://web.mac.com/calpurnio/CUTTLAS/Comics.html

Bibliographie :
  • El Bueno de Cuttlas contra Los Malos (Ed. Makoki, 1991)
  • El Bueno de Cuttlas (Ed. El País- Aguilar, 1996)
  • El Hombre del Oeste (Ed. Glénat, 1999)
  • El Pistolero Molecular (Ed. Glénat, 2000)
  • El Signo de los Tiempos (Ed.Glénat,2002)
  • Esto No Es Un Comic (Ed. Glénat, 2007)

Les traducteurs de la table ronde en H 118

En photo : "La merienda", par Pupilas gustativas

Si je ne me trompe pas, nos collègues enseignants et compagnons d'apprentissage, Laure G., Birgitte et Olivier seront encore en vacances la semaine prochaine. De fait, je me demandais si nous aurions la joie de les retrouver lors du prochain atelier de traduction collective, à savoir jeudi 6 novembre, de 13h30 à 16h00, en salle H 118, évidemment. Le cas échéant, ce serait l'occasion de travailler enfin tous ensemble (je vous rappelle que "La reja" nous attend de pied ferme et que nous ne seront pas trop nombreux pour lui régler son compte !), de faire une photo de famille complète et… d'organiser un goûter d'anthologie. Les invitations sont lancées…

La philo s'intéresse à nous

Entre deux marathons versionesques, peut-être aurez-vous le temps d'aller jeter un œil (comme c'est ardu, jetez donc les deux dans l'aventure) à cette référence étonnante :

http://www.erudit.org/revue/TTR/2004/v17/n2/013270ar.html

Et vous alors, que feriez-vous si vous perdiez vos précieux documents ?

Histoire de ne pas apporter de l'eau au moulin de certains pourfendeurs du clavier (prêts à faire feu de tout bois), je me permets de vous donner un petit conseil pour éviter bien des désagréments informatiques. Quand vous serez lancés dans vos traductions longues, ne négligez jamais de prendre la peine d'enregistrer systématiquement votre travail en fin de journée… Si vous n'avez pas de disque externe, ou de clé USB, vous pouvez toujours créer une boîte mail spécialement destinée au stockage de vos documents précieux. Ou alors, conjuguer les trois systèmes. Loin de moi le désir de vous materner (trop) abusivement, mais cela arrive à tout le monde, un jour ou l'autre, d'être un peu négligent et il serait dommage de devoir tout recommencer…

Devoirs de vacances, 5

En hommage à un autre Prix Nobel de Littérature… cette année au programme de l'Agrégation (enfin de retour !) avec l'incontournable Cien años de soledad (1967), voici un petit extrait de la nouvelle « La tercera resignación » (de 1947), qui est le premier texte de fiction écrit et publié par Gabriel García Márquez, alors âgé de 20 ans. Vous n'y retrouverez pas la flamboyante destinée des Buendía et de Macondo, mais à n'en pas douter (du moins si vous regardez de près… ce que vous ferez puisqu'en traduisant, vous allez plonger dans le meilleur exercice d'explication de texte possible) une archéologie fort instructive. Bonne lecture et plaisante traduction en ce "mal jueves de otoño". Heureux celui ou celle qui, comme moi, apportera ses dictionnaires et son ordinateur auprès d'un bon feu de cheminée.

« Estaba en su ataúd, listo a ser enterrado, y sin embargo, él sabía que no estaba muerto. Que si hubiera tratado de levantarse lo hubiera hecho con toda facilidad. Al menos “espiritualmente”. Pero no valía la pena. Era mejor dejarse morir allí; morirse de muerte que era su enfermedad. Hacía tiempo que el médico había dicho a su madre, secamente:
-Señora, su niño tiene una enfermedad grave: está muerto. Sin embargo -prosiguió- haremos todo lo posible por conservarle la vida más allá de su muerte. Lograremos que continúen sus funciones orgánicas por un complejo sistema de autonutrición. Sólo variarán las funciones motrices, los movimientos espontáneos. Sabremos de su vida por el crecimiento que continuará también normalmente. Es simplemente “una muerte viva”. Una real y verdadera muerte...
Recordaba las palabras pero confundidas. Tal vez no las oyó nunca y fue creación de su cerebro cuando subía la temperatura en las crisis de la fiebre tifoidea.
Cuando se sumergía en el delirio. Cuando leía la historia de los faraones embalsamados. Al subir la fiebre, él mismo se sentía protagonista de ella. Allí había empezado una especie de vacío en su vida. Desde entonces no podía distinguir, recordar, cuáles acontecimientos eran parte de su delirio y cuáles de su vida real. Por lo tanto, ahora dudaba. Tal vez el médico nunca habló de esa extraña “muerte viva”. Es ilógica, paradojal, sencillamente contradictoria. Y eso lo hacía sospechar ahora que, efectivamente, estaba muerto de verdad. Que hacía dieciocho años que lo estaba.
Desde entonces -en el tiempo de su muerte tenía siete años- su madre le mandó hacer un ataúd pequeño, de madera verde, un ataúd para un niño, pero el médico ordenó que le hicieran una caja más grande, una caja para un adulto normal, pues aquélla, pequeña, podría atrofiar el crecimiento y llegaría a ser un muerto deforme o un vivo anormal. O la detención del crecimiento impediría darse cuenta de la mejoría. En vista de aquella advertencia, su madre le hizo construir un ataúd grande, para un cadáver adulto, y le colocó tres almohadas a los pies, con el fin de ajustarlo.
Pronto empezó a crecer dentro de la caja, de tal manera que cada año podían sacarle un poco de lana a la almohada extrema para darle margen al crecimiento. Había pasado así media vida. Dieciocho años. (Ahora tenía veinticinco.) Y había llegado a su estatura definitiva, normal. El carpintero y el médico se equivocaron en el cálculo e hicieron el ataúd medio metro más grande. Supusieron que él tendría la estatura de su padre, que era un gigante semibárbaro. Pero no fue así. Lo único que de él heredó fue la barba poblada. Una barba azul, espesa, que su madre acostumbraba arreglar para verlo decentemente dentro de su ataúd. Esa barba le molestaba terriblemente en los días de calor. »

Gabriel García Márquez, "La tercera resignación", in Ojos de perro azul, Madrid, Mondadori, 1987, p. 12-13.

***

La traduction « officielle », par Annie Morvan, pour les éditions Grasset, 1991 :

Il était dans son cercueil, prêt à être enterré, et pourtant il savait qu'il n'était pas mort, que s'il avait tenté de se lever, il l'eût fait sans difficultés. « En esprit » du moins. Mais cela n'en valait pas la peine. Il était préférable de se laisser mourir, de mourir de sa maladie, qui s'appelait la mort. Jadis, le médecin avait dit à sa mère, d'un ton cassant :
« Madame, votre enfant est atteint d'une maladie très grave : la mort. Toutefois, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour le maintenir en vie après sa mort. Nous ferons en sorte que ses fonctions vitales se poursuivent grâce à un système autonuttrionnel complexe. Seuls évolueront les fonctions motrices et les mouvements réflexes. Nous saurons qu'il est en vie à sa croissance, qui sera normale. Il s'agit simplement d'une 'mort vivante'. Une mort authentique, une mort réelle. »
Il se souvenait confusément de ces mots. Peut-être ne les avait-il jamais entendus et n'avaient-ils été qu'une invention de son cerveau quand sa température montait sous les poussées de fièvre typhoïde et qu'il s'abîmait dans le délire. C'était au temps où il lisait l'histoire des pharaons embaumés. La fièvre montait et lui avec elle. C'était alors qu'il avait senti comme un vide. Depuis, il ne pouvait se rappeler ce qui s'était produit et moins encore distinguer les hallucinations des événements appartenant à la vie réelle. À présent, le doute s'était emparé de lui. Le médecin avait-il jamais parlé de « mort vivante » ? L'expression était paradoxale, tout bonnement contradictoire, dépourvue de toute logique. Voilà pourquoi il avait l'impression d'être bel et bien mort. De l'être depuis dix-huit ans.
À l'époque – il avait sept ans au moment de sa mort –, sa mère avait fait tailler un petit cercueil de bois vert, un cercueil d'enfant, mais le médecin avait conseillé qu'on lui en fît un plus grand, d'adulte, normal, car l'autre, trop petit, aurait pu entraver sa croissance et faire de lui un mort difforme ou un vivant contrefait. L'arrêt de sa croissance aurait empêché d'évaluer toute amélioration. En vertu de cet avertissement, sa mère avait commandé un grand cercueil, pour un cadavre adulte. Puis elle avait placé à ses pieds trois coussins, pour bien le caler.
Très vite, à l'intérieur de sa bière, il s'était mis à grandir, de sorte que tous les ans on ôtait un peu de laine au coussin du bout pour laisser libre cours à son développement. La moitié d'une vie s'était ainsi écoulée : dix-huit ans. Il en avait à présent vingt-cinq, et sa taille, définitive, était celle d'un adulte. Le menuisier et le médecin, croyant qu'il aurait la même taille que son père, un géant à demi barbare, s'étaient trompés dans leurs calculs et avaient fait un caisson trop long de cinquante centimètres. Or, il n'avait hérité de lui qu'une barbe touffue, épaisse et bleue, que sa mère peignait soigneusement pour que dans son cercueil il fût présentable. Les jours de chaleur, la barbe le gênait terriblement.

***

Olivier nous propose sa traduction :

« Il était allongé dans son cercueil, sur le point d’être enterré, mais il savait, malgré ça, qu’il n’était pas mort. Que s’il avait tenté de se lever, il l’aurait fait le plus facilement du monde. Au moins « spirituellement ». Mais ça n’en valait pas la peine. Il valait mieux se laisser mourir là ; mourir de mort, puisque c’était ça sa maladie. Il y a longtemps que le médecin avait dit à sa mère, sèchement :
- Madame, votre enfant souffre d’une grave maladie : il est mort. Cependant - poursuivit-il - nous mettrons tout en oeuvre pour le garder en vie au-delà de sa mort. Nous ferons en sorte que ses fonctions organiques se maintiennent grâce à un système complexe d’auto-nutrition.
Il n’y a que les fonctions motrices qui changeront, les mouvements réflexes. Nous saurons qu’il est en vie en vérifiant sa croissance, puisqu’elle aussi, suivra son cours normal. C’est simplement « une mort vivante ». Une mort vraie et bien réelle...
Il se rappelait les mots, mais d’une façon indistincte. Peut-être qu’il ne les avait jamais entendus et que son cerveau les avait créés de toute pièce, sous l’empire de la température, pendant ses crises de fièvre tiphoïde.
Quand il sombrait dans le délire. Quand il lisait l’histoire des pharaons embaumés. Lorsque la température montait, il s’en sentait le propre protagoniste. C’est là qu’une espèce de vide s’était creusé dans sa vie. Depuis ce jour, il était incapable de se souvenir, de distinguer les faits qui appartenaient à son délire de ceux qui faisaient partie de sa vie réelle. C’est pour ça qu’il doutait, maintenant. Peut-être que le médecin n’avait jamais parlé de cette bizarre « mort vivante ». C’est illogique, paradoxal, tout simplement contradictoire. Et il soupçonnait maintenant, à cause de tout ça, qu’il était effectivement mort pour de bon. Que ça faisait dix-huit ans qu’il l’était. Ce jour-là – il avait sept ans à l’époque de sa mort- sa mère l’envoya faire fabriquer un petit cercueil, en bois vert, un cercueil pour un enfant, mais le médecin ordonna qu’on lui fasse une caisse plus grande, une caisse pour un adulte normal, parce que celle-là, la petite, risquait de l’empêcher de grandir et le convertirait en un mort difforme ou un vivant anormal. Ou l’arrêt de la croissance empêcherait de se rendre compte des progrès. Tenant compte de ces avertissements, sa mère lui fit construire un grand cercueil, pour un cadavre adulte, et elle plaça trois oreillers sous les pieds, pour compenser.
Il commença vite à grandir à l’intérieur de la caisse, de telle manière que tous les ans on pouvait retirer un peu de laine du dernier oreiller, comme marge de croissance. C’est comme ça qu’il avait passé la moitié de sa vie. Dix-huit ans. (Il en avait maintenant vingt-cinq.) Et il avait atteint sa taille définitive, normale. Le charpentier et le médecin se trompèrent dans leurs calculs et il fabriquèrent un cercueil cinquante centimètres trop grand. Ils supposèrent qu’il serait de la taille de son père, un géant moitié barbare. Mais ce ne fut pas le cas. La seule chose qu’il hérita de lui fut sa barbe fournie. Une barbe bleue, épaisse, que sa mère avait pris l’habitude de tailler pour qu’il soit décent dans son cercueil. Cette barbe le gênait terriblement les jours de grosse chaleur.

Laure L. nous propose sa traduction :

Il était dans son cercueil, prêt à être enterré, et malgré tout, il savait qu’il n’était pas mort. Car s’il avait essayé de se lever, il l’aurait fait avec toute la facilité du monde. Tout du moins « en esprit ». Mais ça n’en valait pas la peine. Il valait mieux se laisser mourir là, mourir de mort puisque c’était sa maladie. Cela faisait longtemps que le médecin avait dit sèchement à sa mère :
Madame, votre enfant a une maladie grave : il est mort. Cependant, continua-t-il, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver sa vie au-delà de la mort. Nous réussirons à maintenir ses fonctions organiques grâce à un système complexe d’autonutrition. Seules varieront les fonctions motrices, les mouvements spontanés. Nous saurons qu’il est en vie grâce à sa croissance qui se poursuivra, elle aussi, normalement. C’est juste une « mort vive ». Une mort réelle et vraie…
Il se souvenait des mots, mais en désordre. Il ne les avait peut-être jamais entendus et ça avait été une invention de son esprit quand sa température montait pendant les crises dues à la fièvre typhoïde. Quand il se noyait dans le délire. Quand il lisait l’histoire des pharaons embaumés. Quand la fièvre montait, il s’en sentait le protagoniste. Là, avait commencé une sorte de vide dans sa vie. Depuis lors il ne pouvait distinguer ou se rappeler quels événements faisaient partie de son délire et lesquels appartenaient à la vie réelle. Par conséquent maintenant il hésitait. Peut-être le médecin n’avait-il jamais parlé de cette « mort vive ». C’est illogique, paradoxal, simplement contradictoire. Et cela lui faisait supposer maintenant qu’en effet il était vraiment mort ; et cela faisait dix-huit ans qu’il l’était.
Après (au moment de sa mort il avait sept ans), sa mère avait fait faire un petit cercueil de bois vert, un cercueil pour enfant, mais le médecin ordonna qu’on lui fabrique une plus grande boite, une boite pour un adulte normal, car la petite pouvait entraver sa croissance et empêcherait de se rendre compte de son amélioration. Au vu de cet avertissement, sa mère lui fit construire un grand cercueil, pour un cadavre adulte, et posa à ses pieds trois oreillers pour l’installer commodément.
Alors il commença à grandir à l’intérieur de la boite, de telle sorte que chaque année on pouvait retirer un peu du rembourrage de l’oreiller du fond pour donner de la marge à sa croissance. Il avait passé ainsi la moitié de sa vie. Dix-huit ans. (Il avait maintenant vingt-cinq ans) ; et il était arrivé à sa taille définitive, sa taille d’adulte. Le charpentier et le médecin s’étaient trompés dans leurs calculs et avaient construit un cercueil de cinquante centimètres de trop. Ils avaient imaginé qu’il aurait la taille de son père, un géant à demi barbare. Mais il n’en fut pas ainsi. La seule chose qu’avait héritée de son père était sa barbe fournie. Une barbe bleue, épaisse, que sa mère avait l’habitude d’arranger pour qu’il soit présentable dans son cercueil. Cette barbe le gênait terriblement les jours de chaleur.

***

Odile nous propose sa traduction :

« Il était allongé dans son cercueil, prêt à être enterré, cependant, il savait qu'il n'était pas mort et que s'il avait voulu se lever, il l'eût fait le plus facilement du monde. « En esprit » du moins. Mais cela n'en valait pas la peine. Il était préférable de se laisser mourir là ; de mourir de sa maladie qui était la mort. Autrefois, le médeçin avait dit à sa mère sur un ton très sec :
- « Madame, votre enfant souffre d'une grave maladie : la mort. Néanmoins, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour le garder en vie au-delà de la mort. Nous ferons en sorte que ses fonctions vitales se maintiennent au moyen d'un système complexe d'auto-nutrition. Seules varieront les fonctions motrices et les mouvements spontanés. Nous saurons qu'il est en vie grâce à sa croissance qui se poursuivra normalement. Il s'agit tout simplement d'une « mort vivante ». Une mort vraie et bien réelle.... »
Il se souvenait confusément de ces mots. Peut-être ne les avait-il jamais entendus et n'avaient-ils été qu'une invention de son cerveau quand sa température montait lors des crises de fièvre thypoïde.
Quand il sombrait dans le délire. Ou quand il lisait l'histoire des pharaons embaumés. Pendant poussées de fièvre, il se sentait lui-même protagoniste de cette histoire. À partir de là, il avait ressenti comme un vide dans sa vie et depuis, il était incapable de se souvenir, de distinguer, parmi tous les événements, quels étaient ceux nés de son délire et ceux appartenant à la vie réelle. Aussi à présent, le doute s'était-il emparé de lui. Peut-être le médeçin n'avait-il jamais parlé de cette curieuse « mort vivante », illogique, paradoxale, tout simplement contradictoire. Maintenant, il soupçonnait qu'il était bel et bien mort. Qu'il l'était depuis dix-huit ans.
A l'époque – au moment de sa mort, il avait sept ans – sa mère commanda un petit cercueil, de bois vert, un cercueil d' enfant, mais le medeçin avait alors ordonné qu'on lui en fabriquât un plus grand, pour adulte, car l'autre, pourrait atrophier sa taille et faire de lui un mort difforme ou un vivant contrefait. L'arrêt de sa croissance empêcherait aussi d'évaluer toute amélioration de son état. Pour suivre ces recommandations, sa mère lui fit construire un grand cercueil, pour un cadavre d'adulte et plaça trois oreillers au bout de ses pieds afin de le caler au mieux.
Très vite, il s'était mis à grandir, de sorte que tous les ans il était nécessaire d'enlever un peu de laine à l'oreiller du bout pour permettre sa croissance. La moitié de sa vie s'était écoulée ainsi. Dix-huit ans. (Il avait maintenant vingt-cinq). Et il avait atteint sa taille définitive, une taille normale d'adulte. Le menuisier et le médeçin s'étaient trompés dans leurs calculs et le cercueil mesurait cinquante centimètres de trop. En effet, ils avaient estimé qu'il aurait la taille de son père, un géant à demi barbare. Mais il n'en fut rien. La seule chose qu'il hérita de lui fut sa barbe fournie. Une barbe bleue, épaisse, dont sa mère prenait soin afin qu'il soit décent dans son cercueil. Les jours de chaleur, cette barbe le gênait terriblement.

mercredi 29 octobre 2008

Un petit sondage ?

En photo : "Moyen Age" par Naigoran

Chroniqueuse du jour : Nathalie Lavigne

Stylo vs clavier

Afin de préserver la mobilité et l’intégrité de ma main droite (menacée de tétanie prolongée et pire encore, d’une bosse disgracieuse –la fameuse « bosse de l’écrivain »– ici, en l’occurrence –restons modestes!– la bosse de la graphomane), j’ai décidé, il y a quelques jours, d’abandonner le stylo pour le clavier. Et si ma main se porte mieux, mes yeux ne me disent pas merci! À la fin de la journée, après avoir passé plusieurs heures sur Internet ou sous Word, mes paupières sont lourdes et ma tête, vide. Quand je vous disais que la traduction, c’est physique!
En dehors de ces petits désagréments– heureusement passagers – j’ai remarqué que lorsque je travaille à l’ordinateur, mes capacités de réflexion sont constamment parasitées par des tâches techniques (correction d’une erreur de frappe, saisie de caractères spéciaux, mise en forme…). J’ai donc décidé de reprendre le stylo, quitte à apprendre à écrire de la main gauche quand la droite sera hors-service.
Cette expérience m’aura permis de savoir quelle façon de travailler me convient le mieux. Maintenant, j’aimerais que vous me disiez comment vous, vous travaillez, quels avantages vous retirez de l’utilisation exclusive ou conjointe du papier et de l’écran.
À vos claviers !

Devoirs de vacances, 4

Pour ceux qui ne la connaissent pas encore, voici une bonne occasion de suivre les premiers pas de Petra Delicado (la célèbre héroïne d'Alicia Giménez Bartlett), une enquêtrice presque aussi hard-boiled que les personnages imaginés il y a près d'un siècle par les pères fondateurs du roman noir "made in U.S.A.", Raymond Chandler et Dashiell Hammett en tête.

« Aquel invierno nevó. Un motivo para recordarlo, en Barcelona es raro que ocurra. Sin embargo, fue tal la avalancha de acontecimientos de aquel invierno que por cualquiera de ellos lo hubiera retenido en la mente sin necesidad de ver cubierto de blanco mi recién plantado jardín. Un año lleno de acontecimientos. Estrené la nueva casa, una vida independiente y las circunstancias, más que el destino, hicieron que me fuera encomendado mi primer caso y que, consecuentemente, entre nieves y bienes, conociera al subinspector Garzón. Por supuesto, la impresión idílica inicial que experimenté con la vivienda pronto se vio desvanecida. Las cañerías se helaron y comprobé que tener un hábitat aislado no es siempre el colmo del placer. El pequeño patio que había logrado sacar a flote no se libró de una zozobra total. Los geranios se secaron y la tierra presentaba un aspecto apelmazado y duro, su superficie cubierta de escarcha. Imágenes tristes. Me sentaba tiritando frente a la insuficiente chimenea e intentaba concentrarme en un volumen sobre Nueva tecnología policial. Acababan de traducirlo al español desde un lejano inglés de Chicago. La mayoría de los ejemplos a los que el texto aludía no tenían parangón en nuestra sufrida policía nacional, tan ajena al FBI. De memoria sabía que aquellos complejos artefactos tecnológicos tardarían siglos en llegar a aplicarse en España. Pero el saber no ocupa lugar, si bien tampoco consigue que nadie se haga un lugar gracias a él. De hecho, pese a mi brillante formación como abogada y mis estudios policiales en la Academía, nunca se me habían encargado casos de relumbrón. Estaba considerada "una intelectual" ; además era mujer y sólo me faltaba la etnia negra o gitana para completar el cuadro de marginalidad. Desde el principio fui destinada al Departamento de Documentación, donde me ocupé de temas generales ; archivos, publicaciones y biblioteca, lo cual acabó por fijarme un estatus meramente teórico en la consideración de los compañeros. Reclamé participar en el servicio activo alguna vez y se me concedió. Intervine en algunos casos de robos aislados para los que ni siquiera hizo falta investigar. No había entrado en la policía inspirada por las películas de acción ni por las novelas del género negro : persecuciones, peleas, mucho whisky, ademanes resabiados… Sin embargo, mantenerme siempre en los estadios especulativos y librescos me producía un sentimiento inevitable de frustración. Era como un entomólogo encerrado en un laboratorio sin cuaderno de campo, condenado a observar siempre los insectos bajo el microscopio, eternamente muertos. Tampoco ese desengaño me había abandonado durante mis salidas al exterior : cajeros automáticos violentados, redacción de informes sobre "tirones". Una vez tuve que interrogar a unos jóvenes rateros que se cachondeaban de mí y me llamaban "muñeca", cuando cualquier acercamiento primario al género indica que hubiera tenido que ser justo al revés. A pesar de todo, no me desesperaba ni acudía ante mis superiores a implorar. Pensaba que, pasase lo que pasase, alguna vez se producirían al mismo tiempo mi entrada en el servicio activo y mi prestigio, por un destino inevitable. De cualquier manera también sería que una mujer no puede dedicarse a lloriquear en su puesto de trabajo sin provocar una reacción fatal. Esperaba en silencio mi ocasión, y cuando otro inspector se cruzaba conmigo en el pasillo y preguntaba : "¿ Cómo está nuestra intelectual ?", yo por dentro siempre pensaba : "Algún día se verá quién soy" », y por fuera le daba un par de masticaciones irónicas al chicle en señal de saludo y me limitaba a sonreír. »

Alicia Giménez Bartlett, Ritos de muerte [1996], Barcelona,
Editorial Planeta, « Booket », 2008, p. 9-10.

***

La traduction « officielle », réalisée par Marianne Millon, pour les éditions Rivages & Payot, 2000 :

Cet hiver-là, il neigea. Une bonne raison de s’en souvenir est que ça n’arrive pas souvent à Barcelone. Mais l’avalanche d’événements de cet hiver fut telle que n’importe lequel d’entre eux me l’aurait fait garder en mémoire sans avoir besoin de voir recouvert de blanc mon jardin dans leque je venais de planter des fleurs. Une année riche en événements. J’étrennai ma nouvelle maison, une vie indépendante, et, davantage que le destin, les circonstances voulurent qu’on le confie ma première affaire et que, entre neige et biens, je fasse la connaissance de l’inspecteur adjoint Garzón par la même occasion. Bien sûr, ma première impression idyllique sur mon logement ne tarda pas à se dissiper. Les canalisation gelèrent et je constatai que posséder une maison isolée n’est pas toujours le comble du bonheur. Le petit patio que j’avais réussi à aménager n'échappa pas au naufrage total. Les géraniums séchèrent ; la terre présentait un aspect compact et dur, couverte de givre en surface. Tristes images. Je m'assis en frissonnan devant le maigre feu de la cheminée et j’tentai de me concentrer sur un volume traitant de la « Nouvelles technologie policière ». Il venait d’être traduit et il y avait loin entre l’anglais de Chicago et l’espagnol. La majorité des exemples auxquels le texte faisait allusion n’avait pas d’équivalent dans notre malheureuse police nationale, si éloignée du FBI. Je ne savais que trop qu’il faudrait des siècles avant d’appliquer le dernier cri de la technologie en Espagne. Mais le savoir ne prend pas de place, même s’il ne permet pas non plus de s’en faire une. Effectivement, malgré ma brillante formation d’avocate et les études à l’Académie de police, on ne m’avait jamais confié d’affaire importante. On me considérait comme “une intellectuelle”, et puis j’étais une femme et il ne me manquait que d’être noire ou gitane pour parachever le tableau de la marginalité. Depuis le début, on m’avait affectée au service de documentation, où je m’étais occupée de questions générales : archives, publications et bibliothèque, ce qui finit par me valoir un statut purement théorique aux yeux de mes collègues. Je demandai à participer de temps en temps au service actif et cela me fut accordé. J'intervins dans quelques affaires de vols isolées equi ne nécessitèrent même pas d'enquête. Je n’étais pas entrée dans la police inspirée par les films d’action ou par les romans noirs : poursuites, bagarres, des litres de whisky, gestes éculés… Mais me retrouver cantonnée au plan spéculatif et livresque me procurait un sentiment de frustration inévitable. J’étais comme un antomologiste enfermé dans un laboratoire, sans contact avec le terrain, condamné à observer éternellement les insectes au microscope, toujours morts. Cette déception ne m‘avait pas non plus quittée au cours de mes sorties à l’extérieur : braquages de distributeurs automatiques, rapports sur les vols à la tire. Une fois, j’avais dû interroger de jeunes délinquents qui se moquaient de moi et m’appelaient « poupée », alors que toute approche primaire du métier voudrait que ce soit précisément le contraire. Malgré tout, je ne désespérais pas et je n’allais pas implorer mes supérieurs. Je pensais que, quoi qu’il arrive, sous l’effet d’un destin incontournable, un jour verrait coïncider mon entrée dans le service actif et le prestige qui va avec. De toute façon, je considérais également qu’une femme ne peut pleurnicher à son poste sans provoquer une réaction fatale. J’attendais mon heure en silence, et lorsque je croisais un collègue dans les couloirs et qu’il me demandait : « Comment elle va notre intelluelle ? », je pensais toujours en for intérieur : « Un jour, on verra qui je suis », et à l'extérieur je mâchais deux fois mon chewing-gum avec ironie en guise de bonjour et me bornais à sourire.

***

Olivier nous propose sa traduction :

« Il neigea cet hiver-là. C’est assez rare à Barcelone pour qu’on s’en souvienne. Cependant, l’avalanche d’événements fut telle, qu’un seul d’entre-eux aurait suffi à marquer cet hiver d’une pierre blanche, sans qu’il faille pour cela que mon jardin juste semé se couvre d’un blanc manteau. Une année riche en événements. La pendaison de crémaillère de ma nouvelle maison, une vie indépendante et les circonstances, plus que le destin, ont fait que je me suis vu confier ma première affaire qui, de fil en aiguille, m’a amenée à faire la connaissance de l’inspecteur-adjoint Garzòn. Bien entendu, l’impression idyllique ressentie les premiers temps entre mes nouveaux murs s’est vite estompée. Les canalisations ont gelé et je me suis vite rendu compte que vivre isolée n’est pas toujours des plus réjouissant. La petite cour que j’avais réussi à sauver, bon an mal an, n’a pas échappé au naufrage total. Les géraniums ont séché sur pied, et la terre avait un aspect dur et compact, couverte de givre en surface. Un triste spectacle. Je m’asseyais, grelottante, au coin d’un feu maigrichon et j’essayais de me concentrer sur un livre consacré à la nouvelle technologie policière. Il venait d’être traduit en espagnol à partir d’un lointain anglais de Chicago. La plupart des exemples auxquels le texte se référait n’avaient pas d’équivalents dans notre police nationale résignée, à des années-lumière du FBI. L’expérience me disait qu’on mettrait des siècles à se servir en Espagne de ces appareils à la technologie compliquée. Mais on n’en sait jamais trop, même si jamais personne ne s’est fait une place au soleil grâce à ça. Et je sais de quoi je parle, moi, avec ma brillante formation d’avocate et mes études à l’Ecole de police, à qui on n’avait jamais confier la moindre affaire un tant soit peu reluisante. On me considérait comme « une intellectuelle » ; en plus, j’étais une femme, et si j’avais été de race noire ou gitane, j’aurais apporté la touche finale à l’image d’Epinal de la marginalité. Dès le début, j’ai été affectée au Service de Documentation, où je me suis occupée de sujets généraux ; archives, publications et bibliothèque, plus qu’il n’en fallait pour que mes collègues me collent l’étiquette d’une gratte-papier. J’ai quelquefois demandé, et obtenu, mon incorporation au service actif. Je suis intervenue, de temps en temps, sur des affaires de vol pour lesquelles on n’a même pas eu besoin d’enquêter. Je n’étais pas entrée dans la police influencée par les fims d’action ou les romans de série noire : poursuites, bagarres, whisky à gogo, les mêmes gestes vus et revus... Néanmoins, passer mon temps dans les limbes spéculatives et livresques, produisait chez moi un inévitable sentiment de frustration. Je me sentais tel un entomologiste, prisonnier dans son laboratoire, sans conact avec le terrain, condamné pour toujours à n’observer les insectes qu’au seul microscope, éternellement morts. Et je n’arrivais pas non plus à oublier cette désillusion quand je mettais le nez dehors : distributeurs automatiques violentés, rapports tapés sur des vols à la tire. Une fois, j’ai dû interroger des petites frappes qui se fichaient de moi et m’appelaient « poupée », alors que le premier amateur du genre venu pourrait vous dire que c’est justement le contraire qui aurait dû se passer. Malgré tout, je ne désepérais pas et je n’allais pas pleurer dans les jupes de mes supérieurs. Je pensais, que quoi qu’il puisse arriver, un destin inévitable me réservait une entrée prestigieuse dans le service actif. De toute façon, c’est bien connu, une femme ne peut pas passer son temps à pleurnicher derrière son bureau sans provoquer une réaction fatale. J’attendais mon heure en silence, et quand je croisais un autre inspecteur dans les couloirs et qu’il me lançait : « Comment elle va notre intelo ?», je pensais toujours en moi-même : « Un jour, tu verras de quel bois j’me chauffe », et, pour la galerie, je mâchouillais ironiquement mon chewing en guise de salut, et me limitais à sourire.

***

Odile nous propose sa traduction :

Il neigea cet hiver-là. Une bonne raison de s'en souvenir car cela se produit rarement à Barcelone Cependant, l'avalanche d'événements fut telle cet hiver-là que n'importe lequel d'entre eux aurait suffi pour le graver dans ma mémoire sans qu'il soit nécessaire pour cela de voir recouvertes de blanc les toutes récentes plantations de mon jardin. Une année riche en événements. Je m'installai dans ma maison neuve, démarrai une vie indépendante et les circonstances, davantage que le destin, voulurent que l'on me confie ma première affaire et que par la suite, entre neige et biens, je sois amenée à connaître l'inspecteur-adjoint Garzón. Bien sûr, l'impression idyllique que j' éprouvais les premiers jours dans mon logement s'évanouit bientôt. Les tuyauteries gelèrent et je pus constater que posséder une maison isolée n'est pas toujours le comble du plaisir. La petite cour que j'avais réussi à sauver n'échappa pas à un naufrage total. Les géramiums dépérirent et la terre présentait un aspect compact et dur, couverte de givre en surface. Tristes images. Je m'asseyai, grelottante, devant un maigre feu de cheminée et je tentai de me concentrer sur un volume de « La nouvelle technologie policière » qui venait d' être traduit en espagnol à partir d' un lointain anglais de Chicago. La plupart des exemples cités dans le texte n'avaient pas d'équivalent dans notre malheureuse police nationale, si éloignée du FBI. Je ne savais que trop qu'il faudrait des siècles avant d'appliquer ces complexes innovations technologiques en Espagne. Mais le savoir ne prend pas de place, même s'il ne permet pas non plus de s'en faire une. En effet, malgré ma brillante formation d'avocate et les études à l'Académie de police, on ne m'avait jamais confié d'affaire importante. On me considérait comme une « intellectuelle » ; et puis j'étais une femme et il ne me manquait que d'être noire ou gitane pour compléter le tableau de la marginalité. Depuis le début, on m'avait affectée au Service de Documentation, où je m'occupai de sujets généraux : archives, publications et bibliothèque, ce qui finit par me conférer un statut purement théorique dans l'esprit de mes collègues. Je demandai à participer de temps en temps au service actif et on me l'accorda. J'intervins dans quelques cas de vols isolés qui ne nécessitèrent même pas une enquête. Je n'avais pas intégré la police inspirée par les films d'action ni par les romans noirs : poursuites, bagarres, whisky à gogo, gestes vus et revus....Cependant, demeurer reléguée au plan spéculatif et livresque provoquait chez moi un inévitable sentiment de frustration. J'étais comme un entomologiste enfermé dans un laboratoire, sans carnet de terrain, condamné à toujours observer les insectes sous le microscope, éternellement morts. Cette déception ne m' avait pas non plus quittée pendant mes sorties en opérations : distributeurs automatiques fracturés, rédactions de rapports sur des vols à la tire. Un fois, j'avais dû interroger des jeunes délinquants que se moquaient de moi et m'appelaient « poupée », alors que toute approche primaire du métier voudrait que ce soit exactement le contraire qui se produise. Malgré tout, je ne désespérais pas et n'allais pas implorer mes supérieurs. Je pensais que, quoi qu'il arrive, par un destin inéluctable, un jour viendrait qui signerait à la fois mon entrée dans le service actif et mon prestige. De toutes les façons, je considérais qu'une femme qui pleurniche à son travail ne peut pas manquer de provoquer une réaction fatale. J'attendais mon heure en silence,et quand je croisais un autre inspecteur dans le couloir et qu'il demandait : « Comment va notre intellectuelle? », dans mon for intérieur, je pensais toujours : « Un jour, on verra qui je suis » et face à lui je mâchais deux fois mon chewing-gum, avec une moue ironique, et me bornais à sourire.

mardi 28 octobre 2008

La traduction : sujet porteur. Encore un colloque sur mesure

Pour information (chaque apprenti traducteur sera libre d'en déduire qu'il y a des recherches intéressantes et porteuses à mener dans le domaine de la traduction - traductologie. Vous reprendrez bien un Master 2 recherche, non ?) :

Culture et traduction. La littérature traduite dans la presse espagnole (1868-1898)

Appel à contribution

Date limite : 30 octobre 2008
Congrès International

Traduction et Culture.

La littérature en traduction dans la presse hispanique (1868-1898)

Lleida, mars 2009

Présentation:

Le groupe du projet de recherche « Catalogage et Étude de la littérature française dans la presse espagnole du XIXe (1868-1898) » de l'Université de Lleida, en collaboration avec leS groupes de recherche T.R.E.L.I.T. (Traduction et réception en Espagne des littératures) de l'Université de Barcelone, L.L.A. (Lettres, Langues, Arts) de l'Université de Toulouse-Le Mirail et R.I.R.R.A. 21 ("Représenter et inventer la réalité depuis le romantisme jusqu'à l'aube du XXIe siècle") de l'Université Paul Valéry de Montpellier, organise le Congrès International Traduction et Culture. La littérature en traduction dans la presse hispanique (1868-1898), qui aura lieu du 23 au 25 mars 2009 à l'Université de Lleida, dans le but d'étudier la presse espagnole (1868-1898) en tant que vecteur de diffusion de la littérature étrangère (notamment celle venant de France et des pays francophones) et, tout spécialement, de la littérature populaire (romans-feuilletons, nouvelles, de moeurs, édifiante…). Le thème central du Congrès sera la traduction et la réception des textes.

Thèmes de recherche. Les communications seront organisées autour des axes suivants, toujours pendant la période analysée (1868-1898) :

· Traductions littéraires étrangères dans la presse espagnole: catalogage et commentaire interprétatif. Traductions de la littérature française, anglo-saxonne et slave.

· Les textes traduits dans la presse en tant que vecteur de diffusion de la littérature étrangère: de la presse au livre édité en Espagne (« Bibliothèques » et « Collections »).

· Présences et interactions entre les littératures étrangères et la littérature espagnole. Influence de la littérature française sur les écrivains espagnols qui publient des contes, des nouvelles et des romans-feuilletons dans la presse.

· La présence d'écrivains étrangers dans la presse espagnole (commentaires, informations, comptes rendus de livres ou d'oeuvres diverses...).

· Ces lignes de recherche mises à part, le Comité scientifique pourra prendre en considération d'autres propositions

Les langues du Congrès seront le catalan, l'espagnol et le français.

30 octobre 2008: date limite de soumission des propositions de contributions, accompagnées d'un résumé d'une quinzaine de lignes ainsi que des coordonnées des personnes intéressées à mgine@filcef.udl.cat (ou bien par courrier postal: Marta Giné, Universitat de Lleida, Facultat de Lletres, Plaça de V. Siurana, núm. 1 / 25003 Lleida).

30 novembre 2008: confirmation aux auteurs acceptés qui auront envoyé leur proposition de communication.

Note importante: Tous les contacts par courrier électronique en rapport avec le Congrès devront nécessairement indiquer comme sujet: Congrès Traduction et Culture.

Comité organisateur:

Nathalie Bittoun (Universitat Oberta de Catalunya): nbittoun@uoc.edu

Teresa Bonastre (Escola de Turisme. UdL): teresabonastre@yahoo.es

Anna-Maria Corredor (Universitat de Girona): annamaria.corredor@udg.es

Marta Giné (Universitat de Lleida): mgine@filcef.udl.cat

Solange Hibbs (Université de Toulouse-Le Mirail): Solange.hibbs@wanadoo.fr

Àngels Ribes (Escola de Turisme. UdL): angelsribes@terra.es

Comité scientifique :

Jean-René Aymes : Université de Paris III

Bruno Péquignot: Université de Paris III

Josep Mª Domingo : Universitat de Lleida

Marta Giné : Universitat de Lleida

Solange Hibbs : Université de Toulouse-Le Mirail

Francisco Lafarga : Universitat de Barcelona

Luis Pegenaute : Universitat Pompeu Fabra

Julio-César Santoyo : Universidad de León

Marie-Ève Thérenty: Université de Montpellier

Responsable : Marta Giné

Adresse : Université de Lleida Plaça de V. Siurana, 1 25003 Lleida

Devoirs de vacances, 3

Aujourd'hui, j'ai le plaisir de vous laisser en compagnie d'Andrés Trapiello et de son excellent Los amigos del crimen perfecto.

« Se trataba de un piso destarlatado y decrépito, frente a Galerías Preciados, alquilado por Espeja el muerto a su dueño en 1929, y mantenido por su heredero con la misma renta y una falta de higiene que no hacía sino ir en aumento, en pro de la solera. Doce balcones a la calle, suelos de madera gastados por los remordimientos generales, un olor difuso a lejía y a vinagre, más de diecisiete habitaciones y aposentos ocupados en su totalidad por mesas en las que ya no se sentaba nadie y estanterías en las que dormían unos miles de ejemplares, algunos de hacía cuarenta años, llenos de polvo, testigos cabales de la historia de la empresa familiar y de la decadencia de la raza española. Lo peor de lo peor para los prestigios sólidos y modernos : casticismo puro. […]
Una mujer, igualmente de la cosecha de 1929 y con un traje negro de cuello blanco, les abrió la puerta.
Lo hizo como si les franquease la entrada al capítulo primero de una novela gótica. Lo normal es que, con el aspecto de la recepcionista, nos salieran vivos de allí. Alguien les asesinaría y vendería sus despojos al criado de un médico maniático y sin escrúpulos.
Eran las cuatro de la tarde, pero se habría dicho que la oficina contaba con todos sus efectivos : secretaria, contable, tesorero, el viejo mozo para todo y el propio señor Espeja el viejo, aferrado a su escritorio de roble como el capitán al timón del buque. Buena imagen.
— Van a tener que esperar. El señor Espeja está en este momento ocupado con doña Carmen. Voy a avisarle que estás aquí, Paco.
— Vaya usted, Clementina.
La vieja secretaria entró en un despacho antiguo. Era una mujer alta, caballuna, con una joroba apenas disimulada y desviada hacia el hombro derecho, y andares atentados y sigilosos. El detalla el cuello blanco, con rizos de huevo frito, y las puntillas blancas en los puños almidonados, le daban un aspecto aún más siniestro.
El señor Espeja el viejo, como era habitual, gritaba de una manera poco considerada. Cuando se vieron solos, el propio Paco Cortés susuró a Modesto Ortega que aquella doña Carmen era Carmen Bezoya, responsable de la línea rosa editorial desde los mismos orígenes de la novela rosa en el mundo. Se decía, o se había dicho, para ser más exactos, que aquella mujer había sido la amante de Espeja el muerto.
— Es sólo un minuto.
Clementina, de vuelta, fue a sentarse en su sitio. Sobre la mesa, junto al teléfono, modelo de baquelita, que tampoco había sido sustituido desde 1929, había en un platito una maceta de tamaño yogur. Entre chinatos negros nacía un cactus como un acerico erizado de alfileres y coronado por una diminuta flor color Brasil. Parecía haberse pinchado con los alfileres la yema del dedo. Modesto Ortega se quedó mirando a la vieja secretaria, que ni siquiera se tomó la moldestia de sonreírle. Entre el cactus y ella se diría que había un vago parentesco. »

Andrés Trapiello, Los Amigos del Crimen Perfecto,
p.31-33.

Brgitte nous propose sa traduction d'un texte qui, dit-elle, lui a donné bien du fil à retordre. Elle attend donc un coup de main de ses collègues apprentis traducteurs pour l'aider à améliorer son travail :

C’était un appartement délabré et décrépi, en face des Galeries Preciados, loué par le défunt Espeja à son propriétaire en 1929. Son héritier l’entretenait avec sa rente, au mépris d’une hygiène qui ne faisait qu’empirer et au profit de la tradition. Douze balcons avec vue sur la rue, des planchers rongés par les remords généraux, une odeur diffuse d’eau de javel et de vinaigre, plus de dix-sept pièces et chambres totalement occupées par des tables où plus personne ne s’asseyait, et des étagères où dormaient des milliers d’ouvrages couverts de poussière - certains vieux de plus de quarante ans - témoins accomplis de l’histoire de l’entreprise familiale et de la décadence de la race espagnole. Le pire de tout pour les esprits solides et modernes : du traditionalisme à l’état pur …
Une femme, également du cru 1929, avec un tailleur à col blanc, leur ouvrit la porte, comme si elle les accueillait au premier chapitre d’un roman noir/ aimable comme une porte de prison. En toute logique, à en juger par l’aspect de la réceptionniste, ils ne devaient pas en réchapper/ ils ne sortiraient pas vivants d’ici. Ils seraient assassinés et on vendrait leur peau au domestique d’un charlatan névrosé et sans scrupules.
Il était quatre heures de l’après-midi, mais il avait du penser que le bureau comptait ses effectifs au complet : secrétaire, comptable, trésorier, le plus très jeune homme à tout faire et Monsieur Espeja Père en personne, accroché à son bureau de chêne, tel le capitaine au gouvernail de son navire. Belle image.
- Vous allez devoir patienter. Monsieur Espeja est actuellement occupé avec Doña Carmen. Je vais le prévenir que tu es là, Paco.
- Je vous en prie, faites-donc, Clementina.
La vieille secrétaire pénétra dans un bureau vétuste. C’était une femme grande à l’allure chevaline, avec une bosse à peine cachée qui déviait vers l’épaule droite, et une démarche silencieuse et discrète. Il nota le détail de son col blanc avec des frisures, comme au bord d’un œuf au plat, et la fine dentelle blanche de ses manchettes amidonnées, qui lui donnaient un aspect encore plus inquiétant.
Monsieur Espeja Père, comme à son habitude, criait d’une façon inconsidérée. Quand ils se retrouvèrent seuls, Paco Cortés lui-même susurra à l’oreille de Modesto Ortega que cette Doña Carmen n’était autre que Carmen Bezoyan, responsable de la collection rose de la maison d’édition depuis les origines du roman d’amour dans le monde. On disait - ou plutôt on avait dit - pour être plus précis, que cette femme avait été la maîtresse de feu Espeja.
- Juste une petite minute.
De retour, Clementina, alla s’asseoir à sa place. Sur le bureau, près du téléphone, modèle en bakélite également inchangé depuis 1929, il y avait un pot de fleur de la taille d’un pot de yaourt, posé sur une soucoupe. Parmi de petits cailloux noirs, comme une pelote hérissée d’épingles et couronnée d’une minuscule fleur vert Brésil, poussait un cactus. Apparemment, elle s’était piqué le bout du doigt avec les épines. Modesto Ortega regarda la vieille secrétaire qui ne prit même pas la peine de lui sourire. On aurait dit qu’entre elle et le cactus il y avait comme un petit air de famille.

Après prise en compte des commentaires, Brigitte a fait travailler ses petites cellules grises et soumet les deux premières lignes à une nouvelle évaluation :

C’était un appartement mal fichu et vieillot, face aux Galerías Preciados, que le défunt Espeja avait loué à son propriétaire en 1929 et que son héritier avait conservé pour le même loyer, au mépris d’une hygiène qui ne faisait qu’empirer avec les années.

***

Olivier, qui lui aussi à bien souffert sur Los Amigos del Crimen perfecto, nous propose sa traduction :

« C’était un logement délabré et décrépi, en face des Galeries Preciados, qu’Espeja le défunt avait loué à son propriétaire en 1929 et que son héritier louait toujours, au même prix, et avec ce manque d’hygiène qui ne faisait que s’aggraver et, en même temps, le rendait si typique. Douze balcons côté rue, des planchers usés par les remords de tous, une odeur diffuse de vinaigre et d’eau de javel, plus de dix-sept chambres et autres appartements, tous occupés par des tables autour desquelles plus personne ne s’asseyait, et par des étagères sur lesquelles dormaient quelques milliers d’exemplaires, certains datant de quarante ans, couverts de poussière, témoins fidèles de l’histoire de l’entreprise familiale et de la décadence de la race espagnole. Ce qu’on peut imaginer de pire au regard du prestige solide et moderne : l’essence de la pureté. (...)
Une femme, elle aussi cuvée 1929, vêtue d’un ensemble noir avec un col blanc, leur ouvrit la porte.
Elle le fit comme si son geste ouvrait en grand sur le chapitre premier d’un roman gothique. Le normal, vu l’aspect de la réceptionniste, c’est que personne ne ressorte vivant de là-dedans. Ils allaient se faire assassiner et leurs dépouilles seraient vendues au larbin d’un médecin maniaque et sans scrupules.
Il était quatre heures de l’après-midi, mais l’équipe du bureau semblait au grand complet : secrétaire, comptable, trésorier, le vieux bon-à-tout-faire, et monsieur Espeja l’ancien en personne, ancré à son bureau en chêne tel le capitaine au gouvernail de sa nef. Image exemplaire.
— Vous jallez devoir ajendre. Monsieur Espeja est en ce moment avec Madame Carmen. Je vais lui jire que tu es là, Paco.
— Faites donc, Clementina.
La vieille secrétaire entra dans un vieux bureau. C’était une femme grande, aux traits chevalins, avec une bosse à peine cachée qui bombait plutôt son épaule droite, à la démarche prudente et discrète. Lui, il examine en détail le col blanc, avec ses frisures comme des coulures de blanc d’oeuf, et le picot de ses poignets amidonnés, qui lui donnaient un air encore plus sinistre.
Monsieur Espeja l’ancien, comme à son habitude, criait sans beaucoup de considération. Une fois tous les deux, c’est le propre Paco Cortés qui glissa à l’oreille de Modesto Ortega que cette fameuse Madame Carmen n’était autre que Carmen Bezoya, la responsable éditoriale de la collection rose, depuis les origines mêmes du roman rose dans le monde. Le bruit courait, ou, plus exactement, avait couru, que cette femme avait été la maîtresse d’Espeja le défunt.
- J’en ai pour une minute.
Une fois de retour, Clementina alla reprendre sa place. Sur la table, près du téléphone, un modèle bakélite qui, lui non plus, n’avait pas été remplacé depuis 1929, il y avait un pot de fleurs de la taille d’ un yaourt posé sur une soucoupe. Un cactus qui ressemblait à une pelote d’épingles, couronné par une minuscule fleur aux couleurs du Brésil, poussait au milieu de petis graviers noirs. Elle donnait l’impression de s’être piqué le doigt avec les épingles. Modesto Ortega regarda longuement la vieille secrétaire, qui ne prit même pas la peine de lui sourire. Il y avait comme un vague air de famille entre elle et le cactus.

***

Au tour de Laure G. de nous proposer sa traduction :

« L’immeuble était situé en face des galeries Preciados. Il était décrépit et tombait en ruines. Feu Espeja l’avait loué à son propriétaire en 1929, puis son héritier en avait pris la suite, avec le même loyer et le même manque d’hygiène qui n’allait qu’en empirant : toute une tradition ! Il comptait douze balcons donnant sur la rue, ses planchers étaient usés par de vagues remords auxquels se mêlaient une odeur diffuse de lessive et de vinaigre. C’était un immeuble de plus de dix-sept pièces et chambres, dont l’unique mobilier se composait de tables auxquelles plus personne ne s’attablait et d’étagères sur lesquelles dormaient quelque mille exemplaires, dont certains avaient quarante ans et étaient recouverts de poussière, témoins accomplis de l’histoire de l’entreprise familiale et de la décadence de la race espagnole : du pur traditionalisme, le pire qui puisse exister selon les modernes, forts de leur prestige. [...]
Une femme, du même millésime, vêtue d’un costume noir au col blanc, leur ouvrit la porte.
Ce geste ressemblait à une invitation à pénétrer dans le premier chapitre d’un roman gothique. Vu l’aspect de leur hôtesse, il y avait de fortes chances pour qu’ils n’en sortent pas vivants. Ils seraient probablement assassinés par quelqu’un qui allait ensuite vendre leurs dépouilles à l’employé d’un médecin maniaque et sans scrupules.
Il était seize heures, mais on aurait dit que l’effectif était au complet : secrétaire, comptable, trésorier, le vieux domestique bon à tout faire, et le vieux Espeja lui-même, accroché à son bureau en chêne tel un capitaine à la barre de son bateau. Quel beau tableau.
-— Vous allez devoir patienter. Monsieur Espeja est actuellement occupé avec madame Carmen. Je vais le prévenir de ta visite, Paco.
— Faites, Clementina.
La vieille secrétaire entra dans un bureau ancien. C’était une femme élancée, chevaline, avec une bosse à peine dissimulée et orientée vers l’épaule droite, à la démarche discrète et silencieuse. Le détail du col blanc dont les arrondis ressemblaient à des œufs aux plats, ainsi que le bout blanc des manches amidonnées lui donnaient un air plus sinistre encore.
Le vieux Espeja, comme à l’accoutumée, poussait des cris inconsidérés. Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Paco Cortés lui-même chuchota à Modesto Ortega que cette madame Carme, était Carmen Bezoya, responsable éditoriale des romans à l’eau de rose, depuis leurs toutes premières parutions dans le monde. On racontait, ou plutôt on avait raconté, pour être plus précis, que cette femme avait été l’amante de feu Espeja.
— Il en a pour une minute.
Clementina, à son retour, se rassit à sa place. Sur sa table, près du téléphone modèle bakélite qu’on n’avait pas non plus remplacé depuis 1929, était posé un petit pot de fleurs de la taille d’un pot de yoghourt. Dans une terre bien noire naissait un cactus comme une pelote plantée d’épingles couronné d’une petite fleur couleur Brésil. Elle semblait s’être piqué le bout du doigt sur les piques. Modesto Ortega resta à regarder la vieille secrétaire, qui ne prit même pas la peine de lui sourire. On aurait dit qu’il y avait un vague lien de parenté entre le cactus et elle.


Astérix en Hispanie !

Brigitte nous annonce une excellente nouvelle : elle a dans sa bibliothèque la version française et la version espagnole d'Astérix en Hispanie. Que demander de mieux ? Je me charge de faire quelques photocopies à la rentrée (il faudra m'apporter le volume lors de l'atelier tutoré de traduction, d'accord ?) et, si tout le monde est partant, nous nous lancerons dans une courte lecture croisée… avec nos loupes très-grossissantes (si je puis me permettre) pour voir ça de près. Sévérité et mauvaise foi autorisées, évidemment. Cela nous donnera peut-être l'occasion d'un amusant exercice de style.

Pour enrichir notre constellation de dictionnaires virtuels

« Au cours de mes recherches, je suis tombée sur le site du Littré (www.littre.com) qui donne accès à Reverso, un dico multilingue qui semble moins pertinent que "Wordreference" mais qui pourrait nous permettre de comparer ou de croiser les propositions données. Je me suis dit que ça rendrait service au "cheptel" des traductrices en herbe. »
Nathalie

lundi 27 octobre 2008

Une référence pour Nathalie

En vue de la traduction longue choisie par Nathalie Lavigne (apprentie traductrice de littérature enfantine), voici, pour elle tout spécialement, une référence utile :
"Stratégie et écueil de la traduction en littérature de jeunesse", par Christine Pérès.
Voir l'adresse suivante :

http://www.fabula.org/revue/document4132.php

"Le métier de traduire", Le Figaro, 15/10/07

Un petit article paru en 2007 dans Le Figaro (mode d'emploi pour celles qui me l'ont demandé : vous prenez l'adresse du lien sur le blog et vous la collez directement dans la barre en haut) :

http://www.lefigaro.fr/magazine/20070413.MAG000000421_le_metier_de_traduire.html

Devoirs de vacances, 2

La version du jour

Ésta será una historia de terror. Será una historia policíaca, un relato de serie negra y de terror. Pero no lo parecerá. No lo parecerá porque soy yo la que lo cuenta. Soy yo la que habla y por eso no lo parecerá. Pero en el fondo es la historia de un crimen atroz.
Yo soy la amiga de todos los mexicanos. Podría decir: soy la madre de la poesía mexicana, pero mejor no lo digo. Yo conozco a todos los poetas y todos los poetas me conocen a mí. Así que podría decirlo. Podría decir: soy la madre y corre un céfiro de la chingada desde hace siglos, pero mejor no lo digo. Podría decir, por ejemplo: yo conocí a Arturito Belano cuando él tenía diecisiete años y era un niño tímido que escribía obras de teatro y poesía y no sabía beber, pero sería de algún modo una redundancia y a mí me enseñaron (con un látigo me enseñaron, con una vara de fierro) que las redundancias sobran y que sólo debe bastar con el argumento.
Lo que sí puedo decir es mi nombre.
Me llamo Auxilio Lacouture y soy uruguaya, de Montevideo, aunque cuando los caldos se me suben a la cabeza, los caldos de la extrañeza, digo que soy charrúa, que viene a ser lo mismo aunque no es lo mismo, y que confunde a los mexicanos y por ende a los latinoamericanos.
Pero lo que importa es que un día llegué a México sin saber muy bien por qué, ni a qué, ni cómo, ni cuándo.
Yo llegué a México Distrito Federal en el año 1967 o tal vez en el año 1965 o 1962. Yo ya no me acuerdo ni de las fechas ni de los peregrinajes, lo único que sé es que llegué a México y ya no me volví a marchar. A ver, que haga un poco de memoria. Estiremos el tiempo como la piel de una mujer desvanecida en el quirófano de un cirujano plástico. Veamos. Yo llegué a México cuando aún estaba vivo León Felipe, qué coloso, qué fuerza de la naturaleza, y León Felipe murió en 1968. Yo llegué a México cuando aún vivía Pedro Garfias, qué gran hombre, qué melancólico era, y don Pedro murió en 1967, o sea que yo tuve que llegar antes de 1967. Pongamos pues que llegué a México en 1965.
Definitivamente, yo creo que llegué en 1965 (pero puede que me equivoque, una casi siempre se equivoca) y frecuenté a esos españoles universales, diariamente, hora tras hora, con la pasión de una poetisa y la devoción irrestricta de una enfermera inglesa y de una hermana menor que se desvela por sus hermanos mayores, errabundos como yo, aunque la naturaleza de su éxodo era bien diferente de la mía, a mí nadie me había echado de Montevideo, simplemente un día decidí partir y me fui a Buenos Aires y de Buenos Aires, al cabo de unos meses, tal vez un año, decidí seguir viajando porque ya entonces sabía que mi destino era México, y sabía que León Felipe vivía en México y no estaba muy segura de si don Pedro Garfias también vivía aquí, pero yo creo que en el fondo lo columbraba. Tal vez fue la locura la que me impulsó a viajar. Puede que fuera la locura. Yo decía que había sido la cultura. Claro que la cultura a veces es la locura, o comprende la locura. Tal vez fue el desamor el que me impulsó a viajar. Tal vez fue un amor excesivo y desbordante. Tal vez fue la locura.

Roberto Bolaño, Amuleto, Barcelona, Editorial Anagrama, «Narrativas hispánicas»,
1999, p. 11-13.

***

La traduction «officielle », Amuleto, réalisée par Émile et Nicole Martel, Éditions Le Rocher, 2008, p 11-13 :

Ça va être une histoire de terreur. Ça va être une histoire policière, un récit de série noire, et d'effroi. Mais ça n'en aura pas l'air. Ça n'en aura pas l'air parce que c'est moi qui raconterai. C'est moi qui parlerai, et, à cause de cela, ça n'en aura pas l'air. Mais au fond, c'est l'histoire d'un crime atroce.
Je suis l'amie de tous les Mexicains. Je pourrais déclarer : je suis la mère de la poésie mexicaine, mais c'est mieux que je ne le dise pas. Je connais tous les poètes et tous les poètes me connaissent. Je pourrais donc le dire. Je pourrais affirmer : je suis la mère et il y a un foutu zéphyr qui court depuis des siècles, mais c'est mieux que je ne le dise pas. Je pourrais dire, par exemple : j'ai connu Arturito Belano quand il avait dix-sept ans et c'était un enfant timide qui écrivait du théâtre et de la poésie et qui ne savait pas boire, mais ce serait d'une certaine manière une redondance et on m'a enseigné (on m'a appris avec un fouet, avec une baguette en fer) que les redondances sont de trop et qu'il faut s'en tenir à l'argument.
Ce que je peux dire, c'est mon nom.
Je m'appelle Auxilio Lacouture et je suis uruguayenne de Montevideo, même si, quand les crus me montent à la tête, les crus de l'étrangeté, je dis que je suis charrúa*, ce qui revient au même, quoique ce ne soit pas la même chose, et que cela confonde les Mexicains, donc tous les Latino-américains.
Mais ce qui importe, c'est qu'un jour je suis arrivée à Mexico sans savoir vraiment pourquoi, ni dans quel but, ni comment, ni quand.
Je suis arrivée à Mexico Distrito Federal en 1967, ou peut-être en 1965 ou 1962. Je ne me souviens déjà plus ni des dates ni de mes pérégrinations, tout ce que je sais, c'est que je suis arrivée au Mexique et que je n'en suis jamais repartie. Voyons voir, que j'essaie de me rappeler. Étirons le temps comme on étire la peau d'une femme inconsciente dans une salle d'opération de chirurgie esthétique. Voyons. Je suis arrivée au Mexique alors que León Felipe vivait encore, quel colosse, quelle force de la nature, et León Felipe est mort en 1968. Je suis arrivée a Mexico quand Pedro Garfias vivait encore, un si grand homme, si mélancolique, et don Pedro a disparu en 1967, ce qui veut dire qu'il faut que j'y aie été avant 1967. Disons que je suis arrivée au Mexique en 1965.
En fin de compte, je pense que je suis arrivée en 1965 (mais je pourrais me tromper, je me trompe presque tout le temps) et j'ai fréquenté ces Espagnols universels jour après jour, heure après heure, avec la passion d'une poète et la dévotion absolue d'une infirmière anglaise et d'une petite soeur qui se met en quatre pour ses grands frères, vagabonds comme moi, quoique la nature de leur exode ait été bien différente de la mienne ; moi, personne ne m'avait chassée de Montevideo, j'ai simplement résolu un jour de partir et je suis allée à Buenos Aires et de Buenos Aires, après quelques mois, un an peut-être, j'ai décidé de continuer de voyager parce que je connaissais déjà ma destination, le Mexique, et je savais que León Felipe vivait à Mexico et je n'étais pas tout à fait certaine que don Pedro Garfias y habitait aussi, mais je pense que dans le fond je le devinais. C'est peut-être la folie qui m'a poussée au voyage. Peut-être la folie. Moi, je racontais que ça avait été la culture. Bien sûr, la culture est parfois folie ou inclut la folie. Peut-être que c'est l'absence d'amour qui m'a incitée au voyage. Peut-être que c'est un amour excessif et débordant. Peut-être que c'est la folie.
* Membre des tribus de la côte nord du Río de la Plata (N.D.T.).

***

Olivier nous propose sa traduction :

Cette histoire-là sera une histoire de terreur. Ce sera une histoire policière, un roman noir et de terreur. Mais sans en avoir l’air. Elle n’en aura pas l’air parce que c’est moi qui la raconte. C’est moi qui parle et c’est pour ça qu’elle n’en aura pas l’air. Mais, au fond, c’est l’histoire d’un crime atroce.
Moi, je suis l’amie de tous les mexicains. Je pourrais dire : je suis la mère de la poésie mexicaine, mais il vaut mieux que je me taise. Je connais tous les poètes et tous les poètes me connaissent. C’est pour ça que je pourrais le dire. Je pourrais dire : c’est moi, la mère, et une foutue quantité de flotte a depuis coulé sous les ponts, mais il vaut mieux que je me taise. Je pourrais dire, par exemple : j’ai connu le petit Arturo Belano quand il avait dix-sept ans, que c’était encore un enfant timide qui écrivait des pièces de théâtre et des poèmes, et qui ne tenait pas l’alcool. Mais ce serait quelque part me répéter, et on m’a appris (à coups de fouet, on me l’a appris, à coups de barre de fer) que les répétitions sont de trop et que l’argument doit se suffire à lui-même.
Ce que je peux dire, par contre, c’est mon nom.
Je m’appelle Auxilio Lacouture et je suis Uruguayenne, de Montevideo, même si quand ça me prend trop le chou de me sentir comme une métèque, je dis que je suis charrùa*, ce qui est la même chose mais sans l’être tout à fait, et déconcerte les Mexicains et les Latino-américains en général.
Mais bon, ce qui compte, c’est que j’ai débarqué au Mexique sans savoir très bien quand, ni comment, ni pourquoi, ni ce que j’étais venue y faire.
Je suis arrivée dans la capitale, Mexico, en 1967, à moins que ce soit en 1965 ou 1962. Je ne me souviens plus aujourd’hui ni des dates, ni des pérégrinations, la seule chose que je sais c’est que j’ai débarqué au Mexique pour ensuite ne plus jamais le quitter. Voyons, que j’essaye de me rappeler. Etirons le temps comme la peau d’une femme évanouie sur la table d’opération d’un chirurgien esthétique. Voyons, voyons. Je suis arrivée au Mexique du vivant de Leòn Felipe, ce colosse, cette force de la nature, et Leòn Felipe est mort en 1968. Je suis arrivée au Mexique alors que Pedro Garfias était encore de ce monde, un type génial, grand mélancolique devant l’Eternel, et don Pedro est mort en 1967, c’est à dire que j’ai dû arriver avant 1967. Mettons que je suis arrivée au Mexique en 1965, pour couper la poire en deux.
En fin de compte, je crois que je suis arrivée en 1965 (mais je peux me tromper, on se trompe presque à tous les coups) et que j’ai fréquenté tous ces espagnols universels, tous les jours, à toute heure, avec la passion d’une poétesse et la dévotion sans bornes d’une infirmière anglaise, ou d’une soeur cadette bouche bée devant ses grands frères, vagabonds comme moi, même si la raison de leur exode était bien différente de la mienne. Moi, personne ne m’a fichue à la porte de Montevideo, j’ai tout bonnement décidé un jour de partir et d’aller à Buenos Aires, et de Buenos Aires, au bout de quelques mois, peut-être un an, j’ai décidé de poursuivre ma route parce que je savais déjà, à ce moment-là, que c’était au Mexique que j’allais finir, et je savais que Leòn Felipe vivait au Mexique, et même si je n’étais pas très sûre que don Pedro Garfias y vivait également, je crois qu’au fond de moi-même, je le devinais. C’est peut-être la folie qui m’a poussée à voyager. C’était peut-être la folie. Moi, je disais que c’était la culture. C’est clair que culture et folie marchent souvent main dans la main, et que l’une ne va pas sans l’autre. C’est peut-être la haine qui m’a poussée à voyager. C’est peut-être un amour excessif et débordant. C’est peut-être la folie.

* Charrùa est, en langage courant, synonyme de Uruguayen. Le terme désigne, à l’origine, un membre d’une tribu indienne de la côte septentrionale du Rio de la Plata. Son emploi, ici, marque la forte revendication de la protagoniste de son uruguayanité.

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Jacqueline nous propose sa traduction :

Ça va être une histoire de terreur. Ça va être une histoire policière, un roman noir et de terreur. Mais ça n’en aura pas l’air. Ça n’en aura pas l’air parce que c’est moi qui le raconte. C’est moi qui parle et c’est pour ça que ça n’en aura pas l’air. Mais dans le fond c’est l’histoire d’un crime atroce.
Moi, je suis l’amie de tous les Mexicains. Je pourrais dire : je suis la mère de la poésie mexicaine, mais il vaut mieux me taire. Je connais tous les poètes et tous les poètes me connaissent. C’est pourquoi je pourrais le dire. Je pourrais dire : Je suis la mère et de l’eau a sacrément passé sous les ponts depuis tout ce temps –là mais il vaut mieux me taire. Je pourrais dire, par exemple : j’ai connu le petit Arturo Belano quand il avait dix-sept ans, qu’il était un enfant timide qui écrivait des pièces de théâtre et des poèmes, et qu’il ne supportait pas l’alcool. Mais ça serait faire du verbiage, et on m’a appris (à coups de fouet, on me l’a appris, à coups de trique en fer) que le verbiage est de trop et qu’avec l’argument ça doit suffire.
Ce que je peux dire, en revanche, c’est mon nom.
Je m’appelle Auxilio Lacouture et je suis Uruguayenne, de Montevideo, mais quand la moutarde me monte au nez de me sentir étrangère, je dis que je suis charrúa, ce qui revient au même bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose, et ça gêne les Mexicains et par-delà les Latino-américains.
Mais ce qui compte, c’est qu’un jour, j’ai débarqué au Mexique sans très bien savoir pourquoi, ni pour quoi y faire, ni comment, ni quand.
Je suis arrivée à Mexico Ville, en 1967, ou peut-être bien en 1965 ou en 1962. Je ne me souviens plus, moi, ni des dates ni des pérégrinations, tout ce que je sais c’est que j’ai débarqué au Mexique et que je n’en suis plus jamais repartie. Voyons, que j’asticote ma mémoire. Étirons le temps comme la peau d’une femme inconsciente dans la salle d’opération de chirurgie esthétique. Voyons un peu. Je suis arrivée au Mexique quand León Felipe était encore de ce monde, quel colosse, quelle force de la nature, et León Felipe est mort en 1968. Je suis arrivée au Mexique quand Pedro Garfias était encore parmi nous, mais quel homme, comme il était mélancolique, et don Pedro est mort en 1967 ; j’ai donc dû arriver avant 1967. Mettons que je suis arrivée à Mexico en 1965.
Finissons-en, je crois que je suis arrivée en 1965 (mais une fille comme moi se trompe presque à tout bout de champ), et que j’ai fréquenté tous ces Espagnols universels, jour après jour, heure après heure, avec la passion d’une poétesse et la dévotion infinie d’une infirmière anglaise ou bien d’une sœur cadette qui se met en quatre pour ses frères aînés, des vagabonds tout autant que moi, mais la raison de leur exode a été bien différente de la mienne : moi, personne ne m’a jetée dehors de Montevideo ; simplement un beau jour j’ai décidé de partir et d’aller à Buenos Aires et de Buenos Aires, au bout de quelques mois, peut-être un an, j’ai décidé de continuer mon chemin parce que déjà je savais que le destin m’attendait à Mexico, et je savais que León Felipe vivait au Mexique ; je n’étais pas sûre que don Pedro Garfias y vivait aussi mais je crois qu’au fond je m’en doutais. C’est peut-être la folie qui m’avait poussée à voyager. Ou alors c’était la folie. Moi, je disais que ça avait été la culture. C’est clair que la culture, c’est parfois de la folie, ou bien qu’elle en a sa part. Ça a peut-être été la rancœur qui m’a poussée à voyager. Ou peut-être un amour excessif et débordant. Ou peut-être la folie.

***

Odile nous propose sa traduction :

Ça va être une histoire de terreur. Une histoire policière, un récit de série noire et d'effroi. Mais ça n'en aura pas l'air. Ça n'en aura pas l'air parce que c'est moi qui la raconte. Je suis celle qui parle et c'est pour ça qu'elle n'en aura pas l'air. Mais au fond, c'est l'histoire d'un crime atroce.
Je suis l'amie de tous les mexicains. Je pourrais dire : je suis la mère de la poésie mexicaine, mais il vaut mieux que je ne le dise pas. Je connais tous les poètes et tous les poètes me connaissent. Je pourrais donc le dire. Je pourrais affirmer, par exemple : j'ai connu Arturito Belano quand il avait dix-sept ans et c'était un enfant timide qui écrivait des oeuvres de théâtre et de poésie et qui ne savait pas boire, mais ce serait d'une certaine manière une redondance et on m'a enseigné (on m'a appris avec un fouet, une baguette en fer) que les redondances sont de trop et que l'argument doit suffire.
Ce que je peux dire, c'est mon nom.
Je m'appelle Auxilio Lacouture et je suis Uruguayenne, de Montevideo, même si, quand les crus me montent à la tête, les crus de l'étrangeté, je dis que je suis charrúa*, ce qui revient au même, bien que ce ne soit pas la même chose, et que cela confonde les Mexicains, donc tous les latino-Américains.
Mais ce qui importe, c'est qu'un jour je suis arrivée à Mexico sans savoir vraiment pourquoi, ni dans quel but, ni comment, ni quand.
Je suis arrivée à Mexico District Fédéral en 1967, ou peut-être en 1965 ou 1962. Je ne me souviens déjà plus ni des dates ni de mes périgrinations, tout ce que je sais, c'est que je suis arrivée au Mexique et que je n'en suis plus jamais repartie. Voyons, que j'essaie de me rappeler. Étirons le temps comme la peau d'une femme inconsciente dans la salle d'opération d'un chirurgien esthétique. Voyons. Je suis arrivée au Mexique alors que León Felipe vivait encore, quel colosse, quelle force de la nature, et León Felipe est mort en 1968. Je suis arrivée à Mexico quand Pedro Garfias, quel grand homme, si mélancolique, vivait encore et don Pedro est mort en 1967, ce qui veut dire que j'ai dû arriver avant 1967. Disons donc que je suis arrivée au Mexique en 1965.
En fin de compte, je crois que je suis arrivée en 1965 (mais je peux me tromper, je me trompe presque toujours) et j'ai fréquenté ces Espagnols universels, jour après jour, heure après heure, avec la passion d'une poétesse et la dévotion absolue d'une infirmière anglaise et d'une petite soeur qui se met en quatre pour ses grands frères, vagabonds comme moi, quoique la nature de leur exode ait été bien différente de la mienne car moi, personne ne m'avait chassée de Montevideo, j'ai simplement décidé un jour de partir et je suis allée à Buenos Aires, et de Buenos Aires, après quelques mois, un an peut-être, j'ai décidé de continuer de voyager parce que je connaissais déjà ma destination, le Mexique, et je savais que León Felipe habitait à Mexico et je n'étais pas certaine que don Pedro Garfias y vivait aussi, mais je pense que dans le fond je le devinais. C'est peut-être la folie qui m'a poussée à voyager. Peut-être la folie. Moi, je disais que ça avait été la culture. Bien sûr, la culture est parfois folie ou inclut la folie. Peut-être que c'est le manque d'amour qui m'a incitée à voyager. Peut-être que c'est un amour excessif et débordant. Peut-être que c'est la folie.

*Charrúa : Les Charrúas étaient un peuple qui habitait la côte septentrionale du Río de la Plata, jusqu'à l'actuel Uruguay. Les Uruguayens sont parfois appelés « charrúas » de nos jours.